Bach, Scheibe... - Grisvard & Pramsohler

Bach, Scheibe... - Grisvard & Pramsohler ©
Afficher les détails
Un projet original autour des sonates en trio de Bach

Jean-Sébastien Bach compte parmi les musiciens que l’on reconnaît d’emblée à la première écoute. « Ses mélodies étaient bel et bien singulières mais toujours diverses, pleines d’inventions, et jamais comparables à celles d’un autre compositeur. » écrivait son fils Carl Philip Emanuel dans sa nécrologie de 1754. La perfection d’écriture de ce compositeur hors normes et son inventivité continue de fasciner bon nombre d’interprètes qui n’ont de cesse de vouloir inscrire leur nom dans l’impressionnante discographie des œuvres du Cantor de Leipzig. Après Bach et son entourage (voir la chronique), Bach et Weiss, le violoniste Johannes Pramsohler, accompagné du claveciniste attitré de l’Ensemble Diderot Philippe Grisvard, poursuit son exploration de l’œuvre de Bach en proposant un coffret de trois CD intitulé A Cembalo certato e Violino solo consacré aux sonates pour violon et clavecin obligé, ainsi nommées par Jean-Sébastien Bach car le clavecin ne se limite pas à un simple rôle d’accompagnement mais fait jeu égal avec le violon.

Des sonates inédites

Toutefois, Johannes Pramsohler affiche, comme à son habitude, une volonté de se démarquer en proposant un programme pour le moins inédit. En effet, il adjoint aux fameuses sonates BWV 1014 à 1019 toutes écrites durant la période de Köthen et qui forment le fil conducteur du projet, deux sonates BWV 1020 et 1022 d'attribution incertaine. Sont proposées en complément quelques sonates écrites par des compositeurs de son époque de façon à présenter les sonates de Bach dans leur contexte historique. Georg Philipp Telemann, Johann Adolph Scheibe, Christoph Schaffrath et Johann Gottlieb Graun, tous contemporains du Maître, sont les compositeurs dont les œuvres ont été choisies pour figurer aux côtés de celles de Bach dans ce projet éminemment intéressant. De plus, parmi ces sonates, cinq d’entre elles sont proposées en première mondiale et n’ont probablement pas été jouées depuis près de deux cent cinquante ans ! Mais il est vrai qu’il s’agit là d’une démarche désormais habituelle de Johannes Pramsohler, toujours fidèle à sa volonté de partager ses découverte d’œuvres inédites. Violoniste et fondateur de l'Ensemble Diderot, il a obtenu en juillet 2022 un doctorat de l'Académie Royale de Musique de Londres pour ses recherches sur la musique de chambre baroque. Il nous déclare : « Depuis que j'ai commencé à jouer et à enregistrer professionnellement, mon approche a toujours été basée sur la recherche. Travailler sur un doctorat m'a obligé à affiner mes méthodes et à développer une manière plus approfondie de mener et de documenter mes recherches. Cela a eu des répercussions immédiates également sur mes autres projets ».

Autre originalité, les deux musiciens ont eu la judicieuse idée de disperser les six sonates du recueil au gré d’un parcours musical alternant les sonates de Bach avec les sonates des autres compositeurs, chacun des trois CD présentant ainsi le caractère d’un récital à part entière pouvant être écouté individuellement. « Les trois programmes issus de ce projet ne sont pas conçus comme un triple CD … mais comme trois récitals distincts à écouter séparément pour goûter la pertinence, apprécier la diversité et découvrir l’originalité de chacun » (présentation complète du projet à lire ici).

Le programme débute par la sonate BWV 1014 de Bach, et son célèbre Adagio dans lequel les deux instruments dialoguent avec bonheur, les premières notes du violon se fondant littéralement dans celles du clavecin. Entrent en scène peu à peu des doubles cordes, magnifiées par le son exceptionnel du violon de Johannes Pramsohler. Le ton est donné dès les premières mesure, cet Adagio offrant un concentré d’élégance, son phrasé est particulièrement bien restitué. Et dans son ensemble, cette sonate est un modèle d’écriture du genre.

Après Bach vient un Concerto en ré majeur TWV 42:D6b de Georg Philipp Telemann, qui est en réalité une sonate en trio : une voix pour le violon et deux voix pour le clavecin, la main droite dialoguant avec le violon tandis que la main gauche marque les basses. Il est écrit dans un style à la fois très classique et très italien. Telemann fut l’un des compositeurs allemands les plus célèbres de son temps, il jouissait d’ailleurs en son époque d’une renommée très supérieure à celle de Bach. Et il est très certainement le compositeur le plus prolifique de l’histoire de la musique, avec près de quatre mille œuvres répertoriées ! Il est par ailleurs utile de rappeler que les relations entre ces deux grands compositeurs étaient très certainement excellentes, Telemann étant le parrain de Carl Philipp Emanuel, l’un des fils de Bach.

Avec Telemann, le style change radicalement. Moins révolutionnaire que la sonate de Bach qui la précède, cette sonate développe un style galant, évoluant entre sensibilité et fantaisie et jouant avec les couleurs sonores. Elle contraste à merveille avec la rigueur de l’écriture contrapuntique de Bach et met en lumière un style à la fois personnel et très accompli d’un compositeur de premier plan.

Un choix surprenant

La juxtaposition de sonates de Johann Adolf Scheibe à celles de Jean-Sébastien Bach est pour le moins surprenante. Trois sonates de ce compositeur, tirées d’un manuscrit conservé à Bruxelles, figurent en effet au programme. Fils d’un facteur d’orgue, il est né en 1708 à Leipzig. Ce sont des circonstances familiales qui l’ont conduites à devenir musicien professionnel après avoir étudié le droit. Organiste, compositeur à ses heures, ami de Georg Philipp Telemann et de Johann Mattheson, il est nommé Maître de Chapelle à la cour du Roi du Danemark Christian VI et terminera sa vie avec le titre de compositeur de la cour royale de Copenhague. Cependant, Johann Adolf Scheibe s'est surtout fait connaître en tant que théoricien et critique musical, et tout particulièrement par sa critique acerbe de Bach. Il considérait en effet le contrepoint de Jean-Sébastien comme comme quelque chose de profondément archaïque et défendait la primauté de la mélodie et de l'équilibre français tout en ouvrant la voie au courant musical de l’Empfindsamkeit de Carl Philipp Emanuel. Dans un article de Der Critische Musicus paru à Hambourg le 14 mai 1737, Scheibe affirme par exemple: « Ce grand homme (il ne cite pas nommément Bach – NDLR) serait l’admiration des nations entières s’il avait plus d’agrément, s’il ne retirait pas à ses œuvres le naturel par leur emphase et leur confusion, s’il n’assombrissait pas leur beauté par un art trop grand. Comme il juge d’après ses propres doigts, ses œuvres sont extrêmement difficiles à jouer, car il exige que les chanteurs et les instrumentistes fassent avec leurs voix et leurs instruments précisément ce qu’il peut faire sur son clavier. Cela est impossible ». Il aurait également été l’élève de Bach, bien qu’aucun document ne l’atteste avec certitude…

La première Sonate en ré majeur s’inspire quelque peu l’écriture de Bach : la main droite du claveciniste et le violon échangent des thèmes tandis que la main gauche dessine la ligne de basses. L'Allegro plein de fraîcheur est écrit dans un style galant, le Poco Presto final est assez proche du style de Telemann. Les deux autres sonates de Johann Adolf Scheibe sont indubitablement intéressantes musicalement parlant, même si elles peuvent difficilement être comparées à celles de Bach. On perçoit dans certains mouvements la volonté d’exprimer des sentiments à travers la musique comme le préconisait Carl Philipp Emanuel Bach. L’écriture est un peu moins sophistiquée dans les parties au clavecin, mais le violon dévoile de fort belles mélodies attestant d’un style très personnel reposant sur un savant mélange d’influences allemandes, françaises et italiennes. En outre, pointent ici quelques accents d’Empfindsamkeit, dans lesquelles on ressent toutefois par moments en arrière plan une influence évidente de Bach, en particulier dans la sonate II en si mineur. De toute évidence, avoir sorti de l’oubli ces sonates constitue une excellente initiative : outre leur intérêt musical avéré, elles permettent d’appréhender l’évolution de la musique en cette seconde partie du XVIIIe siècle. « Nous avons été éblouis par la beauté de ces trois sonates trouvées à Bruxelles » expliquent Johannes Pramsohler et Philippe Grisvard, nul doute qu’à travers l’interprétation irréprochable qu’ils proposent, il ont su faire partager leur enthousiasme aux auditeurs.

De Christoph Schaffrath, on sait assez peu de choses. Originaire de la région de Dresde, il serait né en 1709. En 1730, il est claveciniste à la Cour de Pologne, au service du prince-électeur de Saxe et Roi de Pologne Auguste II. Puis en 1736, il entre au service du prince héritier de Prusse Fréderic qui régnera plus tard sous nom de Frédéric II le Grand. Il demeurera au service du roi de Prusse en tant que claveciniste attitré et professeur de musique, et il comptera parmi ses élèves la princesse Anne Amélie, la propre sœur du Roi. On sait également qu’il fut un fervent admirateur de Bach au travers de quelques retranscriptions de pièces pour clavier de Bach écrites de sa propre main. La pièce choisie pour ce programme est un Duetto en La mineur en trois mouvements. L’Allegro est de très bonne facture, avec de magnifiques dialogues clavecin-violon et l’on peut y déceler dès les premières mesures une évidente influence de Bach. Il est ensuite suivi d’un Largo d’une écriture plutôt inspirée, à la fois sensible et expressive, qui n’est pas sans évoquer l’esprit de l’Empfindsamkeit. L’Allegro final d’une grande virtuosité, est une belle réussite tant pour son écriture flamboyante que pour l’interprétation qui en est donnée, et il justifie à lui tout seul la pertinence d’exhumer cette pièce inédite (à écouter ici).

Une sonate remarquable

Autre pièce choisie pour figurer au programme une Sonate en Si bémol majeur composée par Johann Gottlieb Graun. Fils d’un brasseur (et percepteur des impôts ?) il naît en 1703 à Wahrenbrück près de Dresde dans une famille protestante comptant plusieurs pasteurs parmi ses membres. Il est le frère du compositeur Carl Heinrich Graun. Formé à Dresde auprès de Johann Georg Pisendel, il fut un violoniste de grand renom, mais également un compositeur très prolifique. Alors qu'il n'est encore que prince héritier, le futur roi Frédéric II constitue un orchestre privé à partir de 1732 à sa résidence de Ruppin au nord de Berlin. Johann Gottlieb Graun est le premier musicien à entrer à son service dès 1732, suivi par son frère Carl Heinrich en 1735 puis par Christoph Schafrath en 1736. Johann Gottlieb Graun demeurera jusqu'à sa mort en 1771 au service de Frédéric II Le Grand, en tant que maître de concert et musicien de la Chambre du Roi. Enfin, il compta parmi ses élèves Wilhelm Friedemann Bach, l’un des fils de Jean-Sébastien. D’une construction pour le moins pour le moins originale, en trois mouvements, un Grazioso suivi de deux Allegros successifs, elle laisse la part belle au violon, le clavecin se situant quelque peu en retrait, se cantonnant plus cette fois dans un rôle d’accompagnant. Mais elle constitue une réelle bonne surprise, avec une partie violon particulièrement virtuose d’un intérêt musical incontestable. Le Grazioso se révèle d’une grand raffinement, et dans le premier Allegro, le dialogue galant entre le clavecin et le violon est plein de fraîcheur (à écouter ici). Le second Allegro diffère du précédent car l’on ressent au travers de ce mouvement qu’il a été écrit avant tout par et pour un violoniste, le violon prenant nettement le pas sur le clavecin. Et il est utile de souligner une nouvelle fois l’intérêt du choix judicieux de cette sonate totalement inédite, l’une des plus remarquables œuvres de chambre de l’École de Berlin selon le musicologue Peter Wollny, pour figurer aux côtés des sonates de Bach dans ce programme.

« Pour émouvoir, soyez ému vous-même »

La présence d’une œuvre de Carl Philipp Emanuel Bach s’imposait dans ce programme, elle lui tient lieu de conclusion logique car il est le plus jeune parmi les compositeurs présentés. Né à Weimar en 1714 et mort à Hambourg le 14 décembre 1788, Carl Philipp Emanuel Bach est le second fils de Jean-Sébastien Bach et de sa première épouse Maria Barbara. Filleul de Georg Philipp Telemann, il est formé comme il se doit à la musique par son père. Bien qu’excellent musicien, il se destinait à l’origine à une carrière juridique, mais ses talents musicaux reconnus le conduiront lui aussi à rejoindre la cour du futur roi Frédéric II le Grand en tant que claveciniste au château de Rheinsberg situé à une centaine de kilomètres au nord ouest de Berlin. Lorsque Frédéric II monte sur le trône de Prusse deux ans plus tard, Carl Philipp Emanuel Bach est nommé Premier clavecin de la Chambre du Roi, poste qu’il occupera durant vingt-six ans. Carl Philip Emanuel Bach est l’initiateur et le principal représentant du mouvement musical dit de l'Empfindsamkeit (un mot qui signifie sensibilité en allemand) qui se définit par une volonté de détruire les carcans et de casser les codes musicaux en vigueur au profit de l’expression des sentiments, annonçant en filigrane le mouvement Sturm und Drang qui s’inscrira dans sa continuité. Dans son Essai sur la véritable manière de jouer des instruments à clavier, Carl Philipp Emanuel Bach couche sur le papier une formule qui résume tout : « Pour émouvoir, soyez ému vous-même. ». Et cette petite phrase est particulièrement importante pour comprendre sa musique et l’évolution du style contrapuntique vers le classicisme.

Dans la Sonate en si mineur Wq.76 pour violon et clavecin composée en 1763, le compositeur développe un style radicalement différent à travers une musique imaginative usant de formes complexes, d’une belle expressivité. Le style profondément original, résolument moderne en son époque rompt avec le style des œuvres précédentes. Le violon et le clavecin dialoguent d’égal à égal avec bonheur et élégance, mais il est indéniable que la partie clavier est extrêmement élaborée. Et une fois de plus, l’interprétation de haut vol offerte par Philippe Grisvard et Johannes Pramsohler transcende cette sonate qui révèle un compositeur de premier plan. Cependant, bien que le choix du clavecin réponde à la nécessité évidente d’obtenir un programme homogène, le pianoforte donnerait une autre dimension à cette sonate. Cette autre version d’Amandine Beyer accompagnée au pianoforte par Edna Stern en est une illustration (à écouter ici ), elle souligne de facto son caractère très avant-gardiste en lui donnant un côté presque mozartien.

Mais le pilier de cette réalisation est avant tout constitué par les six sonates pour violon et clavecin BWV 1014 à 1019 composées par Jean-Sébastien Bach. En préambule, il est utile de rappeler que Jean-Sébastien Bach jouait aussi bien du violon que du clavecin, il connaissait donc parfaitement les deux instruments. Dans ces six sonates, Bach réussit la synthèse entre les diverses influences subies durant ses années d'apprentissage, à Weimar, puis à Köthen. Il mêle avec talent le contrepoint sévère appris auprès des musiciens d'Allemagne du Nord et le goût italien qu’il découvre dans les œuvre de Corelli ou de Vivaldi sans n’avoir jamais quitté les frontières de l'Allemagne, pour se créer un style très personnel, reconnaissable entre tous.

Bach dans son contexte historique

Les six sonates sont ici enregistrées dans leur intégralité, mais pas les unes à la suite des autres comme précisé précédemment. « Nous avons décidé de diviser le cycle, qui n'a probablement jamais été conçu comme tel par Bach, et de le placer dans un nouveau contexte » expliquent les deux interprètes. Le recueil de ces six sonates pour violon et clavecin nous est parvenu à travers plusieurs copies manuscrites contemporaines à Bach, cependant, aucune version autographe n’a jusqu’à présent été retrouvée. Le compositeur avait-il envisagé l’ensemble de ces six sonates en tant que cycle, à l’instar des Sonates et Partitas pour violon seul ? Rien ne permet de l’affirmer avec certitude, et il est très probable que ce soit Johann Christoph Altnickol, son gendre, qui soit l’auteur de la première copie réunissant toutes ces sonates pour violon et clavecin en un seul recueil, et ce, certainement après la mort de Bach. Elles ont été composées durant son séjour à Köthen et sont donc contemporaines du Sei Solo (sonates et partitas pour violon seul) et des suites pour violoncelle seul. Le style d’écriture et la structure des cinq premières est relativement homogène, elles relèvent toutes du modèle corellien de la sonata da chiesa, en quatre mouvements contrastés (lent, vif, lent, vif). La sixième, écrite en cinq mouvements, se démarque des cinq autres, avec un mouvement central au clavecin seul qui lui confère son originalité. Mais le programme inclut également deux sonates dont l’authenticité n’est pas avérée, mais qu’importe car elles entrent totalement dans la thématique proposée, et elles demeurent très proches de l’esprit de Bach, s’il n’en est pas l’auteur !

De la sonate BWV 1020 ont été répertoriées trois copies manuscrites dont l’authenticité a mainte fois été remise en cause. L’une de ces copies mentionne Carl Philip Emanuel Bach en tant qu’auteur, ce qui est exclu compte tenu de son style d’écriture. L’auteur pourrait être l’un des fils de Jean-Sébastien Bach, Christoph Friedrich (son seizième enfant). Cependant, à son écoute, le style de Bach transparaît indubitablement. Elle est écrite en trois mouvements, elle est le plus souvent interprétée à la flûte mais il n’y a aucune certitude sur l’instrument auquel elle était destinée à l’origine. Le premier Allegro débute avec quelques mesures au clavecin constituant une fort belle introduction, rejoint par le violon de Johannes Pramsohler jouant à merveille sur les nuances, le timbre et les couleurs sonores. L’Adagio plein de retenue, d’une grande subtilité, est réellement surprenant. Il ouvre la voie à un Allegro foisonnant dans lequel l’osmose entre le violon et le clavecin est étonnante. L’interprétation particulièrement réussie de cette sonate est l’une des belles surprises de ce coffret ! Et démonstration est faite que le violon se révèle bien mieux adapté à cette pièce que la flûte. Par contre, si on ressent indiscutablement à son écoute la main de Bach, le niveau de perfection auquel il nous a habitués n’est pas atteint, et le contraste dans l’enchaînement avec la sonate BWV 1019 accentue quelque peu le doute sur son authenticité !

Une sonate d’attribution incertaine

De même, il n’est pas avéré que la sonate BWV 1022 soit de la main de Jean-Sébastien Bach. Une seule et unique copie manuscrite a été répertoriée, aucun manuscrit autographe de Bach n’a été retrouvé. Dans cette pièce, le violon est accordé un ton en dessous, ce qui produit des nuances sonores à la fois inhabituelles et étonnantes. Elle a été écrite sur la même ligne de basse que la sonate BWV 1021, il est donc tout à fait possible que Bach ait confié à l’un de ses fils ou à l’un de ses élèves la composition de deux nouvelles voix sur une basse existante. Les sonorités du violon dans le premier mouvement Largo sont pour le moins insolites, rappelant par moment le son de l’ alto, du fait de l’accord plus bas. Si l'interaction entre la voix du violon et celle de la main droite du clavecin dans le second mouvement Allegro e presto ne semble pas tout à fait correspondre à la touche du Maître, le résultat n’en demeure pas moins intéressant. De cette sonate, on retiendra surtout la puissance émotionnelle du second Adagio, les nuances subtiles du violon lui donnant un caractère presque mystérieuse, et surtout le dernier mouvement Presto dans lequel on retrouve le style d’écriture de Bach. Il semble difficile à son écoute d’imaginer qu’il ne soit pas de la main de Bach.

Enfin, l’ensemble des six sonates contenues dans le manuscrit d’Altnikol, répertoriées BWV 1014 à 1019 constituant l’élément conducteur et la base du projet, sont toutes servies par une interprétation particulièrement minutieuse, assurément très réussie. Et bien que ce coffret de CD n’ait pas pour but de démontrer la supériorité de Bach, il faut bien en convenir: elle est évidente. On retiendra quelques moments forts qui se détachent de l’ensemble… Dans la sonate BWV 1014, outre le splendide Adagio dont il est question précédemment, l’Allegro final dégage une belle impression de joie et de légèreté. L’Andante un poco de la BWV 1015 présente un caractère presque méditatif, le Presto final est étincelant. La joie profonde qui transparaît dans la BWV 1016 est à la fois irrésistible et communicative, l’Adagio ma non tanto dégage une grande puissance émotionnelle, la progression mélodique est particulièrement élaborée, la partie violon est émaillée de doubles cordes absolument parfaites, l’Allegro hautement jubilatoire témoigne une nouvelle fois de la joie intérieure d’un compositeur habité par une foi sans failles. En effet, bien qu’il s’agisse là de musique profane, la spiritualité est toujours très présente dans toute l’œuvre de Bach. Dans la sonate BWV 1017 (à écouter ici), le thème du Largo d’une grande intensité dramatique n’est pas sans rappeler le célèbre Erbarme Dich de la Passion selon Saint Mathieu (à écouter ici), et l’énergie qui se dégage de son Presto final est particulièrement bien restituée par Johannes Pramsohler et Philippe Grisvard qui servent à merveille la pensée musicale du Cantor. Dans la sonate BWV 1018, on peut noter un nouvel un premier mouvement lent sans indication de tempo d’une grande intensité émotionnelle suivi d’un Allegro plein de fougue. L’Adagio qui suit (à écouter ici) se caractérise par un subtil emploi de doubles cordes et de dissonances, il compte parmi les pages les plus étonnantes que nous a laissées Bach !

De la dernière Sonate en Sol majeur BWV 1019, sont parvenues jusqu’à nos jours trois versions relativement divergentes. C’est la version la plus tardive qui a été choisie par les deux musiciens, celle qui comprend un mouvement central Allegro au clavecin seul. Un mouvement étincelant, d’une écriture complexe, dans lequel Philippe Grisvard déploie son talent de soliste virtuose. L’Adagio qui suit contraste par son aspect recueilli, presque introverti, à travers une écriture audacieuse et l’utilisation de chromatismes. Quant à l’Allegro final en forme de fugue, très exubérant, il demeure totalement représentatif du contrepoint quasi mathématique de Bach, et de son art de combiner les lignes mélodiques.

Une interprétation soignée

L’interprétation des sonates pour violon et clavecin de Bach proposée dans ce coffret est particulièrement soignée. Elle transcende l’esprit de Bach…

Les deux interprètes totalement en symbiose ont su gommer l’aspect parfois mécanique que l’on peut retrouver dans certaines interprétations, au profit d’une lecture à la fois pleine de sensibilité et de musicalité, voire de fantaisie. « Avec Philippe, on a fait un gros travail justement sur les tempos, avec parfois des résultats nouveaux et étonnants » explique Johnnes Pramsohler. L’emploi du rubato toujours très à propos et le travail sur les nuances démontrent que Johannes Pramsohler et Philippe Grisvard ont parfaitement intégré les subtilités du langage musical de Bach et de ses contemporains. L’objectif de cet enregistrement consistait à présenter ces six sonates de Jean-Sébastien Bach dans leur contexte historique afin de mettre en exergue la manière dont elles ont pu inspirer les musiciens contemporains et ceux de la génération suivant. Assurément, le but est atteint !

La sonorité du clavecin de Philippe Grisvard est à la fois chaude et ample, avec de beaux rendus dans les basses. Il s’agit d’une copie réalisée en 2000 par le facteur Matthias Griewisch à partir d'un clavecin original à deux claviers datant de 1710 signé Michael Mierke à Berlin. Johannes Prahmsohler joue quant à lui sur un instrument historique, un violon signé Pietro Giacomo Rogeri à Brescia de 1713, qui appartint à Reinhard Goebel. Le son de cet instrument est réellement exceptionnel, les nuances, les couleurs qu’il permet de produire sont époustouflantes. Et il convient également de souligner la justesse absolument parfaite de son jeu, tout particulièrement dans les notes aiguës. Ce coffret livre une fort belle version des sonates pour violon et clavecin de Bach, servie par une prise de son du plus haut niveau, comme il est de mise il est vrai avec tous les enregistrements proposés par l’ensemble Diderot. Mais il va au-delà en proposant quelques œuvres inédites ou très peu jouées qui permettent à l’auditeur de découvrir des pages inédites particulièrement intéressantes de pièces s’inscrivant dans le mouvement de l’Empfindsamkeit qui fait le lien entre l’ère baroque et le Sturm und Drang, en s’affranchissant progressivement du contrepoint et du style galant.

Au terme de ce riche parcours, on retiendra tout particulièrement l’originalité et la pertinence du programme, ainsi que son homogénéité malgré des styles d’écriture somme toute assez différents. Une fois de plus, Johannes Pramsohler, secondé ici par le claveciniste Philippe Grisvard, présente un projet bien pensé, exigeant, dans lequel se côtoient des pièces connues de tous les mélomanes et des pièces inédites qui méritaient amplement d’être exhumées. Une version de référence ? L’une des meilleures assurément, et de toute évidence la plus originale. Pour conclure, on trouvera dans le livret un texte particulièrement éclairant sur ces sonates de Bach et de ses contemporains signé par le musicologue allemand et directeur du Bach-Archiv de Leipzig, Peter Wollny, dont la lecture est indispensable avant d’aborder l’écoute de ces enregistrements.



Publié le 19 janv. 2023 par Eric Lambert