Cantadas - Los Elementos

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Sous le soleil du baroque espagnol

Quel est le point commun entre José de Nebra, Francisco Corselli et le jeune Alberto Miguélez Rouco ? L’Espagne et sa musique baroque oubliée.

Né dans le nord de ce pays chaud, à Calatayud, dans une famille de musiciens, José de Nebra (1702-1768) s’est révélé excellent instrumentiste (orgue, clavecin) et compositeur. Au service du duc d’Osuna, il rencontre l’art du théâtre et se forge une importante réputation lui permettant de rivaliser avec les musiciens italiens installés à Madrid. Il est également l’un des compositeurs majeurs de la zarzuela baroque (concernant ce genre, on pourra se reporter au compte-rendu de l’ouvrage de Pierre-René Serna paru dans ces colonnes. Il ne doit pas être confondu avec la zarzuela du XIXème siècle, cousine espagnole de l’opéra-comique français et du Singspiel allemand).

Francesco Corselli ou Francisco Courcelle (1705-1778) est né en Italie, à Piacenza (Plaisance). A 28 ans seulement, il quitte son pays pour la capitale ibérique. C’est grâce à la famille italienne Farnèse qu’il devient, dans un premier temps, maître de musique des infantes de la famille royale d’Espagne. Plus tard, il sera nommé maître de la Chapelle Royale à la cour de Madrid. Il exercera ses talents pendant plus de trois décennies. Il participe à la modernisation de la Chapelle en introduisant la viole de gambe.

Alberto Miguélez Rouco est né dans le nord de l’Espagne, à La Coruña en 1994. Ce jeune chanteur a déjà un beau répertoire à son actif. Élève studieux et appliqué, il apprend le chant et obtient deux masters, se forme au piano et au clavecin ! A 24 ans seulement, il fonde son propre ensemble, Los Elementos, avec lequel il produit un premier album en 2019 autour de José de Nebra. Avec ce second album, il renouvelle son désir de faire redécouvrir la musique baroque espagnole.

Mais un point commun peut en cacher un autre ! Et celui-ci est plus subtil, fruit d’une connaissance approfondie de la musique baroque dont fait preuve Alberto Miguélez Rouco. Un troisième compositeur prend part à l’aventure. Petit indice : Farinelli a travaillé avec ces trois messieurs...

Corselli et Nebra se connaissent et leur histoire s’entremêle. En 1751, l’italien prend comme vice-maestro son confrère espagnol. C’est ainsi qu’ils dirigent ensemble la Chapelle Royale. Mais avant cela, quelques années plutôt, un drame survient. Le 24 décembre 1734, l’Alcazar de Madrid, résidence royale où sont conservées les archives musicales, s’embrase ! C’est tout un pan de la musique et de ses trésors qui disparaissent dans les flammes. José de Nebra, alors responsable des archives, produit des compositions et enrichit le fonds avec l’acquisition d'œuvres de Corselli mais également du maître des castrats de Naples, Nicola Porpora. Farinelli a été l’élève de ce dernier, il a aussi supervisé les créations d'œuvres théâtrales du maître de chapelle Corselli dans laquelle José de Nebra à participé comme second clavecin. La Sinfonia de Nicola Popora est une respiration, qui embellit la place de la voix dans les œuvres de Nebra et Corsello présentées dans l’enregistrement.

Cet album est une invitation à la découverte de musiques espagnoles baroque oubliées. Il s’agit du premier album solo du contre-ténor espagnol. Le programme, d’une durée d’une heure environ, est composé de dix-huit morceaux, dont douze chantés. Le disque est accompagné d’un petit livret d’une vingtaine de pages, qui permet de comprendre la démarche qui a animé sa création. Il offre également de très beaux portraits, photographiés par Alejandro Gómez Lozano. Ils sont comme captés sur le vif, en pleine répétition. Toutefois, on apprécierait d’en savoir un peu plus sur chacun des membres de cet ensemble baroque.

L’album est structuré tel une double hélicoïdale, autour de la Sinfonia de Nicola Porpora, composée de quatre mouvements. A l’alternance des deux compositeurs vedettes de l'œuvre musicale, succèdent un récitatif et un aria. Bien que ce dernier jumelage soit conforme à l’esprit de la cantada, le double mouvement (compositeur - chant) enrichit l’album, renforce sa cohérence et la fluidité entre les morceaux. La restitution proposée dans cet album fait montre d’une connaissance approfondie des compositeurs de leurs œuvres. Spécialisé dans la musique avec des instruments d’époque, le jeune ensemble baroque donne une très agréable interprétation de ce qui a pu se jouer dans la Chapelle Royale de Madrid. A la différence que nos jeunes instrumentistes, pour cet album, ne sont que six, contre une vingtaine à la Chapelle au milieu du dix-huitième siècle. Le directeur de l’ensemble justifie un orchestre réduit par une approche intimiste. Los Elementos apporte néanmoins toute la puissance, la richesse, et la clarté nécessaire à la restitution de cette musique.

Ce voyage dans l’Espagne du dix-huitième siècle débute par une courte symphonie instrumentale de José de Nebra. Les membres de Los Elementos amorcent l'œuvre, les instruments à corde frottées occupent le devant de la scène. L’orgue, discret, vient clore le premier morceau, ouvre la seconde piste et monte en puissance pour accompagner notre jeune virtuose. Ce remarquable instrument à vent cède la place à la harpe baroque, qui ouvre le premier aria de l’album. Cet enchaînement crée ainsi une continuité, une fluidité telle qu’on pourrait penser que les trois premiers morceaux n’en forment qu’un, ce qui n’est pas le cas !

Cet album nous livre une voix complexe, capable d’un dynamisme prononcé, comme d’une certaine mélancolie, comme sur le dernier titre de l’album. Alberto Miguélez Rouco chante dans sa langue natale. Les accentuations et les intonations, spécifiques à l'espagnol, n’en sont que plus belles. Une oreille attentive entendra de fréquents roulements de « r », mais Alberto les réalise au bon moment et, surtout, avec souplesse. L’écoute en n’est que plus agréable.

On pourrait toutefois regretter, à certains moments, une forme d’uniformité et de timidité dans la voix. Mais cela n’enlève rien à la qualité de l’album pour trois raisons. Premièrement, l’ensemble Los Elementos contrebalance ces petites aspérités par un jeu d’attaques vives et un rythme soutenu. Ce couplage donne un certain charme aux morceaux interprétés. Deuxièmement le contre-ténor jouit d’un ambitus très intéressant qui, je dois l’avouer, m’a surpris à plusieurs reprises. Troisièmement, et il faut le souligner, Alberto continue à se former auprès des grands noms du monde classique. C’est ce qu’il a fait, avec Philippe Jaroussky, trois mois seulement après la sortie de cet album. La vidéo de cette masterclass est d'ailleurs disponible sur la chaîne YouTube de l’Académie Jaroussky. Une occasion, s’il en fallait une, d’exprimer encore plus d’émotion et de force, dans son interprétation du baroque espagnol.

Tout au long de l’enregistrement, il révèle l'étendue de son ambitus. Deux arias illustrent bien cette caractéristique : Llegar quiera a ese manjar de Francisco Corselli, ainsi que Este exceso sacro amor de José de Nebra. Pour le premier, Alberto se meut avec facilité entre les graves et les aigus. Cette habileté est rendue possible, en partie, grâce à la structure des textes : courts et répétés dans le chant. Il débute l'air de Corselli, avec une voix plutôt cavalière, tel un picador en pleine corrida, pour plonger, l’instant d’après, dans une voix moelleuse et séduisante. Ce mouvement entre des notes franches et tenues, vives et longues, et des notes plus légères et douces, montre la maîtrise d’une voix empreinte d’une certaine modernité. Le passage des graves à des notes plus hautes se fait en conservant cette belle et agréable voix mélodieuse qui caractérise très bien ce premier album solo. Accompagné par l’orchestration, le second aria de Nebra est une montée en puissance de la voix qui se termine d’ailleurs par de courtes notes cristallines. Véritablement, ces morceaux sont comme une valse à laquelle il est difficile de résister.

Les pistes 13 et 14 montrent une autre facette de la voix d'Alberto. On entend qu’il maîtrise parfaitement sa respiration, il a un bon soutien, sa bouche est suffisamment déployée pour permettre une agréable résonance des notes. Elles sont exprimées sans pression au niveau de sa mâchoire, les muscles sont détendus.

Je me permets là un petit aparté, tant cette dimension du chant me semble significative. L’ouverture de la bouche, de même que la posture du corps tout entier, prend toute son importance ! « Les techniques du corps » comme l’écrivait l'anthropologue Marcel Mauss dans son texte de 1934, sont capitales et en disent beaucoup sur le chanteur. Je vous invite à observer, lors de concert ou via des vidéos d’enregistrement d’album, comment l’ouverture de la bouche permet la production de belles notes à la technicité assurée. C’est le cas, par exemple, avec Cecilia Bartoli (écouter ici et ici ) ou encore Franco Fagioli ( à écouter ici ) pour la musique baroque. Mais il en va de même pour d’autres styles de musique comme le métal. Dans une vidéo d’enregistrement, Tatiana Shmayluk, chanteuse du groupe Jinjer offre une excellente illustration de cette dimension du chant (à écouter ici et, pour aller plus loin ici).

Pour revenir à notre jeune contre-ténor, ce qui est agréable sur les pistes 13 et 14, c’est que son chant laisse transparaître cette technique du corps. C’est une qualité très appréciable. Appuyé par l’orchestration, il prend le temps nécessaire pour ces longues notes. Il habite pleinement son texte et restitue au mieux cette poésie écrite par Corselli et Nebra au XVIIIème siècle ! Laissez-vous entraîner, à la suite de ce bon berger (pastorea) qui, à travers la forêt du monde (por el bosque del mundo), sert de guide aux brebis égarées qui retrouvent leur chemin : Pues sirviendo tú de guía tu redil encontrará.

Rappelons-le, l’album jongle habilement avec trois compositeurs. D’un compositeur à l’autre, on garde cette fluidité qui l’irrigue. Les membres de Los Elementos, jeune ensemble formé en 2018, sont tous issus de la prestigieuse Schola Cantorum Basiliensis, établissement privé d’enseignement et de recherche, spécialisé dans l’interprétation de la musique ancienne. De grands noms de la musique baroque se sont formés dans cette école. Christina Pluhar, harpiste, luthiste, théorbiste et fondatrice du célèbre ensemble L'Arpeggiata, ainsi que l’un des plus célèbres violistes encore en activité, Jordi Savall, y ont étudié la pratique instrumentale.

L’ensemble Los Elementos, groupe de six instrumentistes, joue d’une manière claire, équilibrée et harmonieuse. A plusieurs reprises, les violons, le violoncelle et la contrebasse usent de vives attaques avec intelligence et une certaine douceur. Il faut prendre le temps d’apprécier le second et le quatrième air de la sinfonia de Porpora pour plusieurs raisons. Tout d’abord, en ce qui concerne le premier Allegro (piste 10). Si on le compare avec un enregistrement, édité la même année par le Collectif Muffat (à écouter ici https://youtu.be/p4fndh-YVH0 , début à 2:10), j’observe que Los Elementos en donnent une version plus dynamique et plus riche. Dès les premières notes, les violons jouent de façon plus aiguë. L’orgue, contrairement au clavecin du Collectif Muffat est certes plus discret, mais il donne une certaine profondeur au morceau.

Ensuite, le second Allegro, comparé à la version éditée en 2018 par l’ensemble London Baroque (issue de l’album The Trio Sonata Through Two Centuries (à écouter ici) gagne ici en intérêt pour deux raisons. L’introduction des castagnettes installe d’emblée la musique de Porpora dans un décor espagnol. Instruments antiques, mais d’origine espagnole sous leurs formes actuelles ; les castagnettes y jouent de manière discontinue. Elles laissent respirer les violons, sans jamais les dominer et reprennent en se mêlant aux légères incises du violoncelle. Ces petites châtaignes, castañuelas par son étymologie, apportent une fraîcheur et une modernité au morceau. Elles se manifestent dès les premières notes et clôturent le morceau sur une attaque vive ! La quatrième symphonie de Porpora est, ici, un véritable duo entre l’ensemble et les castagnettes.

Ce CD est une originale découverte plurielle, celle d’un artiste, de son orchestre, de compositeurs et de leur époque. Je l’ai découvert à travers une récente acquisition faite par la Bibliothèque Municipale de Lyon (Part-Dieu) qui possède de précieuses références. Cantadas est l’une d’elles. C’est d’ailleurs ce même lieu de culture qui, il y a quelques mois, a fait sortir de l’oubli, grâce à Franck-Emmanuel Comte du Concert de l'Hostel Dieu, le manuscrit oublié d’Il paradiso perduto (voir ma chronique de ce concert).

Excellente écoute, et restons curieux des productions de cet ensemble.



Publié le 16 sept. 2022 par Dimitri Morel