Die Kunst der Fuge - Bach

Die Kunst der Fuge - Bach © Nathanaël Mergui
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L’Art de la Fugue par Christophe Rousset : un regard sceptique ?

Un programme autour du Concerto Italien capté en octobre 1990 sur le Henri Hemsch de 1751, suivi par les Variations Goldberg, les six Partitas, tout cela chez L’Oiseau Lyre : la discographie Bach de Christophe Rousset s’initia voilà plus de trente ans et s’est enrichie au gré des parutions chez Ambroisie (Suites anglaises, Suites françaises…) et Aparté (Bach Fantasy, Wohltempiertes Klavier). Parmi les recueils et grands ensembles attendus au clavecin, manqueraient encore les Inventions BWV 772-801, les Toccatas BWV 910-916, les Concertos BWV 972-987. Mais Christophe Rousset a plutôt jeté son dévolu sur le monument polyphonique de L’Art de la Fugue, dont la notice de Gaétan Naulleau rappelle les enjeux. Par exemple la tentation, développée à la fin du XIXe siècle, de la considérer comme une musique abstraite, spéculative, voire didactique « libre de toute contingence instrumentale » : une conception qu’a remise en cause l’analyse musicologique, rétablissant et argumentant une vocation pour clavier qui était longtemps acceptée jusqu’à la réactivation de l’héritage du Cantor à l’ère romantique.

Pour autant, même en excluant l’exécution pour ensembles (quatuors, orchestre…), quel type d’instrument s’y prête le mieux ? Clavicorde, orgue, clavecin (Daniel Chorzempa opta pour les trois selon les pièces !) voire pianoforte ? Cette notice s’abstient de lancer le débat organologique, alors qu’elle aurait pu mentionner les fondamentales réflexions d’un Gustav Leonhardt en faveur du clavecin [The Art of fugue, Bach's last harpsichord work, Van De Velde, Luynes, 1952-1985] pour lequel il laissa deux enregistrements. Lesquels précédèrent les notoires témoignages de Davitt Moroney (Harmonia Mundi, 1985), Kenneth Gilbert (Archiv, 1989), Ton Koopman (Erato, 1994), Pieter Dirksen (Et'Cetera, 2007), Bob Van Asperen (Aeolus, 2018) et récemment Kenneth Weiss chez Paraty ( voir notre article) qui offrait à ce cycle une lecture aussi humaniste que délicate, aux antipodes de toute sécheresse combinatoire. La présente réalisation a opté pour un modèle allemand anonyme, daté du milieu du XVIIIe siècle. Dommage que le livret n’en dise un traître mot, et ne nous en propose aucune photographie.

Autre débat quant au choix de la partition. Deux principales compilations coexistent : l’Autographe de Berlin (1742, P200) et la version amplifiée, éditée à titre posthume en 1751, supervisée par Carl Philipp Emanuel et incluant le choral Vor deinen Thron tret' ich hiermit (Seigneur, je comparais devant ton trône), comme pour corroborer une vocation testamentaire, marquée du sceau de l’ultime. La notice cite les conclusions de Christoph Wolff, même si des thèses alternatives continuent d’émerger et circuler. Notamment quant à l’état d’achèvement de l’œuvre, et le statut du Contrepoint XIX : s’intègre-t-il de plein droit à L’Art de la Fugue ou relève-t-il d’une création indépendante ? Un addendum ? Est-il terminé ou non ? S’il est incomplet, est-ce par fatalité ou par décision du compositeur, qui léguerait une sorte de rébus ouvert à la postérité ? : voir la remarquable synthèse rédigée par Frédéric Muñoz, au § Bach et le nombre. Le cas échéant, l’interprète doit-il l’exécuter tel quel ou chercher à extrapoler la construction de cette fragmentaire Fuga a tre soggetti ? À l’instar de Gustav Leonhardt, Christophe Rousset a choisi de ne pas aborder cette page conjecturale. Ni plus que le choral BWV 668, bien sûr, dédié aux tuyaux.

Question connexe : dans quel ordre distribuer cet écheveau ? Suivre l’ordonnancement de 1742 ? le déroulement de 1751 ? Jouer toutes les pièces de 1751 mais en interposant les Canons dans une architecture qui s’organiserait par complexification rythmique ? Parenthèse : signalons une récente parution chez le label Rondeau Production (ROP617475). Dans ce double-album gigogne, où se succèdent les orgues de la Basilique d’Ottobeuren et de la Thomaskirche de Leipzig, Ullrich Böhme fait entendre la mouture primitive de 1742, et ajoute dans un second CD les ajouts et remaniements de l’édition de 1751. Cette solution modulaire permet à l’auditeur, grâce à une table de correspondance, de reconstituer toutes les facettes desquelles se dégage l’intégralité de l’œuvre définitive, si tant est qu’on puisse la figer. Sur le CD d’Aparté, les Contrapuncti sont abordés dans l’ordre conventionnel de l’édition posthume, groupés en cinq séquences : fugues simples (deux en mouvement droit, deux en mouvement contraire), trois fugues-strettes, doubles & triples fugues, quatre fugues en miroir (le rectus précédant l’inversus pour chaque binôme). Pour les quatre Canons joués ensuite, le Per augmentationem in contrario motu BWV 1080/14 est rejeté en toute fin de trajectoire, après ceux à intervalle d’octave, de dixième, de douzième (BWV 1080/15-17).

Signifiance des images : pour la première partie du Clavier bien tempéré enregistrée en 2015, le cliché de couverture montrait une pose assurée, au regard frontal fixant l’objectif. Cette fierté pouvait refléter l’approche sévère et un peu guindée de Christophe Rousset envers ces cahiers. Alors que sur la présente pochette, la posture soucieuse, un peu prostrée, les yeux réfugiés dans l’introspection, ne pourrait mieux traduire l’interprétation qui semble puiser profondément dans les ressources intérieures. Le discours musical semble s’échapper, s’avouer plutôt que se montrer, semble émaner de la substance poétique plutôt que placarder le contrepoint. Mieux qu’on ne saurait l’imaginer, les étapes s’enchaînent comme une série de variations exhalées d’un même idiome, celui du séminal Contrapunctus I. Une patiente exploration qui lâche la proie pour l’ombre, quasiment sans rupture de ton ni de densité : plutôt que la caractérisation d’univers successifs, cette optique part en quête de l’unité expressive derrière la multiplicité des recettes polyphoniques. On y retrouve l’humble démarche de Pieter Dirksen et les arpents contemplatifs de Kenneth Weiss. Le divers paraît ne s’exprimer qu’à regret, comme pour ne pas violer une sorte de virginité originelle. Même si la projection en rythme pointé du Stylo Francese vient un temps agaillardir et raffermir le parcours, presque rien ne distrait de ce rail sûr. Testant les dialectiques du mouvant et de la progression réfrénée qui aux méandres de ses stases, pourrait s’exclamer, comme dans Le Cimetière marin de Paul Valéry, « Achille immobile à grands pas ! ».

Ni centripète ni centrifuge : une exemplaire linéarité, tant de trait que d’émotion. Une cohérente entropie qui se préserve tant de la fièvre que du décousu, qui ne laisse guère percevoir d’intensification ou de dissipation : le Contrapunctus VIII fournit l’exemple d’une texture qui se concentre sans se compacter. Les deux couples à deux claviers (avec l’aide de Korneel Bernolet) s’étoffent sans s’alourdir ni perdre en lumière. Le Contrapunctus IX se dévoile ingambe mais sans céder à la dispersion. Et au sommet de cette prodigieuse économie de thermodynamique, on placera le Contrapunctus XI qui résiste au trouble, qui défie, en les déliant, les prodigieuses concentrations d’énergie que Bach y a inculquées. En contrepartie, le Canon alla Decima s’investit d’une expansion qui en dilate la nudité. Au long de cette heure vingt de haute volée, Christophe Rousset interroge l’enthalpie de ce cycle, et surtout l’homogénéise par de captivants mécanismes compensateurs. Sur ce clavecin, souple, fluide et limpide sur toute l’étendue du registre, s’opère une fascinante mise au net du texte. Et surtout, une mise à plat de l’âme. Pourtant, quel gouffre sous cette aire !

Car c’est peut-être, in fine, le Canon per augmentationem in contrario motu, ordinairement abonné aux démonstrations de tension, dans son procès de sens, qui livre le secret de cette interprétation sondant les déterminismes, et souvent les contrecarrant. Manière d’antithèse voire d’antidote aux nécessités apodictiques d’un Gustav Leonhardt (DHM). Une émergence, peut-être à la façon dont la transcrivait Henri Bergson : « il s'opérait donc, dans les profondeurs de ce moi, et au-dessous de ces arguments très raisonnablement juxtaposés, un bouillonnement et par là même une tension croissante de sentiments et d'idées, non point inconscients sans doute, mais auxquels nous ne voulions pas prendre garde » (Essai sur les données immédiates de la conscience, chapitre 3). Ne se fait-il jour, distillé par Christophe Rousset, un scepticisme qui, comme l’écrivait Frédéric Nietzsche (Par-delà le bien et le mal), trahirait « ce doux pavot qui berce nos inquiétudes » ? Orthogonalité, tramage de perspectives contrariées : dans le temple académique déployé par ce Kunst der Fuge, la vision sereine de notre officiant n’empêche pas d’instiller son propre lot d’énigme dans un décor qui ne se verrouille pas. La pochette pourrait légitimement s’illustrer par Le Muse inquietanti peintes par Giorgio de Chirico (1888-1978), –cet artiste métaphysicien imprégné de la philosophie de Schopenhauer.



Publié le 15 févr. 2024 par Christophe Steyne