La belle Homicide - Lislevand

La belle Homicide - Lislevand ©
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L’art du luth à la française

La Belle Homicide, voilà un titre des plus surprenants pour un enregistrement consacré à la musique française pour le luth au 17ème siècle. Surprenant, mais il s’agit en fait du titre d’une pièce qui fut au répertoire de tous les luthistes de l’époque, comme en témoignent les multiples copies que l’on retrouve dans de nombreux manuscrits. Et depuis le renouveau du luth entamé dans les années 1970, tous les luthistes ont eux aussi joué cette pièce de Denis Gautier extraite de la Rhétorique des Dieux, un recueil manuscrit datant de 1652 contenant des suites pour le luth dans les douze tons constituant un chef d’œuvre de calligraphie. Dans son manuscrit, Denis Gautier ajoute le texte énigmatique suivant sous la tablature de cette Belle Homicide : « Cette belle par ses charmes done la mort a quiconque qui la void et qui l’entend. Mais cette Mort est en cecy dissemblable des morts ordinaires, qu’elle est le commencement de la vie au lieu d’en être la fin ».

Manuscrit Barbe, le style brisé

Dans La Belle Homicide, Rolf Lislevand, éminent spécialiste de la musique française pour le luth propose à l’écoute des pièces dans le plus pur style dit « brisé ». Selon Rolf Lislevand le style brisé se caractérise par une « relation tempo rubato entre la basse et la mélodie, déplacement rythmique délicat : les centres de gravité de la ligne mélodique n’arrivent jamais ou ils sont attendus, ne correspondent jamais à leur place naturelle. La mélodie est insubmersible, elle coule comme sur de la glace, au dessus de la règle statique immuable de la pulsation et de l’ordre. Un penchant pour esquiver l’évidence ».

Toutes les pièces sont extraites d’un seul et même manuscrit, le Manuscrit Barbe, du nom de son auteur. Jean-Baptiste Barbe (1675-1759), était un notable de Clermont-Ferrand féru de belles lettres et de musique. Ses proches s’accordaient à louer « ses lumières étendues et la douceur et la modestie avec laquelle il les communiquoit », ainsi que « les agréments de son commerce particulier ». Jean-Baptiste Barbe a donc compilé dans le manuscrit portant désormais son nom cent quatre vingt de ses pièces favorites, écrites en tablature française et regroupées par tonalités. Elles ont été composées par des luthistes contemporains et de la génération précédente, tels les Gautier (Denis et Ennemond), Dubut, Gallot, Dufaut, Mouton…, tous les grands maîtres français de l’époque.


Extrait de la partition de La Belle Homicide, retranscrite dans le Manuscrit Barbe

Certaines de ces pièces, dont bien entendu La Belle Homicide, eurent un tel succès au 17ème siècle qu’on les retrouve dans de nombreux de manuscrits se trouvant dans des bibliothèque au quatre coins de l’Europe (jusqu’à trente fois pour certaines pièces).

De ces cent quatre vingt pièces, Rolf Lislevand en a choisi vingt et une qui s’enchaînent de la façon la plus naturelle qui soit, regroupées en suites de même tonalité(à titre de précision, un accordage spécifique est nécessaire pour certaines tonalités). De plus, l’auteur du manuscrit s’est appliqué à créer des suites homogènes, même lorsque les pièces ne sont pas d’un même compositeur, et Rolf Lislevand s’est attaché à respecter l’ordre d’origine du manuscrit. Dernier point important, le luth français de l’époque était un instrument à onze chœurs, chaque chœur étant constitué de deux cordes à l’unisson identiques ou à l’octave (sauf les deux chanterelles en corde simple), soit vingt cordes au total sur ce luth.

L’âge d’or du style français

Le programme débute sur des pièces d’Ennemond Gautier (également orthographié : Gaultier), luthiste qui fut au service de Marie de Médicis et donna aussi des cours au cardinal de Richelieu, immortalisé par Tallemant des Réaux dans ses Historiettes, anecdote que tous les luthistes connaissent : « Le vieux Gaultier, excellent joüeur de luth, s'estant retiré en une maison qu'il avoit acquise auprès de Vienne, en Dauphiné, l'Enclos (luthiste et père de Ninon de L’Enclos) y alla exprès pour le voir. ‟Eh bien, comment te portes-tu ? - A ton service.ˮ Voylà bien des embrassades ; ils disnent et puis se vont promener. ‟Tu ne joües plus du luth ?ˮ luy dit l'Enclos ; ‟pour moy, j'ay quitté tretoute cette vilainie. - Je n'en joüerois pas pour tous les biens du monde,ˮ respond Gaultier. Au retour, l'Enclos voit des luths. ‟C'est pour ces enfans,ˮ dit Gaultier, ‟ils s'y amusent ; et il n'y pas une corde qui vaille ; tout cela est en pitoyable estat.ˮ L'Enclos ne put s'empecher de les prendre ; il trouve deux luths fort bien d'accord. ‟Hé,ˮ dit il, ‟telle piece, la trouves-tu belle ?ˮ Il la joüe. Gaultier luy dit : ‟Et celle-cy, que t'en semble ?ˮ Ils joüerent trente-six heures, sans boire ny manger ! » Cette anecdote en dit long sur la passion dévorante que certains avaient pour leur instrument dont on disait à l’époque qu’un luthiste pouvait passer autant de temps à accorder son instrument qu’à en jouer !

Quatre pièces d’Ennemond Gautier, dit le vieux Gautier, servent d’introduction: un Prélude non mesuré en ré mineur qui laisse libre cours au musicien dans son interprétation, suivie d’une Canarie, de L’Immortelle et d’un Carillon, à travers lesquelles Rolf Lislevand démontre d’emblée sa parfaite maîtrise du répertoire français, de son style brisé si particulier et de ses ornementations.

Parmi les pièces de cet enregistrement, on retiendra La Montespan, évoquée à travers une chaconne au style majestueux, et bien sur cette fameuse Belle Homicide en plage 10, suivie de son Double (partition originale diminuée écrite par Charles Mouton) dont l’interprétation est une petite merveille de délicatesse et de virtuosité ! La Chaconne de Charles Boquet (ou Bocquet) est également un petit trésor de raffinement, son association avec un Dialogue de Jacques Gallot et une Sarabande de Pierre Dubut fait merveille tant ces trois pièces s’assemblent de façon naturelle! Le magnifique Tombeau de Mezangeau, composé par Ennemond Gautier à la mémoire d’un autre grand luthiste et qui eut à son époque le même succès que La Belle Homicide, n’a pas été oublié et sa progression dramatique est superbement restituée.

Rolf Lislevand nous offre ici un programme magnifique qui permet d’avoir une bien belle idée de ce que pouvait être la richesse de la musique de luth à son âge d’or durant le règne de Louis XIV. Il restitue à merveille les retards, les accents et les silences qui sont la caractéristique première de ce style brisé tout en délicatesse, et qui est aussi en quelque sorte un « art du peu ». A travers une virtuosité maîtrisée, sans excès cependant, et un art de l’ornementation de haut vol, il nous en offre une quintessence, servie par une prise de son absolument parfaite dans laquelle on perçoit le glissement des doigts de la main gauche sur les cordes. Il s’agit très probablement du meilleur enregistrement du genre dans ce répertoire trop confidentiel. Hélas, paru en 2003, il est désormais quasi indisponible. Il peut cependant être téléchargé (légalement !) sur plusieurs plate formes musicales Internet. Édité chez Naïve, il mériterait sans aucun doute une réédition !



Publié le 11 avr. 2021 par Eric Lambert