Brillez, astres nouveaux - Vashegyi

Brillez, astres nouveaux - Vashegyi ©
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Beautés méconnues de l'art lyrique français

« On aime le léger ! On aime mieux le tendre » (Mondonville)

Cet enregistrement rassemble plusieurs airs d'opéra baroque français. A côté d'opéras très connus de Jean-Philippe Rameau (1683-1764), on y trouve des airs de compositeurs célèbres pour leurs œuvres instrumentales (clavecin ou musique de chambre) mais dont les opéras sont peu ou très peu joués comme Joseph Nicolas Pancrace Royer (1703-1755), Jean-Baptiste Cardonne (1730-1792), Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville (1711-1792), Antoine Dauvergne (1713-1797), Joseph Bodin de Boismortier (1689-1755), Jean-Marie Leclair (1697-1764), Charles-Hubert Gervais (1671-1744) et Bernard de Bury (1720-1785).

De la Pomone de Charles-Hubert Gervais (1720) à l'Omphale de Jean-Baptiste Cardonne (1769), cet enregistrement couvre une période allant de l'apogée du style baroque jusqu'à ses manifestations tardives. Il apparaît qu'en France ce style perdura même au delà des années 1770, à une époque où il était largement abandonné dans les pays germaniques ou en Italie. On peut rappeler à ce propos que Wolfgang Mozart (1756-1791) composait Mitridate en 1770, que Joseph Haydn (1732-1809) avait à cette date 40 symphonies à son actif et que Carl Philipp Emmanuel Bach (1714-1788) avait composé dès 1743 deux sonates pour basse de viole et clavicorde d'esprit très moderne. Ces considérations n’entraînent aucun jugement de valeur de ma part car seule la beauté intrinsèque d'une œuvre compte à mes yeux et comme nous le verrons, les œuvres de style baroque tardif contenues dans cet enregistrement présentent des attraits incomparables.

On pouvait craindre que ce disque consistât en un catalogue d'airs d'opéras baroques et que la présence d’œuvres assez semblables et leur juxtaposition n'engendrassent une certaine lassitude à l'écoute. Heureusement cette dernière est d'emblée un régal que l'on peut attribuer, certes, à la valeur intrinsèque des œuvres données mais aussi à leur organisation dans ce que j'appellerais une espèce de dramaturgie. En effet les chants ont été groupés selon leur style : on a mis ensemble les scènes dramatiques, les passages bucoliques, les manifestations héroïques, les démonstrations de triomphe. De plus les tonalités ont été sélectionnées à l'intérieur de chaque groupe de manière à assurer les transitions les plus harmonieuses possibles. Par exemple la tonalité de fa majeur présente à la fin d'un air, est celle dans laquelle débute l'air suivant. Des procédés encore plus subtils et ingénieux ont même été employés grâce aux instruments : les trompettes achevant un air, ouvrent l'air suivant dans une solution de continuité! Le résultat obtenu est au delà des espérances. La cohérence et l'unité de l'ensemble sont telles que l'on croirait écouter un pasticcio comme on en créait en Italie et à Londres à cette époque.

Joseph Nicolas Pancrace Royer est surtout connu comme claveciniste dans le sillage de François Couperin. L'historien de la musique Charles Burney (1726-1814) fait de ses incursions dans l'opéra et notamment de Zaïde, ballet-héroïque, un portrait peu flatteur mais néanmoins clairvoyant. Toutefois ses critiques de la musique de Royer sont exagérées et même injustes. En tout état de cause, le présent extrait des Pouvoirs de l'Amour contredit vigoureusement Burney car la musique y est remarquable. Introduit par des roulements de timbales spectaculaires, le chœur intervient sur les mots : Quelle vengeance, quelle horreur ! avec une violence étonnante et le Purcell Choir rend justice à ce passage. Je ne trouve chez aucun compositeur de tragédies lyriques, même chez Christoph Willibald Gluck (1714-1787) l'équivalent d'une pareille scène qui me paraît anticiper l'Orage de la Symphonie Pastorale de Beethoven. L'Omphale (1769) de Jean-Baptiste Cardonne est dans la même veine et Chantal Santon Jeffery chante un air avec orchestre plein de bruit et de fureur. Le passage Que tout serve en ces lieux, où la voix soliste s'envole au dessus du chœur, est un grandiose moment d'opéra. Plus loin c'est un récitatif accompagné véhément et passionné, Pluton répond à nos souhaits, qui nous met l'eau à la bouche et nous fait regretter la brièveté de ces extraits si magistralement interprétés. A ce style se rattache la non moins passionnante Canente (1760) d'Antoine Dauvergne. Dans cette musique contemporaine de celle de la Zanaida si moderne de Johann Christian Bach, les rythmes surpointés très marqués, le chœur, Tremble, c'est l'amour jaloux, donnent une impression d'archaïsme et rappellent même Jean-Baptiste Lully. A la fin s'épanouit un admirable air avec chœur, Calmez de vos fureurs. La voix soliste s'élève au dessus du chœur qui chante une mélodie différente. Une harmonie et une poésie ineffables se dégagent de cette scène.

Avec l'opéra-ballet, Les fêtes d'Hébé (1739), Jean-Philippe Rameau signe un divertissement inventif et spirituel. Les airs que Chantal Santon Jeffery chante, Dieux qui me condamnez et Dieu tout puissant sont très charmeurs, ils s’enchaînent harmonieusement sur des éclats de trompettes avec la symphonie sur la descente de Vénus tirée de Scylla et Glaucus de Jean-Marie Leclair (lire le compte-rendu de l’enregistrement complet de cette œuvre dans ces colonnes), puis avec l'air Courez, courez à la victoire tiré de Dardanus du même Rameau. Dans ce dernier, la cantatrice prodigue des vocalises aériennes exaltantes et des suraigus ardents. L'air avec chœur Eclatante trompette, annoncez notre gloire conclut cette vaste plage martiale et triomphale. Les fêtes de Paphos (1758) de Jean Joseph Cassanéa de Mondonville restent dans cette ambiance héroïque, l'air Dieu des amants est une page magnifique de l'opéra français, idéalement servie par Chantal Santon-Jeffery. Les vocalises somptueuses, parfaitement maîtrisées par la soprano, sont ornées d'une riche parure orchestrale.

Place enfin aux mignardises ou pastorales dont était friand le 18ème siècle. Au début Chantal Santon Jeffery nous enchante avec une délicieuse ariette de Jean-Philippe Rameau, Tout rang, tout sexe, tout âge, tirée du Temple de la gloire (1745). La chanson est toute simple sans fioritures mais admirablement harmonisée avec de succulents retards. Quand le chœur reprend la mélodie, le bonheur est à son comble. Joseph Bodin de Boismortier, en amoureux de la flûte traversière, met cet instrument au premier plan dans le prélude Cesse de répandre tes larmes tiré de Daphnis et Chloé. Le chœur féminin qui suit est plein de séduction. Ce même compositeur nous ravit ensuite avec l'air Doux sommeil tiré du Voyage de l'Amour (1736), air centré sur la beauté mélodique que chante avec beaucoup de sobriété la soprano. La simplicité de la mélodie contraste avec la richesse des belles flûtes concertantes. Il en est de même avec Quels doux concerts tiré de Pomone (1720) de Charles-Hubert Gervais où la cantatrice est accompagnée par des petites flûtes et une flûte alto. Ce style triomphe avec Vole, charmant amour tiré du Temple de la Gloire (1745) de Rameau (voir le compte-rendu de l’enregistrement) . Dans cet air très orné et très doux, la bergère et la flûte rivalisent de mélismes et de traits spirituels. C'est du grand art et un moment d'extase! Une transition géniale relie cet air au suivant sur les mots Charmant Amour par lesquels se termine l'air de Rameau et commence l'air suivant tiré de Les caractères de la Folie (1743) de Bernard de Bury. Ce dernier, claveciniste émérite, mériterait d'être mieux connu en tant que compositeur lyrique en raison de la beauté de cet air aux vocalises aériennes survolant un chœur somptueux et de la splendeur de l'ouverture par laquelle ce disque débute.

Mais c'est Rameau qui avait le dernier mot avec son célébrissime Brillez, astres nouveaux, tiré de Castor et Pollux (1737). Jusqu'à présent, je n'avais pas remarqué combien l'accompagnement orchestral était proche de celui de l'air de Bérénice, Amorosa e ben irata de l'opéra Farnace (1738) de Vivaldi. Chantal Santon Jeffery aborde cet air avec dynamisme et une grande énergie interne.

Tous ces airs étaient taillés sur mesure pour les chanteuses à la mode sous la Régence et Louis XV et notamment pour Marie Fel (1713-1794) qui fut active entre 1734 et 1758 et dont on appréciait beaucoup la capacité de chanter avec beaucoup de sentiment et en même temps une grande agilité. Chantal Santon Jeffery, passionnée par la musique baroque française, a justement ces deux qualités qui lui permettent de chanter du léger et du tendre. Capable à la fois de toucher son auditoire et de briller, la cantatrice éblouit aussi par la perfection de l'intonation, la diction parfaite, la pureté de ses suraigus, l'harmonie de sa ligne de chant dans toute l'étendue de sa tessiture.

Dans l'Orfeo Orchestra assez fourni, on admire la beauté du son des cordes et la précision des attaques. Les flûtes traversières avaient un son fabuleux mais les autres bois se remarquaient par leurs savoureuses interventions notamment les bassons dans le superbe Triste séjour, solitude ennuyeuse tiré des Paladins (1760) de Rameau. Un pupitre de sopranos à tomber donnait au Purcell Choir un merveilleux tranchant. Ce chœur très homogène apportait beaucoup de couleurs aux airs sans jamais couvrir la soliste. Très à l'aise dans les nuances piano, il faisait parfois éclater sa puissance dans Quelle vengeance quelle horreur ! A György Vashegyi qui a révélé au public en 2019 la tragédie lyrique Hypermnestre de Charles-Hubert Gervais (avec le même effectif orchestral et choral et déjà Chantal Santon Jeffery), revenait le mérite de doser subtilement la voix soliste, les instruments et le chœur, tâche qu'il a mené à la perfection.

Ce disque qui révèle les beautés injustement méconnues de l'art lyrique français au 18ème siècle, est une réussite totale.



Publié le 30 juil. 2020 par Pierre Benveniste