Pièces d'après M. de Lully - D'Anglebert

Pièces d'après M. de Lully - D'Anglebert ©Pierre Mignard (1612-1695), portrait de Louise-Marie de Bourbon, dite Mademoiselle de Tours (détail)
Afficher les détails
Un projet artistique original autour de deux compositeurs français

Certains enregistrements, par leurs qualités intrinsèques, leur projet artistique ou le répertoire qu’il contribuent à mettre en lumière, semblent ne jamais vieillir ; au contraire, ils paraissent même jouir d’une fraîcheur toujours renouvelée. Assurément, ce CD consacré aux Pièces et Air d’après M. de Lully de Jean Henry d’Anglebert est de ceux-là.

Sorti en 2005 puis réédité en janvier 2016, il est aujourd’hui en rupture de stock ; seules les plateformes de streaming permettent encore d’y avoir accès. L’auteur de ces lignes a cependant pu en prendre connaissance grâce à un coffret de seize disques regroupant l’ensemble de la discographie de l’ensemble Café Zimmermann. S’il y manquait, hélas, le livret original et, en particulier, le texte précis et informé écrit par la musicologue Marie Demeilliez, spécialiste du répertoire baroque français, celle-ci a consenti aimablement à le lui communiquer ; qu’elle en soit ici chaleureusement remerciée.

Le projet musical de Céline Frisch et de Café Zimmermann est fascinant à plus d’un titre.

D’abord, il s’attache à une figure importante quoique quelque peu méconnue du grand public parmi les claviéristes français du Grand Siècle : celle de Jean Henry d’Anglebert. Claveciniste, organiste et pédagogue de renom, celui-ci mène une brillante carrière de musicien de cour pendant laquelle il entre au service de membres éminents de la famille royale (Gaston d’Orléans – le fameux « Monsieur », frère de Louis XIV – ; la Dauphine, Marie-Anne de Bavière ; Marie-Anne de Bourbon, fille de Louis XIV et de Mme de Montespan) aussi bien qu’à celui du Roi Soleil lui-même.

En 1689, au crépuscule de sa vie et à l’apogée de sa carrière, d’Anglebert publie un recueil de Pièces de clavecin, qu’il dédie à la princesse de Conti, l’une de ses anciennes élèves. Comme l’écrit Marie Demeilliez, ce volume se présente comme « la somme d’une vie » musicale, et cet aspect testamentaire explique assurément son joyeux hétéroclisme. Il se compose en effet de différents corpus : quatre suites pour clavecin ; des transcriptions de « diverses chaconnes, Ouverture, et autres airs de Monsieur de Lully » ; « quelques Fugues pour l’orgue » ; et enfin « les principes de l’accompagnement » – comprendre : un traité succinct de basse continue. De tout cela, Céline Frisch conserve des extraits des deux premières suites (en sol majeur et mineur), cinq fugues pour orgue composées sur un même sujet, ainsi qu’une vaste sélection de transcriptions. Assurément, cette variété constitue l’un des attraits de cet enregistrement.

Toutefois, la singularité du projet artistique de C. Frisch et Café Zimmermann est à chercher ailleurs. Ce qui fait de ce CD un objet passionnant, c’est bien l’idée prodigieuse de placer les originaux orchestraux de Lully en regard des transcriptions pour clavecin de d’Anglebert. L’auditeur peut donc juger « sur pièces » – pour ainsi dire – du génie de ce dernier, et éprouver la haute élaboration de ses arrangements, entre une fidélité pleine de déférence à l’égard du Florentin et de sa musique, et recomposition en vue d’une adaptation la plus efficace possible à l’idiome propre à l’instrument. Plus encore, à l’heure où l’informatique permet si facilement de passer d’un disque à l’autre en s’épargnant de fastidieuses manipulations, écouter l’un après l’autre l’original et la transcription (et vice-versa !) est une expérience qui renouvelle considérablement l’horizon d’écoute, et qui n’en démontre que mieux le profond et réel intérêt de cet enregistrement.

Dans les deux suites comme dans les transcriptions, Céline Frisch fait preuve d’une musicalité sans faille, servie par un instrument au timbre assez rond, aux basses chaudes et profondes mais aux aigus limpides. Sa virtuosité transparaît dans les mouvements les plus rapides ou les plus techniques, comme la transcription de la Chaconne de Phaëton, et dans la réalisation scrupuleuse mais libre de la profuse ornementation que requiert rigoureusement d’Anglebert (sa table d’ornements placée en tête du recueil est l’une des plus complète et précise en ce qui concerne le répertoire du clavecin de cette époque).

Cette même liberté dans un cadre rigoureux transparaît dans les deux préludes non mesurés. Tout auditeur informé se devrait de consulter une fois la partition d’un de ces étranges objets (a fortiori à présent qu’internet rend accessible à tous un grand nombre de sources) pour constater combien d’adresse, d’inventivité et de finesse requiert leur interprétation. Des grappes de rondes y semblent flotter dans l’espace de la portée, hérissés çà et là de quelques groupes de croches, le tout surmonté d’arcs indiquant les notes tenues : face ces squelettes d’essence quasi-sténographique, il incombe au seul interprète de déterminer une intention musicale, un élan rythmique, autant qu’un cheminement contrapuntique. La profonde poésie qu’elle leur insuffle classe indéniablement Céline Frisch parmi les musiciens qui peuvent se targuer de posséder cette vertu tant vantée par les traités de l’ère baroque : celle d’un bon goût musical sûr et parfaitement maîtrisé.

Plus encore, Céline Frisch use avec beaucoup de finesse des différents registres dont dispose son instrument. L’opposition du petit et du plein jeu est ainsi d’essence orchestrale dans les transcriptions. Les Sourdines ou les Songes agréables d’Atys, les passages du « petit chœur » des passacailles opératiques, joués sur le petit jeu, se rapprochent ainsi de la douceur des flûtes ; la Ritournelle des fées se pare ainsi d’une transparence cristalline du plus bel effet. En d’autres cas, cette même opposition de registre est mise au service d’une pensée formelle subtile et intelligente. Ainsi, dans la première courante de la Suite en sol majeur, Céline Frisch prend-elle le parti de faire entendre le double non comme une pièce indépendante, mais comme une ornementation des reprises de la danse. Si ce choix peut être discuté, il n’en demeure pas moins pleinement assumé jusque dans « l’orchestration » du clavecin : au matériau du double est systématiquement dévolue la sonorité du petit jeu.

Il faut enfin noter la présence surprenante mais très intéressante de deux gaillardes de tempo lent au sein des deux suites ; leur caractère moins directement « chorégraphique » semble en faire des plages d’aspect déclamatoire et dramatique, dont l’atmosphère plaintive et tragique (surtout en mineur) est renforcée par un tempérament « douloureusement » inégal, aux intervalles très expressifs. Ici encore, Céline Frisch parvient à faire de son clavecin le personnage d’une tragédie lyrique, et sous le pincement des cordes semble se faire entendre la voix d’une Cybèle ou d’une Armide.

Illustrant les activités de d’Anglebert à l’église des Jacobins à Paris, les cinq fugues pour orgue témoignent d’un raffinement comparable. Au-delà de leur interprétation irréprochable à tous points de vue, une attention manifeste portée à la registration peut y être clairement décelée. Chacune des pièces est ainsi parée d’une couleur propre, qui donne à entendre toute l’étendue de la palette sonore des jeux de l’orgue classique français.

Les extraits des ballets et tragédies de Lully exécutés dans leur version orchestrale sont tout aussi réussis.

Les musiciens de Café Zimmermann peuvent s’enorgueillir d’une belle sonorité d’ensemble aux tutti homogènes quoique d’une grande lisibilité contrapuntique. Si la prise de son, assez claire, n’y est pas étrangère, quel plaisir de discerner si distinctement les voix intérieures de la Ritournelle des fées de Rolland !

La vigueur des passages en tutti, notamment dans les volets initiaux des ouvertures, fait montre d’un bel élan. Toutefois, les attaques des cordes y sont peut-être un peu sonores ; leur « grain » rugueux, presque âpre, étonne, particulièrement dans l’ouverture de Cadmus.

Pour autant, il faut souligner la capacité impressionnante de l’ensemble à créer des atmosphère d’une poésie et d’une finesse incroyables : les deux airs d’Armide semblent ainsi suspendus au souffle ténu des flûtes et des cordes en sourdine…

Enfin, une même inventivité au regard de l’instrumentation se retrouve dans ces extraits orchestraux. Café Zimmermann apporte à l’épineuse question des indications d’orchestration lacunaires voire absentes des sources une réponse très personnelle et pleine d’audace. Le Petit air pour les mesme de Phaëton en est très révélateur. Pièce fort courte dans le contexte de la tragédie lyrique, elle est ici répétée plusieurs fois, avec une distribution instrumentale toujours variée : violon puis flûte solo accompagnés de pizzicatos qui laissent entendre le continuo des cordes pincées, dans une réduction de la polyphonie à trois voix, avant que ne se fasse entendre le timbre bien connu du « grand » orchestre lullyste à cinq parties. Le son d’orchestre, comme celui, plus chambriste, qui laisse place à l’expression des sensibilités individuelles se trouvent ainsi présentés tour à tour. Force est de constater que les musiciens, mené par le violoniste Pablo Valletti – lui-même éblouissant soliste qui substitue avec bonheur ses quatre cordes à la ligne vocale originale de la sarabande Dieux des Enfers –, tirent magistralement leur épingle du jeu dans un cas comme dans l’autre.

Arrivé à l’ultime plage de ce disque, subsiste un seul regret : celui de n’avoir pu entendre plus de cette admirable musique, de n’avoir point trouvé gravé tous les originaux des transcriptions, de n’avoir pu entendre l’intégralité de chacune des deux suites, de n’avoir rien entendu des petits airs de vaudeville inséré par d’Anglebert, de devoir se contenter d’une lecture intérieure de la transcription de l’ouverture de Proserpine… Toute sélection, par essence subjective et soumise à bien des contingences, se révèle frustrante – à fortiori, face à une équipe d’interprètes si talentueux. Quinze ans après la sortie de cet enregistrement, sa réussite n’en apparaît que plus éclatante encore.



Publié le 13 oct. 2020 par Nathan Magrecki