Bach revisité - Lécot

Bach revisité - Lécot ©Stefano Bianchetti : Jean-Sébastien Bach jouant de l’orgue, c . 1881 (lithographie couleur)
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Bach revisité par Jean-Paul Lécot

« J’aime à opérer, dans l’œuvre de Bach, des rapprochements inattendus, à révéler des aspects mal connus ou encore présenter certaines de ses œuvres sous un jour différent » nous dit dans le livret Jean-Paul Lécot, né en 1947. Ce qui ne surprendra personne connaissant la discographie plus que quadragénaire de l’organiste des basiliques de Lourdes, sanctuaires où il officie depuis 1994 comme Maître de Chapelle, puisqu’il nous revient régulièrement avec un CD de transcriptions. Bien souvent sur des instruments du Sud-Ouest, rappelant qu’il fréquenta le Conservatoire de Toulouse dans les classes de Xavier Darasse, à qui ce disque est dédié. Parmi ces florilèges on se rappellera chez le label Forlane le Marc-Antoine Charpentier à Saint-Pons-de-Thomières (1990), Les plus beaux airs de Monsieur de Lully à Tarbes (1994), le Jean-Philippe Rameau à Albi (1996). Ou encore le Couperin ou l'apothéose du goût français chez Arion (2002), le Marin Marais à Caudebec-en-Caux (Bayard, 2007), ainsi que des albums en pays béarnais, encore voués à Charpentier (église de Nay, Vérany Arion, 2007) et à Rameau (Saint-Girons de Monein, Bayard, 2014). Le répertoire hexagonal domine donc ce catalogue où Bach apparaît bien peu, si ce n’est dans un ancien vinyle qui date du tout début de la carrière de Jean-Paul Lécot et paru chez le label basque Agorila, assemblant au sein d’une Messe « Jésus, ma joie » des arrangements de chorals harmonisés par le Cantor de Leipzig, confiés à la Maîtrise de Rennes et un ensemble de cuivres.

Dans le sillage de ces adaptations pratiquées de longue date par l’interprète, à l’instar des compositeurs baroques qui n’hésitaient pas à recycler leur propre production, le programme annonce ici un Bach revisité. Le parcours emprunte à l’univers du clavier (Variations Goldberg, Wohltempiertes Klavier, Capriccio sopra la lontananza del suo fratello dilettissimo, Suite française no5…), de la musique instrumentale (Concerto pour clavecin no5) et des pages vocales. Rares sont les opus initialement conçus pour les tuyaux : BWV 1115 tiré du recueil Neumeister, les Choralvorspiele BWV 729 & 732, la troisième Partita du cycle Christ, der du bist der helle Tag. Tel un menu où se succèdent plusieurs services, le disque se structure en cinq séquences et autant de tonalités, non mentionnées explicitement.

Le défilé de saveurs s’orchestre sur l’orgue de l’église Saint-Vincent de Bagnères-de-Bigorre, qui a trouvé une nouvelle santé après le relevage effectué l’an dernier. Il fut entrepris en 1988 par Gerhard Grenzing, et inauguré en mai de la même année par Jean-Paul Lécot. Lequel quelques mois plus tard y enregistra un assortiment mozartien pour Forlane. Hormis la montre qui correspond encore à la façade originelle, les quelque 2800 tuyaux et la mécanique furent reconstruits et logés dans le buffet préservé, remontant à 1710, lors de l’érection par le facteur Antoine Lefebvre terminée par les frères Carmes de Toulouse. Trois claviers et pédalier en seize pieds font parler 38 jeux, dont la désignation renvoie à la facture classique française.

La première séquence s’ouvre sur l’éclat de do majeur : Auf, freue dich, Seele sur les grands jeux, lyrisme en gouaille de l’Andante, Fugue qui du cromorne à la conclusion sur bombarde enrôle progressivement les anches. La seconde séquence, censément dans ce mi majeur qu’annonce le Lobt Gott, ihr Christen, allzugleich BWV 732, transpose en fa le neuvième couple de prélude & fugue du Livre II du Clavier bien tempéré, tonalité qui est aussi celle de la mouture pour hautbois qui inspira le Largo BWV 1056. La troisième séquence, et sans doute le plat principal par sa situation centrale et sa durée au sein du CD, se consacre entièrement à des extraits des célèbres Variations BWV 988, en sol majeur. On les conçoit certes plutôt au clavecin, mais l’intégralité du cycle jouit d’une importante discographie à la tribune, depuis Jean Guillou (Dorian, 1987) suivi par Bernard Lagacé à Montréal (Analekta), Winfried Bönig (Motette), Martin Schmeding (Cybele), Hansjörg Halbrecht (Oehms), Gunther Rost (Oehms) et quelques autres. La prestation melliflue (la fughetta plage 12 !) et toute de lumière registrée par Jean-Paul Lécot est un pur enchantement.

La quatrième séquence s’avère la plus brève mais peut-être la plus émouvante, par son contenu et sa trajectoire en trois parties. S’enchaînent la Passacaille du « Caprice sur le départ de son frère bien-aimé », l’aria Es ist vollbracht de la cantate BWV 159 (ultima verba des paroles du Christ en croix) ici distribuée entre cornet et cromorne, et enfin une sorte de dépassement mystique vers la transcendance : une partita de Christ, Toi qui es le Jour lumineux, à la fois dolente et chargée d’espérance. Parfaite transition avec la radieuse et planante Sarabande qui introduit la dernière séquence par cette divine étape de la Suite BWV 816, solaire et polarisée vers le… sol majeur. Suit le Prélude BWV 902 dans la même armure, rarement entendu à l’orgue. Le programme s’achève dans la ferveur de la Nativité, avec deux guises du In dulci jubilo : d’abord tiré du choral BWV 368 sur la mélodie de Joseph Klug (c . 1490 - 1552), puis enfin son arrangement BWV 729, polyphonie carillonnant à la volée, et en gloire dans toute la force du tutti.

La notice cite une phrase de Nikolaus Harnoncourt : « il n’y a pas de beauté sans risque ». C’est l’honneur de ce récital, superbement capté par les micros de Jean-Marc Laisné, d’avoir réussi à conjoindre expérimentation des procédés et intense séduction du résultat. Éloquence spontanée, sans défaut et encore moins d’ostentation, qui sait lire entre les notes et nous laisse voir de neufs territoires au-delà d’elles. Une heure de métamorphoses et transmutations qui revisitent Bach de la plus talentueuse manière. Magnifique disque.



Publié le 25 mai 2022 par Christophe Steyne