L'art du théorbiste - Linné

L'art du théorbiste - Linné ©
Afficher les détails
Le siècle d’or du théorbe

Les quelques enregistrements consacrés à la musique écrite pour le théorbe solo sont à de rares exceptions près dédiés à la musique de Robert de Visée. Il est vrai que le théorbe n’est pas à proprement parler un instrument de soliste, mais plutôt un instrument d’accompagnement qui fait merveille aux côtés d’une viole de gambe ou pour accompagner le chant. Le luthiste et théorbiste suédois Simon Linné à travers L’Art du théorbiste (extraits à écouter ici), propose un enregistrement consacré à des œuvres spécifiquement écrites pour cet instrument en tant que soliste. Élève de Nigel North et de Stephen Stubbs, ce musicien de renom partage son temps entre l’enseignement du luth et de la basse continue à l'Université des Arts de Brême depuis 2006, et de nombreuses collaborations avec des ensembles baroques européens.

Un instrument dédié à la basse continue

Avant toute chose, il convient de présenter l’instrument bien connu des amateurs de musique baroque, que l’on retrouve dans tout les orchestres et dont la longueur imposante du manche ne passe jamais inaperçue. Le théorbe est en fait un luth accordé une octave en dessous du luth baroque. Il se différencie de l’instrument habituel par un manche en deux parties. Une première partie est appelée « petit jeu ». Elle est composée de cordes doubles ou simples pour les deux plus aiguës, sur lequel le musicien joue comme sur n’importe quel luth et dont la longueur vibrante se situe aux alentours de 70 cm comme pour le luth baroque. La partie de ce manche est « frettée », elle est destinée à être utilisée comme n’importe quel instrument à corde pincées en appuyant sur la touche avec les doigts de la main gauche pour changer les notes. Ce manche dispose d’une prolongation appelée « grand jeu », comprenant généralement huit cordes simples accordées selon un mode diatonique, modifiable en fonction des tonalités employées. L’instrument peut atteindre une longueur de deux mètres, et c’est la longueur des cordes dans le registre des graves qui donne à l’instrument ce son très particulier, d’une grande profondeur et développant une grande richesse harmonique. Les cordes du « grand jeu » ne passent pas au dessus de la touche et sont donc toujours jouées « à vide ». L’instrument est souvent doté d’une triple rosace. Le chitarrone et l’archiluth sont en quelque sorte des « déclinaisons » du théorbe, qui s’en différencient principalement par l’accord adopté pour l’instrument. Au XVIIe siècle, le théorbe fut principalement utilisé pour la basse continue.


Théorbe de Matteo Sellas. Musée de la Musique - Paris

Les pièces présentées dans cet enregistrement ont toutes été écrites au XVIIe siècle ou au tout début du XVIIIe siècle. Elles présentent un bel aperçu de la musique écrite pour le théorbe mais son principal intérêt réside dans son programme en grande partie inédit. Il a en effet le mérite de consacrer la moitié des pièces présentées à deux compositeurs totalement tombés dans l’oubli : Angelo Michele Bartolotti et Estienne Le Moyne. Simon Linné explique très simplement sa démarche dans le livret : « En tant que luthiste, je m'intéresse particulièrement au répertoire inconnu de mon instrument. » Une volonté plus que louable de la part d’un musicien qui aime défricher les pans inexplorés de la musique baroque qui réservent encore bien des surprises !

Deux compositeurs tirés de l’oubli

Que sait on de ces deux compositeurs ? Assez peu de choses, mais quelques éléments intéressants toutefois. Angelo Michele Bartolotti (1615 1682), guitariste et théorbiste né à Bologne, fut un temps au service de Christine de Suède jusqu’au voyage de la reine à Paris de l’automne 1656 à mai 1658. Ce fut probablement l’occasion pour le musicien de s’établir à Paris et d’y faire reconnaître ses talents de musiciens. Angelo Michele Bartolotti est également cité en 1670 dans la correspondance de Constantin Huygens (père du physicien) à propos des concerts donnés chez une chanteuse du nom d’Anna Bergerotti vers 1660, concerts fréquentés par le tout Paris de l’époque : « J’ay apperceu d’abord que ces pièces pour la tiorbe sentoyent le stile du Sieur Angelo Michel, et suis marri d’avoir négligé de luy en demander durant le temps que j’ay eu le bien de le converser chez la Signora Anna. ». En 1664, il est mentionné comme faisant partie des musiciens italiens du cabinet de Louis XIV « aux gages de 450 livre tournoi par quartier » (ou trimestre), ou il était probablement chargé d’assurer la basse continue au théorbe. Enfin, l’éditeur Robert Ballard (le troisième du nom) publie en 1669 une Table pour apprendre facilement à toucher le théorbe sur la basse continue composée par Angelo Michele Bartolomi Bolognese ... Simon Linné propose dans cet enregistrement l’intégralité des pièces retrouvées de Bartolotti, hormis une Sarabande dont la tonalité ne lui a pas permis de l’intégrer à une Suite, ce qui laisse à penser que d’autres pièces se trouvent probablement dans d’autres manuscrits restant à découvrir. Des pièces d’Angelo Michele Bartolotti, on retiendra en particulier le magnifique Preludio, un prélude non mesuré à l’écriture arpégée faisant ressortir à merveille toute la tessiture de l’instrument, des aigus à l’extrême grave. Cette première suite composée dans un style très homogène, s’achève par une Ciaccona en mode majeur toute en douceur et mélancolie. Dans la seconde suite, la dernière pièce intitulée Fuga n’est pas une fugue a proprement parler mais plutôt un fugato dont le style est plutôt inhabituel dans la musique française de cette époque.

D’Éstienne Le Moyne (1640-1715), on ne sait pratiquement rien, hormis qu’il a composé quelques pièces pour le théorbe et qu’il était théorbiste et violiste au sein de la Musique de la Chambre du Roi de 1680 à 1723, donc principalement sous le règne de Louis XIV (1643-1715). Avec les pièces d’Estienne Le Moyne, on reste dans un style assez voisin avec une seule Suite proposée dans le programme, construite de façon très classique avec en particulier une fort belle Marche au ton très martial qui lui tient lieu de conclusion.

Enfin, il était difficilement concevable d’imaginer un programme consacré au théorbe sans évoquer musicalement l’incontournable Robert de Visée (1655-1732), guitariste, maître de guitare du Roi Louis XIV, luthiste, théorbiste et très probablement violiste. Un changement d’atmosphère s’opère avec les pièces choisies par Simon Linné, lesquelles présentent un caractère plus dansant, écrites dans un style moins introverti. Une magnifique Contredanse avec son double, exécutée de façon magistrale, est immédiatement suivie des Echos d’Atys, une transcription d’un air bien connu extrait de l’opéra du même nom de Jean-Baptiste Lully. Une Canaries clôt cette première suite. Danse d'origine espagnole très en vogue dès le XVIe siècle, elle se caractérise par une première note de chaque mesure accentuée. (rythme pointé « à la française »).

La mode des transcriptions

La mode de l’époque étant aux transcriptions d’airs célèbres du moment, Simon Linné a choisi d’inclure dans le programme une transcription de l’Ouverture de la Grotte de Versailles, un petit poème pastoral qui marqua la première collaboration revendiquée officiellement entre Jean-Baptiste Lully (1632-1687) et son librettiste Philippe Quinault (1635-1688). Cette ouverture eut un tel succès à l’époque qu’il en existe également de nombreuses transcriptions au clavecin. Dans la même suite on retrouve un « air » qui n’est autre qu’une transcription de la Marche pour les Matelots (dite la Matelote) tirée de l’acte III de l’opéra de Marin Marais Alcyone.

Le programme s’achève en beauté, de manière assez étonnante il est vrai, par la Villanelle. Cette pièce en mode mineur, composée à l’origine pour la guitare baroque, est mentionnée dans le livret comme étant d’auteur anonyme mais elle souvent attribuée à Robert de Visée. Jouée curieusement assez lentement, l’interprétation de Simon Linné lui donne de vraies allures de chaconne, en particulier dans l’accentuation si caractéristique. Jouée ainsi, cette pièce devient presque presque incantatoire et prend une toute autre dimension. Il s’agit de toute évidence de la plus belle pièce du programme auquel elle tient lieu de magnifique conclusion.

Cet enregistrement consacré au théorbe permet d’entrevoir le rôle central de cet instrument en son âge d’or. Hormis la découverte de nombreuses pièces totalement inédites, on ne peut que souligner le jeu d’une grande musicalité de Simon Linné. Il développe un art subtil de la nuance, avec des ornementations absolument parfaites et fait sonner l’instrument à merveille. Seul bémol, le livret manque cruellement d’explications et de commentaires, il aurait gagné à être un peu plus complet, mais cela reste un détail.

Une bien belle découverte à travers un programme très homogène servi par une belle¨prise de son, très naturelle, avec juste ce qu’il faut de réverbération afin de mette en valeur les graves profonds de l’instrument. A la fois hommage et témoignage d’une époque et d’un instrument à l’apogée de son succès, cet enregistrement en forme de rétrospective permet, ainsi que l’écrit Simon Linné d’ « offrir à ces collègues du passé, le respect qu’ils méritent encore aujourd’hui ».



Publié le 10 juin 2021 par Eric Lambert