Johannes-Passion - Bach

Johannes-Passion - Bach ©Bernard Faucon
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Une passion en retrait

C'est au printemps 1723 que Jean-Sébastien Bach, âgé de tente-huit ans, prend ses fonctions à Leipzig en tant que cantor (directeur musical de la ville). Immédiatement il se met à l'œuvre car non seulement ses charges sont énormes (deux églises doivent être animées musicalement par ses compositions - Saint Thomas et Saint Nicolas, il s'engage également à assurer les offices, il doit s'occuper de l'enseignement des élèves et chorales et dirige divers ensembles !). Mais aussi, et peut être surtout, il doit montrer qu'il est à la hauteur des tâches pour lesquelles il a été recruté... non sans mal ! « Pour des raisons importantes, la situation est délicate et puisque l'on ne peut avoir les meilleurs, il faut donc prendre les médiocres », c'est ainsi que l'un des conseillers des la ville accueille la nomination de Bach !

Une des nombreuses occupations de Bach, est de fournir Magnificat et Passions pour les fêtes religieuses les plus importantes des Luthériens. Il semble que Bach ait écrit quatre passions dont deux seulement (Jean et Matthieu) nous sont intégralement parvenues. La Passion selon saint Jean BWV 245 a été créée le 7 avril 1724 (un an après son arrivée a Leipzig), le vendredi Saint cette année-là, en l'église Saint Thomas. Cette passion a été reprise et arrangée plusieurs fois par Bach lui même, en 1725, 1728 (et dont il reste les partitions), et en 1749 - 1750 (partition inachevée). Chaque année la Passion (de Bach ou d'autres compositeurs comme Keiser, Telemann, Graun...) était exécutée en alternance dans chacune des deux églises et durait environ quatre heures ! La Passion selon saint Jean a été donnée, à Leipzig, du vivant de Bach quatre, peut-être cinq fois.

La Passion selon saint Jean repose sur des textes de provenances assez diverses (Brockes, Weise, Postel...), assemblés par Bach lui même, d'après les textes des évangiles selon Jean 18 et 19, ainsi que Matthieu 26 et 27. Les effectifs musicaux de cette passion (orchestre et chœur essentiellement) correspondent à ce que l'on appelle un oratorio passion, c'est-à-dire à une alternance (ici pas moins de quarante numéros) de chœurs, récitatifs et airs. Bref une musique théâtrale, presque un opéra, ou du moins un drame musical. A noter que lors de la signature de son contrat, Bach s'était engagé à composer une musique « de nature qu’elle ne paraisse pas sortir d’un théâtre, mais bien plutôt qu’elle incite les auditeurs à la piété ». Un dernier point, le musicologue et chef d'orchestre Joshua Rifkin en 1982, soutient la thèse que les chœurs des Passions (et également des cantates) données par Bach sont un ensemble de solistes (c'est à dire avec un seul chanteur par voix, donc un chœur à seulement cinq chanteurs) et non des groupes (d'effectifs plus ou moins importants). Cette proposition, jamais confirmée, ni infirmée, est encore, très débattue chez les interprètes.

Ainsi, enregistrer la Passion selon Jean (ou Matthieu), suppose d'avoir répondu à plusieurs questions : quelle version (ou mélange de versions), quel instrumentarium, quel effectif choral et comment trouver un équilibre musical entre le drame et la piété luthérienne ? Le choix des solistes est également primordial, bien sûr, Jésus, Pilate et Pierre, mais également l'évangéliste (qui raconte l'histoire), et qui est très exposé vocalement.

Pour ce qui est des premières « reconstitutions modernes », la première intégrale en concert a eu lieu à Berlin en 1833 (suite à celle de Matthieu donnée par Mendelssohn en 1829). Le premier enregistrement intégral (avec des coupures multiples) a été réalisé sous la direction de Ferdinand Grossmann en 1950 avec l'Orchestre de Vienne. Depuis, on peut trouver sur le site http://www.bach-cantatas.com la référence de plus de 280 enregistrements !

Nous allons évaluer la récente version de Marc Minkowski (Erato, enregistrée en 2014, mais éditée en 2017), en la comparant à celles de René Jacobs (Harmonia Mundi, 2015), John Eliot Gardiner (Soli Deo Gloria, 2003), Ton Koopman (Erato, 1993). Ces versions que nous avons réécoutées résultent d'un choix arbitraire, mais assumé. Elles font partie des interprétations historiquement informées (c'est à dire avec instruments d'époque, diapason, articulations,...), dans une reconstitution « proche » de ce qu'aurait pu entendre Bach à son époque. Cela a été un crève cœur que de ne pas retenir pour écoute celles des Kuijken, Harnoncourt, Herreweghe, McCreesh, Brüggen, Suzuki ou même Rattle, pour ne citer que celles-là !

Pour son enregistrement, Marc Minkowski, utilise une version intermédiaire entre celles de 1724 et 1725 (pour certains chorals). Le chœur est un groupe de huit solistes, qui par moment, à cause de la prise de son, semble très important, mais reste globalement flou et souvent imprécis dans ses attaques. Le chef a également enregistré deux parties annexes (de 1725) étrangement mises à la fin du CD 1 et pas à leur place (ou à la fin du CD 2), ce qui nuit à l'écoute en continu. L'orchestre, assez renforcé que Minkowski a sélectionné, nous a semblé malheureusement assez routinier, ce qui n'est pas la façon choisie, en général, par Minkowski. Bref, nous sommes assez loin des versions de Herreweghe ou Jacobs (avec les mêmes instruments).

Le chœur numéro 1 Herr, unser Herrscher, dessen Ruhm est très emblématique de ce que le chef va nous proposer tout au long de l’œuvre. L'orchestre halète sans discontinuer avec trop peu de nuances et un tempo très rapide où il est difficile de respirer, même lors de l'écoute. L'enregistrement nous impose au premier plan le pupitre des sopranos qui couvre toutes les interventions des autres parties du chœur et le résultat est trop monotone. Pour ne citer qu'une seule comparaison, la version de Jacobs, avec un chœur d'effectif assez équivalent, respire, ralenti, écoute l'orchestre et surtout dit le texte. Bref il manque le principal, un vrai souffle, un émerveillement de tout instant, comme dans les versions de Koopman ou Gardiner.

L'évangéliste (ténor) de Lothar Odinius, excellent chanteur, nous impose sa vision tout au long de cette intégrale. Il est totalement impliqué dans la conception de Minkowski, sans pour autant s'emporter (comme par exemple Peter Schreier dans l'intégrale qu'il dirige), mais décrit ou se montre sous tension au juste moment. Assurément l'un des éléments positifs de cet enregistrement. Seul bémol pour les récitatifs, l’enchaînement avec les airs ou les chorals souvent assez laborieux, entraînant trop souvent des ruptures et discontinuités dans le discours.

Les deux basses, Christian Immler (Jésus) et Yorck Felix Speer (Pierre, Pilate), alternent les bons moments avec des moments peu expressifs. Mein teurer Heiland, lass dich fragen (2ème partie, plage 32) chanté par Christian Immler, est certainement l'un des fleurons de cet enregistrement. Cet air, très expressif, est d'une grande probité musicale. La basse expressive et délicate nous donne une belle leçon de musique.

Relative déception pour le jeune alto David Hansen (1ère partie, plage 7), qui nous offre un vrai air de concert qui semble directement sorti d'un seria. C'est un peu déplacé et hors de propos ! La comparaison avec Benno Schachtner de la version Jacobs est sévère...

L'air phare de cette partition, Es ist vollbracht ! (2ème partie, plage 30), pour alto, est interprété par Delphine Galou (qui ne participe à cet enregistrement que pour ce numéro). Accompagné par un orchestre étrangement legato, la chanteuse, avec une interprétation résignée, semble toutefois un peu maniéré dans son expression. Est-ce le fait d'utiliser une voix féminine dans cette partie alors que depuis Harnoncourt on est habitué (?) à entendre un contre-ténor dans cet air. Peu à dire sur la soprano bien chantante Lenneke Ruiten, mais un peu falote et assez peu impliquée (2ème partie, plage 35 Zerfliesse, mein Herze), tant il existe de chanteuses élégiaques à la voix d'ange, qui l'on déjà gravé (comme Sunhae Im chez Jacobs ou Barbara Schlick chez Koopman).

En conclusion, cet enregistrement à aucun moment ne peut concurrencer, de près ou de loin, les trois versions citées au début. L'énergie déployée, tout à fait louable, noie cette approche dans une impression un peu trop opératique, et qui génère parfois de façon étrange un sentiment d'ennui. De plus, dans la grande majorité du temps d'écoute, une certaine imprécision surtout dans les chœurs surnage. Chez Rameau ou Haendel (pour ne parler que de quelques compositeurs de la même époque), le chef Minkowski a su montrer qu'il était un interprète des plus rares, mais ici c'est malheureusement en partie raté pour cette passion. Si aucun des solistes n'est vraiment à blâmer, ils semblent (tous hormis l'évangéliste et Christian Immler pour un air) souvent peu concernés et extérieurs. Le tempo généralement trop rapide, nous emporte vers un drame avec peu de profondeur et sans vraie méditation. A aucun moment on ne perçoit des oppositions entre agitation, repli sur soi-même ni même cette recherche du divin. Dommage !



Publié le 29 nov. 2017 par Robert Sabatier