Cantates pour voix seules - La Rêveuse

Cantates pour voix seules - La Rêveuse ©
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Quand l'architecture et la musique s'unissent pour célébrer la gloire de Dieu

Le contraste est frappant quand on franchit la petite centaine de kilomètres qui sépare Lübeck de Hambourg. D'un côté une vaste cité moderne ne conservant que quelques vieilles pierres, de l'autre une ville musée chouchoutant son trésor architectural gothico-Renaissance, héritage de sa gloire passée. En effet Lübeck, victime du déclin de la ligue hanséatique, a subi au 17ème siècle une lente décadence de ses activités économiques et portuaires au profit de sa voisine Hambourg. Dans cette dernière, on démolit l'ancien pour construire du neuf tandis que la société conservatrice de Lübeck prît jalousement soin de ses vieilles briques pour le bonheur des touristes d'aujourd'hui. Symbole de la richesse artistique de la ville, la Marienkirche dresse hardiment sa haute silhouette et ses deux tours au dessus d'une multitude de vieilles demeures antiques, d'un pittoresque hôtel de ville, de la Holstentor et de vastes greniers à sel. Par ses dimensions dignes d'une cathédrale, par la somptuosité de ses deux orgues, Sainte Marie donne une image concrète de l'importance de la position d'organiste qu'occupait Dietrich Buxtehude (1637-1707) et de sa réputation. Pour bénéficier de l'enseignement du maître, Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Johann Matheson (1681-1764), n'hésitèrent pas à faire le pèlerinage à Lübeck en 1704. L'année suivante Johann Sebastian Bach (1685-1750) parcourut cinq cents kilomètres à pied pour le rencontrer.

Il semble que l'origine des Abendmusiken remonte à la Renaissance mais Franz Tunder (1614-1667) leur donna leurs lettres de noblesse et légua à son successeur Buxtehude cette noble institution financée par les bourgeois de la ville qui se tenait chaque dimanche de la Saint Martin à Noël. Les activités consistaient en concerts instrumentaux et spirituels dont la réputation frappa les esprits de l'époque. « Ceci ne se trouve nulle part ailleurs » affirme un guide touristique de l'époque (cité par Florence Bolton). Ces concerts étaient de haut niveau et les meilleurs chanteurs, ceux de l'opéra Gänsemarkt de Hambourg comme Johann Philipp Förtsch (1652-1732) et les meilleurs instrumentistes y participaient. Parmi ces derniers, on trouve des violonistes et des violistes réputés comme Gabriel Schütz (1633-1710/11) ou Nicolaus Bruhns (1665-1687).

La réputation de Buxtehude franchit rapidement les frontières et il trouva en Gustav Düben (1628-1690), maître de chapelle à la cour de Stockholm, un fervent admirateur. Buxtehude lui envoie régulièrement des partitions vocales et instrumentales que Düben conserva pieusement. Ainsi la collection Düben a révélé nombre de compositions vocales sacrées de Buxtehude et d'autres compositeurs comme Christian Geist (1650-1710/11) dont la carrière se déroula à Copenhague. C'est grâce à Düben que nous est parvenu aussi un ensemble de six précieuses sonates en quatuor et en trio pour cordes et continuo. Avec cet album qui fait suite à deux autres, l'ensemble La Rêveuse fait revivre ces partitions parfois oubliées et offre une saisissante évocation des Abendmusiken.

La première œuvre inscrite au programme de ce disque fait partie du fonds Düben, il s'agit de la cantate Ach Herr, lass deine lieben Engelein de Franz Tunder. Cette œuvre est accompagnée par un consort de violes dont un dessus de viole, une viole ténor et deux basses de viole (respectivement Florence Bolton, Andreas Linos, Sylvia Abramowicz et Emily Audouin), formation dont la sonorité captivante apporte beaucoup de caractère à l’œuvre. La première partie est un chant plaintif, supplication d'un mourant en quête de Salut que Maïlys de Villoutreys aborde avec beaucoup d'émotion et une certaine retenue tout à fait appropriée. Dans La deuxième partie, la prière, beaucoup plus animée, évoque l'espoir de la Résurrection. La ligne de chant se fait plus fluide tandis que les instruments apportent des couleurs plus vives.

Dixit dominus, BuxWV 17. Le psaume 110 est un des textes de l'Ancien Testament les plus cités dans les liturgies chrétiennes et notamment dans les Vêpres. Le premier verset Dixit Dominus domino meo, sede a dextris meis (L'Eternel dit à mon Seigneur, assieds-toi à ma droite) est évidemment prophétique et est repris dans la profession de foi catholique romaine. Le verset Tu es sacerdos in aeternam (Tu es prêtre pour l'éternité) renvoie à la vocation religieuse (Dans Il nome della rosa d'Umberto Eco, frère Guglielmo adresse ces mots à l'abbé Abbone pour lui signifier qu'il a compris que l'abbé ne peut révéler des secrets obtenus par la confession). La tonalité de do majeur confère à la musique un caractère animé et joyeux. Tout au long du psaume, la voix clame hardiment les versets et les instruments répondent en écho. Buxtehude se refuse à exploiter le pittoresque de certains versets notamment l'allitération sur les mots Conquassabit capita (Il écrasera les chefs), aspect que Haendel développera dans son célèbre Dixit Dominus de 1707. On remarque toutefois que sur ces mots, le discours musical est troublé par des modulations et des dissonances. Le psaume se termine par une Doxologie jubilante et par les vocalises éclatantes de l'Amen. Maïlys de Villoutreys de sa voix lumineuse à l'intonation parfaite et les instrumentistes apportent beaucoup de dynamisme et d'engagement à cette musique exaltante.

La Sonate à trois basses de violes appartient aussi au fonds Düben. Son auteur est inconnu. Cette partition très développée présente plusieurs mouvements que l'on peut considérer comme des variations sur le thème initial. Le discours musical d'abord très calme se complexifie du fait des diminutions. Les trois violes, jouées par Florence Bolton, Sylvia Abramowicz et Emily Audouin, ne se cantonnent pas à un registre particulier mais se partagent à tour de rôle le chant et l'accompagnement avec une belle complicité. La sonorité de l'ensemble de violes est très séduisante. On retrouve les mêmes qualités de jeu dans la superbe sonate à deux basses de viole de Gabriel Schütz interprétée cette fois par Florence Bolton et Sylvia Abramowicz.

Dans Auf der Tiefen ruf ich Herr zu dir (Des profondeurs, je crie vers toi, Seigneur), texte tiré du Psaume 130, la musique est de Johann Philipp Förtsch. La voix est accompagnée ici par le violon de Stephan Dudermel, la basse de viole très active de Florence Bolton, l'orgue de Sébastien Wonner et le théorbe harmonieux de Benjamin Perrot. Parmi les textes sacrés, le De profundis est un des plus poignants. La supplication, accablée en son début, devient plus animée sur les mots So du willst, Herr. L'espérance revient dans le passage Ich harre des Herrn (J'attends le Seigneur) qui donne lieu à des vocalises admirablement articulées par Maïlys de Villoutreys.

Sonate VI en ré mineur, opus 1 BuxWV 257. Composé en 1694, l'Opus 1 consiste en sept sonates pour violon, basse de viole et continuo dont les tonalités (fa majeur, sol majeur, la mineur, si bémol majeur, do majeur, ré mineur et mi mineur) correspondent aux sept notes de la gamme de fa majeur. Ces sonates possèdent de nombreux mouvements rapides et lents alternés à l'exception de la Sonate IV dont la coupe en trois mouvements (Allegro, Lento et Allegro) anticipe le modèle classique. La Sonate VI (BuxWV 257) est la plus étonnante de la série ; elle possède onze mouvements individualisés par les tempos indiqués par le compositeur (Grave – Allegro - Con discretione – Adagio - Adagio – Vivace – Adagio - Poco presto - Poco adagio – Presto - Lento). En fait, deux mouvements bien structurés (un Allegro de style fugué au début et un Presto à la fin) encadrent des improvisations fantaisistes et libres de toute contrainte. C'est pourquoi cette sonate, plus que toute autre du même opus, est une illustration frappante du stylus phantasticus, tel qu'il fut décrit par Athanasius Kircher (1602-1680). On notera tout particulièrement les troisièmes et quatrièmes mouvements Con discretione avec leurs triolets de doubles croches répétés ad infinitum. Le neuvième mouvement, Adagio, particulièrement intense, est un lamento reposant sur un ostinato chromatique très expressif à la basse de viole et au continuo. Cet épisode interrompt un grand presto 6/8 au rythme de sicilienne. Cette sonate très exigeante a été interprétée magistralement par Stefan Dudermel au violon, Florence Bolton à la basse de viole et Carsten Lohff au clavecin qui nous ont régalé de leurs traits extrêmement légers et rapides dans la partie centrale. Dans le Grave qui ouvre la sonate et le lento qui la scelle, des ornements subtils et des flattements ont donné à cette merveilleuse musique tout son caractère.


Lübeck : Marienkirche (gravure du XVIIème s.)

Sicut Moses BuxWV 97 est tiré de l'Evangile de Jean 3, 14-15. Cette cantate provient du fonds Düben. Elle débute par une généreuse introduction instrumentale de style fugué. Le texte qui compare le serpent d'airain au Christ qui tous deux ont été élevés, est quelque peu obscur, il devient ensuite lumineux quand il promet la vie éternelle à ceux qui croient dans le Fils de l'homme. La musique que nous transmet Buxtehude par la voix de Maïlys de Villoutreys, exulte à l'annonce de cette nouvelle. Par la suite Buxtehude se cite lui-même avec un rappel du finale de la Sonate en quatuor en fa majeur BuxWV 269 qui fait également partie du fonds Düben. Un amen jubilatoire met un terme à ce joyau.

La collection Düben nous a laissé une merveille avec la cantate Herr, wenn ich nur dir hab, BuxWV 38 (Psaume 73, 25-26). Cette cantate, chef d’œuvre vocal et instrumental est écrite dans la lumineuse tonalité de sol majeur. La soprano ouvre l’œuvre avec un thème admirable planant au dessus d'une basse obstinée de trois mesures qui sera répétée vingt quatre fois. Le thème est ensuite repris par les cordes seules et notamment par les violons de Stéphane Dudermel et Fiona-Emilie Poupard qui nous émerveillent par la suavité de leur sonorité. Texte et musique expriment la confiance inébranlable du croyant envers la bonté du Seigneur. Les instruments et la voix s'unissent dans une ineffable efflorescence de paisibles doubles croches et concluent avec un vibrant Alleluia. Le tempo adopté par Maïlys de Villoutreys m'a paru plus lent que celui d'autres interprètes mais le résultat est plus serein et plus recueilli. La voix pure et claire est dépourvue de vibrato comme il se doit dans ce genre de musique, elle se déploie sur les divers registres de sa tessiture avec une égale projection. Cette sublime cantate est donc admirablement interprétée et donne l'occasion de mentionner la qualité exceptionnelle du continuo avec Benjamin Perrot au théorbe, Sébastien Wonner à l'orgue positif et Carsten Lohff au clavecin.

Les cantates sur des textes sacrés et les pièces instrumentales présents dans ce disque poursuivaient une même quête spirituelle visant à offrir à Dieu la plus belle musique dans le cadre sublime de la Marienkirche. L'ambiance de ces musiques vespérales a été fidèlement restituée par La Rêveuse et les amoureux de Buxtehude seront comblés par ce troisième album consacré à ce compositeur qui leur donnera en sus la possibilité de découvrir nombre de ses prédécesseurs ou contemporains.



Publié le 19 avr. 2020 par Pierre Benveniste