L’Art orphique de Charpentier et de Purcell

L’Art orphique de Charpentier et de Purcell ©
Afficher les détails
Parcours initiatique pour soupirant meurtri

A la première écoute, on est saisi ; à la seconde, on est conquis. Tout, dans ce disque, respire une originalité de bon aloi. Fruit d’une complicité rapprochant des artistes exceptionnels, il se présente sous la forme d’un patchwork subtil mariant la musique à la poésie. Les « airs et songs » qui se succèdent ont été cueillis dans le vaste répertoire de la musique anglaise et française du dernier quart du XVIIème siècle. Quant à sa structure, elle renvoie l’image d’un opéra de poche pour voix seule, accompagnée d’un ensemble de chambre à effectif réduit. Conte philosophique en musique, cette création singulière invite à «écouter le récit de la douleur secrète/qui me fait courir à la mort:/j’aimais, j’étais aimé…/Hélas, ce temps n’est plus ».

Ce récit est construit sur un patron inscrit au patrimoine culturel de l’humanité : le mythe d’Orphée. Dans son Orfeo (1607), Claudio Monteverdi s’était déjà inspiré d’un chapitre de cette légende. L’histoire commence le jour du mariage d’Orphée et d’Eurydice. A peine les cérémonies achevées, l’épouse meurt d’une piqûre de serpent. Orphée décide de descendre aux Enfers pour obtenir sa libération. Grâce à sa musique et à son chant, il endort les gardiens des Enfers et charme Hadès. Celui-ci accepte finalement de laisser Eurydice repartir avec son jeune époux mais y met une condition : celui-ci ne devra pas se retourner ni lui parler avant qu’ils n’aient, tous les deux, regagné le monde des vivants. Or, n’entendant pas Eurydice, Orphée veut s’assurer qu’elle le suit. La condition fixée par Hadès est violée. Orphée perd définitivement sa bien-aimée et sombre dans le désespoir. Selon la mythologie, il finira par être mis en pièces par les Ménades, furieuses de n’avoir pu séduire l’époux inconsolable. Chez Monteverdi, la fin est moins tragique : Orphée rejoint, au ciel, son père Apollon.

La séquence servant de modèle aux scénaristes de L’Art orphique suit une trame assez proche. Le livret éclaire les circonstances de la naissance du projet et fournit, sous la plume de Dorian Astor, une analyse musicologique précise. En revanche, il reste muet sur la logique de construction de la trame du récit. Pour présenter le drame lyrique en miniature proposé par Chantal Santon-Jeffery, nous avons donc choisi de le découper arbitrairement en quatre actes.
Le premier chante l’amour triomphant autour duquel pleas’d Cupids clap their wings (des Cupidons ravis battent des ailes). Il est célébré par deux airs mis en musique par Henry Purcell et deux autres par Marc-Antoine Charpentier. Invitant la jeunesse à profiter du printemps/De vos beaux ans, ils suggèrent qu’auprès du feu l’on fait l’amour/Aussi bien que sur la fougère. Invitation tout à fait convenable car, à cette époque, « faire l’amour » consiste à « faire sa cour ». L’interprétation de cet air par Chantal Santon-Jeffery surpasse, à nos yeux, celle des Arts Florissants (Divertissements, Airs et Concerts – Erato) : la première s’inscrit pleinement dans une veine galante alors que la seconde se rapproche davantage des airs à boire. Une chaconne en sol mineur de Henry Purcell fait office d’interlude joyeux lors du passage de relais de Purcell à Charpentier. Le clavecin et la viole de gambe s’y divertissent sous les doigts experts de Violaine Cochard et l’archet agile conduit par François Joubert-Caillet.
Une allemande en ré mineur de Louis Couperin assure une transition, encore apaisée, avec le second acte au cours duquel va se jouer le drame. Dans les tristes déserts, sombres retraites s’amorce la descente aux enfers de l’amoureux trahi. La musique française est sollicitée pour en décrire les tourments. Sur une tonalité mineure, Charpentier fait pleurer les cordes tandis que Chantal Santon-Jeffrey gémit et crie la douleur du malheureux qui ne peut se résoudre à haïr ce qu’il a bien aimé !. Dans une sarabande en passacaille de Jean de Sainte-Colombe, la viole de gambe peint d’une couleur sombre l’émotion qui l’étreint.
Le troisième acte confie à la musique anglaise le soin d’exposer les questions qui rongent le désespéré. Faut-il se cacher et se noyer dans les larmes ou vaut-il mieux se battre? Purcell traduit la première option par une longue plainte : O let me weep, for ever weep (Oh laissez-moi pleurer, pleurer à jamais). Chantal Santon-Jeffery est ici, selon nous, davantage expressive et moins maniérée que Philippe Jaroussky, du moins dans la version disponible sur Youtube. Un  ground (ou basse obstinée) en ré mineur, dans lequel le clavecin ne cesse de sangloter, ajoute la tristesse à l’émotion. John Blow défend le second terme de l’alternative. Dans un crescendo belliqueux, il annonce que bientôt the god of war fights the god of love (le dieu de la guerre affronte le dieu de l’amour). Et peu importe que la bataille qui se prépare consume the whole world/ since Belinda’s burning (enflamme le monde entier, puisque Bélinda est déjà consumée).
Dès l’ouverture du quatrième acte, la scène s’éclaire sous l’effet d’une chaconne en fa majeur de Jacques Champion de Chambonnières. Le clavecin diffuse une sérénité teintée de mélancolie, signe que nous empruntons maintenant le chemin conduisant à une vie nouvelle. Le malheureux tourne le dos au passé : Non, non, je ne l’aime plus, affirme avec une conviction encore fragile l’excellente Chantal Santon-Jeffery dans l’interprétation de cette composition de Charpentier. Il est intéressant de comparer cette version à celle des Arts Florissants. Dans cette dernière, le ténor se laisse aller à la tristesse qui mène au désespoir alors que la soprano exprime ici plutôt de la colère qui fournit l’énergie de la renaissance. Certes, l’amant tente encore de chercher ce que l’on fuit/fuir ce que l’on désire/Penser à tous moments/aux biens qu’on a perdus. Mais le voyage aux enfers a fait son œuvre éducative. Le parcours initiatique tourne peu à peu le dos à la mélancolie de monsieur Demachy dont Violaine Cochard et François Joubert-Caillet traduisent la gravité. L’amoureux éperdu prend désormais de l’assurance. C’est donc sans frayeur qu’il entre dans les bois pour y rêver dans une solitude toute bucolique. Charpentier et Purcell mettent un terme au récit en exaltant, chacun dans son style, le plaisir de la solitude dont jouit maintenant l’amant en voie de guérison: O solitude, O how I solitude adore ! (Ah solitude! Combien j’adore la solitude!). Une fin heureuse à la mode Monteverdi, en quelque sorte.

Cette intrigue est servie par des artistes dont la réputation est déjà solidement établie. Ce CD n’est donc guère qu’une confirmation éclatante de leurs talents respectifs. Chantal Santon-Jeffery y est tout simplement admirable. Sa voix, toujours renouvelée, s’ajuste à la densité émotionnelle contenue dans chacun des airs. Sa diction dans les deux langues permet à l’auditeur bilingue de se dispenser du livret, le rendant ainsi plus disponible pour se laisser envelopper par la beauté musicale. Son timbre est éclatant, son phrasé limpide et sa tessiture d’une ampleur peu courante. L’interprétation du second air de Purcell Hark ! the echoing Air a triumph sings (/Ecoutez! L’air au loin chante un triomphe) constitue une illustration parmi tant d’autres de son art de la modulation. Elle y attaque les aigus avec force, contrôle parfaitement les « roulades » et produit un son d’une grande pureté. Totalement engagée dans son rôle, elle se montre tout aussi convaincante lorsqu’elle exprime l’apaisement, l’abattement ou la soif de vengeance. Violaine Cochard fait chanter son clavecin avec grâce. Elle excelle dans l’interprétation de l’allemande de Louis Couperin ou la chaconne de Chambonnières. Trilles et « agréments » (ornementation) y sont rendus avec finesse et virtuosité. Son toucher est sensible et la sonorité élégante. Lorsqu’elle fait dialoguer son instrument avec la viole de gambe, le résultat est remarquable de précision et d’harmonie, comme dans la chaconne de Purcell. Son talent, conjugué à celui de François Joubert-Caillet, offre un appui sûr à la voix de Chantal Santon-Jeffery. Lorsqu’il interprète, à la viole de gambe, la sarabande de Sainte-Colombe ou lorsqu’il conduit la gavotte de Monsieur Demachy, François Joubert-Caillet insuffle à l’auditeur un peu du trouble et une part de la mélancolie qui tenaille l’ancien amant. La réunion de ces talents, rejoints par l’archiluth de Thomas Dunford, nous livre notamment un air en forme de tarentelle joliment rythmé (Ah ! Laissez-moi rêver/dans cette solitude). Tout le contraire de la plainte de Purcell (O let me weep), dans lequel l’expression musicale s’assombrit : la viole gémit, l’archiluth rappelle la gravité du moment et le violon de Stéphanie-Marie Degand pleure avec des aigus déchirants.

Que trouverons-nous au bout de ce parcours initiatique accompli en compagnie d’artistes talentueux réunis pour la circonstance ? A chacun sa révélation. Certains y liront une nouvelle « physiologie de l’amour » ; d’autres remonteront d’une plongée dans l’âme humaine chahutée par des émotions fortes ; d’autres encore goûteront un hymne à la solitude, celle du sage ou celle du misanthrope. Pour nous, c’est à une expérience musicale singulière que nous a convié ce CD. Grâce à l’immense talent des interprètes, chaque air a libéré la mesure d’émotion qu’elle contenait, faisant revivre une minuscule parcelle de la vie artistique au siècle de Louis XIV. Nous y avons croisé des compositeurs célèbres, mais dans des œuvres parfois négligées. Nous y avons découvert d’autres musiciens, méconnus pour la plupart. Si Jean de Sainte-Colombe ne n’est pas totalement étranger au public, notamment grâce au cinéma, d’autres semblent n’être familiers qu’aux seuls cercles d’initiés. En effet, qui se souvient de Jacques Champion de Chambonnières ? Il est pourtant considéré comme le fondateur de l’école française de clavecin et le découvreur des talents des jeunes Couperin, qu’il fait venir à Paris et qu’il eut pour élèves. Quant à la mémoire du Sieur de Machy (Monsieur Demachy), elle semble effacée au point de ne connaître ni sa date de naissance, ni celle de son décès. Il est pourtant l’un des fondateurs de l’école française de viole et le compositeur d’un recueil de pièces de viole constitué d’une suite de danses. Mais, connus ou inconnus, ils nous ont révélé, par leur musique et la poésie qu’elle porte, une part de la majesté de l’art baroque.

Publié le 17 avr. 2016 par Michel BOESCH