Cantates italiennes - Haendel

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Que le fer que je serre, frappe mon corps profané ! (La Lucrezia)

N'ayant jamais été publiées du vivant de Georg Friedrich Haendel (1685-1759), les cantates italiennes sont restées pratiquement inconnues jusque dans les années 1960 où des travaux musicologiques les révélèrent au public. Sur près de cent cinquante œuvres de ce genre musical composées par Haendel, un faible nombre d'entre elles nous est parvenu. Ces cantates ont été composées principalement pour le marquis Francesco Maria Ruspoli, lors du séjour italien (1706-1710) du compositeur saxon. Haendel a continué à écrire quelques cantates après son départ d'Italie mais la production s'arrête dès son installation définitive à Londres en 1723.

La cantate profane (comme sa forme plus développée, la sérénade), du fait de sa relative brièveté et du petit nombre d'artistes nécessaires à son exécution, était un genre musical favori dans les cours aristocratiques au 17ème et dans la première moitié du 18ème siècle, tout particulièrement à Rome où les femmes n'avaient pas le droit de chanter en public. Du fait de sa brièveté, le texte de la cantate ne peut développer une action dramatique soutenue ou une intrigue complexe mais évoquera plutôt une tranche de vie, un instant particulièrement pathétique et sera le plus souvent agencé pour provoquer chez l'auditeur une émotion intense.

Œuvres de jeunesse, composées dès l'âge de 22 ans, les cantates profanes sont des œuvres de grande qualité, révélant pleinement le génie du compositeur saxon. Haendel devait être très attaché à ses cantates car elles constituèrent un vivier dans lequel il puisera toute sa vie. On retrouvera en effet les airs de ses cantates plus ou moins modifiés dans ses œuvres futures : opéras, pasticcios ou oratorios. Les cantates profanes ont l'intérêt d'être des marqueurs de l'évolution stylistique du compositeur saxon au cours de son séjour italien. Elles reflètent aussi les nombreuses influences qu'exercèrent sur lui des compositeurs comme Giacomo Antonio Perti (1661-1756), Arcangelo Corelli (1653-1713), Antonio Vivaldi (1678-1741), Alessandro (1660-1725) et Domenico Scarlatti (1685-1757). Avec ce dernier Haendel nouera une indéfectible amitié.

Armida abbandonata HWV 105, cantate à une voix et cordes en ré mineur, composée en 1707, peut être considérée comme une première ébauche de Rinaldo, le chef-d’œuvre que Haendel produira à Londres en 1711 dans lequel la magicienne Armida tient un rôle majeur. L'accent est mis ici sur la réaction d'Armida quand elle comprend que Rinaldo la quitte définitivement. L'introduction par deux violons solistes sans aucun support du continuo a un caractère tout italien. L'aria Ah Crudele ! E pur t'en vai, repris dans Rinaldo, est très touchant. Le théorbe de Thomas Dunford sculpte de jolis accompagnements et la soliste, Sabine Devieilhe, chante avec beaucoup de sentiment et orne la reprise de jolies vocalises. Le récitatif accompagné O voi dell'incostante e procellose mare exprime la fureur de la magicienne. La cantate se termine avec an air admirable, In tanti affanni miei qui sera repris presque textuellement (mais considérablement étendu) à la fin d'Alcina (1728) dans une situation presqu'identique. Dans cette Sicilienne, première du genre dans l’œuvre de Haendel, Sabine Devieilhe exprime de façon poignante le désespoir de l'héroïne et varie profondément le discours musical dans la reprise da capo avec la complicité du violon solo.

La Lucrezia HWV 145, cantate à une voix et continuo en fa mineur, pourrait avoir été composée à Florence pour le marquis Ruspoli à la toute fin de l'année 1706, au début du séjour de Haendel en Italie. Le cardinal Pamphili serait l'auteur du livret. Suite au viol de Lucrezia par le fils du roi Sextus Tarquinius, l'héroïne n'a plus comme solution pour sauver son honneur que le suicide. La légende ou l'histoire ont propagé l'idée que ces évènements tragiques ont déclenché la révolte du peuple contre la dynastie des Tarquins et l'avènement de la République Romaine. La cantate qui comporte dix numéros est plus développée que de coutume. L'héroïne prend à témoin le ciel, les enfers et les dieux de l'atrocité du crime dont elle fut victime. Parmi ces morceaux, on remarque Il suol che preme (Que le sol s'ouvre sous les pieds de ce Romain impie), aria di furore, très passionné que Léa Desandre projette avec une voix puissante, beaucoup d'engagement et orne de spectaculaires vocalises dans la reprise da capo. Mais le sommet de cette superbe cantate est Alla salma infedel porga la pena (Que le fer que je serre, frappe mon corps profané), un lamento chromatique poignant à la manière de Francesco Cavalli, chanté de façon bouleversante par Léa Desandre. A noter que cette aria d'une œuvre profane sera réutilisée par Haendel dans une œuvre religieuse, le Chandos Anthem n° 10, The Lord is my light HWV 255. En tous cas, la puissance du tempérament dramatique du Caro Sassone est merveilleusement servie par Léa Desandre et le violoncelle d'Atsushi Sakaï.

Aminta et Fillide HWV 83, cantate pour deux voix, cordes et continuo en fa majeur, a été composée en 1708 pour la première réunion de l'Académie d'Arcadie qu'hébergeait le marquis Ruspoli. Margherita Durastanti (?-1734), célèbre chanteuse qui suivra Haendel dans sa carrière londonienne, fut l'interprète d'un des deux rôles. Le sujet des amours de la bergère Phyllis pour le berger Aminte est plus paisible que celui des récits précédents et s'inscrit dans une tradition pastorale très vivace dans toute l'Europe musicale. Cette cantate est exceptionnelle par sa longueur, elle comporte en effet vingt-deux numéros, dont dix arias et un duetto avec da capo d'une durée totale de 53 minutes. Ce sont les dimensions d'un opéra de chambre ou d'un intermezzo, genres musicaux très prisés à cette époque que l'on écoutait pour eux-mêmes ou encore intercalés dans un opéra seria. Giovanni Battista Pergolese (Livietta e Tracollo), Johann Adolph Hasse (L'artigiano gentiluomo), Benedetto Marcello et plus tard Niccolo Piccinni (L'origille) et Joseph Haydn (La canterina) en écrivirent de remarquables exemplaires. L'action est très simple: la bergère Fillide fuit les ardeurs du berger Aminta mais progressivement sa résistance s'émousse face à la constance et la fidélité du berger. A son tour elle découvre l'amour. Paradoxalement, la voix grave (Léa Desandre) incombe à la bergère tandis que le berger hérite d'une typologie vocale proche d'une soprano colorature.

La sinfonia par laquelle débute la cantate, est bâtie sur le modèle de l'ouverture à la française avec une introduction lente suivie par un fugato très rapide. Cette sinfonia sera réemployée dans Rinaldo. L'air Fermati, non fuggir, qui réapparaîtra aussi dans Rinaldo, débute avec des traits rageurs des violons. Sabine Devieilhe dans le rôle d'Aminta nous éblouit par un magnifique suraigu d'une pureté renversante. C'est maintenant au tour de Fillide (Phyllis) qui, avec la voix de Lea Desandre, va chanter avec charme et panache, Fiamma bella ch'al ciel s'invia, étonnante valse que l'on retrouvera dans Agrippina, génial opéra composé à Venise, premier triomphe de Haendel. L'orchestre de Emmanuelle Haïm accentue le côté gentiment racoleur de cette musique et on ne s'en plaint pas.

Le sommet de cette œuvre est pour moi Se vago rio fra sassi (Si le charmant ruisseau brise parmi les pierres l'aimable argent...), troublante Sicilienne chantée par Sabine Devieilhe. Cette musique très poétique, probablement d'origine folklorique, m'évoque l'Italie du sud et plus particulièrement le chant napolitain de cette époque. Elle sera reprise sans modifications dans le chant des sirènes à l'acte II de Rinaldo. Haendel devait la chérir tout particulièrement car cette musique deviendra en 1712 la marche des Life Guards. Sabine Devieilhe en donne une interprétation pleine de charme avec la contribution poétique de l'accompagnement (violon solo tout en délicatesse) et tout particulièrement du luth de Thomas Dunford.

Senta ch'il Dio bambin. Cet air charmant et bien plus profond qu'il n'y paraît, invoque-t-il Cupidon et ses flèches ou bien l'Enfant Jésus ? La présence de la lettre majuscule dans le texte italien entretient l'ambiguïté et montre qu'entre le profane et le religieux, la frontière est perméable chez Haendel. En tout état de cause, Léa Desandre insuffle beaucoup de sentiment dans cet air et y fait preuve d'une maîtrise technique impressionnante. La belle variation de la reprise da capo mérite d'être soulignée.

La cantate se termine par un duetto, Per abbatter il rigore d'un crudel spietato core, où les deux artistes unissent leurs voix et se livrent à des vocalises jubilatoires.

En complément de programme, les musiciens nous donnent à entendre la sonate en trio en si mineur opus 2 n° 1, HWV 386b. Cette sonate dont la coupe (lent, vif, lent, vif) est celle de la sonata da chiesa, fait partie d'un ensemble de six publié en 1733 mais composé bien avant. Selon des travaux récents, ces sonates dateraient du séjour de Haendel à Rome et seraient apparentées aux sonates en trio d'Arcangelo Corelli. De ce fait leur couplage avec les cantates contemporaines est stylistiquement justifié.

Les amateurs de musique italienne et de chant baroque seront séduits par les voix magnifiques de Lea Desandre et Sabine Devieilhe soutenues par des instrumentistes talentueux (les deux violons solos et un continuo riche et délicat) et seront comblés par cet enregistrement. Sabine Devieilhe éblouit par ses vocalises acrobatiques et la pureté de ses aigus, Léa Desandre par sa voix au timbre chaleureux dans toute l'étendue de sa tessiture. Le génie de Haendel fuse sous chaque note. L'artisan de cette réussite totale est Emmanuelle Haïm qui dirige le Concert d'Astrée. Les ornements dans les reprises da capo de tous les airs sont écrits par Emmanuelle Haïm mais les chanteuses rompues à l'opéra baroque que sont Léa Desandre et Sabine Devieilhe y contribuent aussi très significativement.



Publié le 24 juin 2019 par Pierre Benveniste