Suites pour violes - Cappus

Suites pour violes - Cappus ©Astres Records
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Un plaisir rare et capiteux

Jean-Baptiste Cappus (1689-1751), né à Dijon, passa l'essentiel de sa vie et mourut dans cette ville. Ce compositeur, pratiquement inconnu de nos jours, était pourtant de son temps une célébrité et faisait partie d'un petit cercle de musiciens choisis parmi lesquels figurait Jean-Philippe Rameau (1683-1764). Jonathan Dunford et Yvan Beuvard lui ont récemment consacré un article intitulé Jean-Baptiste Cappus, the forgotten violist, an inventory of his life and works publié en 2017 dans The Viola da Gamba Society Journal, volume 11, pages 46-64. Cet article renferme un exposé sur la vie de l'artiste, un catalogue de son œuvre et une analyse détaillée de certaines d'entre elles. Les lecteurs ne comprenant pas l'anglais peuvent consulter une monographie en français dans la revue Musicologie.org

Selon Dunford et Beuvard, peu d’œuvres de Jean-Baptiste Cappus ont été conservées. Parmi ces dernières, le Premier livre de pièces de viole et la basse continue publié en 1730 permet d'avoir une idée sur le style de ce compositeur. Le Deuxième livre publié en 1733 est malheureusement perdu. Dans un genre très différent et parmi les œuvres d'importance, Sémélé, cantate pour voix seule et symphonie publiée en 1732, comportant neuf airs, s'inscrit dans un ensemble fourni d’œuvres contemporaines consacrées aux amours contrariées de la nymphe courtisée par le plus puissant des dieux. Il s'agit de tragédies lyriques dont les auteurs sont Marin Marais (1656-1728), Elisabeth Jacquet de la Guerre... et d'opéras de Georg Philipp Telemann, Georg Friedrich Haendel, Johann Adolph Hasse...

Le Premier livre de pièces de viole et la basse continue comporte quatre suites dans les tonalités de sol majeur, ré mineur, ré majeur et la mineur. Avec deux suites dans le mode majeur et deux dans le mode mineur, le recueil de 1730 présente un certain équilibre. Conformément aux Règles de composition de Marc Antoine Charpentier (1643-1704), le mode majeur a une connotation plutôt optimiste tandis que le mode mineur est plutôt enclin à décrire les tourments du cœur. Sol majeur, doucement joyeux, serait une tonalité ensoleillée, ré majeur, joyeux et très guerrier, pourrait accompagner un triomphe, ré mineur, grave et dévot, tonalité des messes de Requiem, serait funèbre et la mineur, tendre et plaintif, plus neutre, inciterait à la mélancolie. Ces considérations sont en grande partie validées par l'écoute des œuvres comme nous le verrons plus loin.


Les Anges musiciens, de Mathias Grünewald (retable d’Issenheim - musée Unterlinden de Colmar)

Jonathan Dunford insiste dans sa revue sur la précision de l'édition de 1730 qui comporte un luxe de détails. A la lecture de la partition, on constate que les liaisons et beaucoup de doigtés sont écrits, que certains coups d'archet sont précisés (« il faut soulever l'archet après tous les points qui ne sont pas liés ») avec de nombreuses indications p (« poussez ») et t (« tirez »), que de nombreuses figures ornementales, gruppettos, trilles, flattements sont indiqués. On est aussi impressionné par la difficulté de ces morceaux. N'étant pas violiste, et étant donné que l'ambitus de plusieurs mouvements de ces suites recoupe la tessiture de mon alto baroque, je me suis efforcé de les jouer. Les difficultés proviennent essentiellement du nombre importants d'accords et surtout de passages en doubles cordes consistant en tierces parallèles exécutés à grande vitesse. Mais là où les choses se compliquent vraiment c'est lorsqu'il faut effectuer un double flattement sur un accord de tierce et ainsi mobiliser simultanément les quatre doigts de la main gauche, figure acrobatique pour un violoniste qui à mon avis doit être également périlleuse pour un violiste ! Ces éléments reflètent la grande flexibilité de la main gauche de Cappus et l'utilisation importante du quatrième doigt en extension.

Les quatre œuvres gravées sont organisées comme la suite française classique. Elles débutent par un prélude ou fantaisie assez solennel et cette introduction est suivie par les danses habituelles. Toutefois une gavotte remplace la courante jugée vieux jeu. D'après le style, la technique et l'écriture de ces morceaux, on peut affirmer que Cappus était familier de l’œuvre pour viole de gambe de Marin Marais et on peut émettre l'hypothèse que Cappus aurait même pu travailler avec le grand maître lors de ses séjours à Paris. Un argument décisif, en faveur de cette hypothèse résulte de la présence du signe ''e'' au dessus de certaines notes. Ce signe signifie qu'il faut exercer une vigoureuse pression sur la corde avec l'archet. Cette notation, une invention de Marin Marais (utilisée aussi par son fils Roland), n'est utilisée par aucun des grands violistes de l'époque, Jean-Baptiste Forqueray (1699-1782) compris. Sont manifestement inspirés de Marin Marais les symboles utilisés (des lignes ondulées horizontales ou verticales) pour décrire les flattements et les plaintes respectivement (La Chonchon). Les modalités techniques relatives à l'exécution de ces ornements sont détaillés dans l'article de Dunford et Beuvard et dans le traité de viole de Jean Rousseau (1644-1699).

Les titres des pièces sont l'illustration du patriotisme bourguignon de Cappus. Des noms tels que La Bourguignotte, La Puligni ou bien La Bierre se réfèrent à des toponymes régionaux ou communaux (Puligny-Montrachet ou Bierre les Sémur). La Raton, La Chonchon, La Mongey, La Pierrete correspondent à l'évidence à des patronymes de notables régionaux.

Il est évidemment difficile de dégager un style étant donné que ces suites du Livre 1 sont les seules œuvres enregistrées du compositeur. On peut quand même apprécier la grande richesse mélodique de ces œuvres. Ce trait est particulièrement évident dans les deux suites en ré mineur et en la mineur, plus centrées sur la beauté mélodique que sur la virtuosité. Les deux suites en sol majeur et ré majeur sont plus virtuoses et ont un caractère plus populaire.

La Suite en ré mineur (n° 2) est la plus dramatique des quatre. Le prélude est d'abord solennel, il s'anime ensuite avec de surprenants changements de registres (graves et aigus en alternance) dans la partie de la première viole. L'Allemande possède une sombre grandeur accentuée par les doubles croches très inégales, à la manière de Lully. A ce propos on peut remarquer que Jonathan Dunford adapte constamment l'inégalité des croches ou doubles croches au caractère du morceau. La forme du rondeau L'Aimable est originale avec ses jolies variations sur un refrain émouvant, magnifiquement chanté par la première viole. La gavotte La Comtesse est remarquable par sa beauté mélodique et son harmonisation raffinée. Sommet dramatique de la suite, la sarabande se distingue par une montée chromatique très expressive dans la deuxième partie. L'émotion des trois protagonistes est palpable dans ce magnifique morceau. La Raton, une gigue, termine la suite sur une note plus légère.

La Suite en la mineur (n° 4) a un caractère élégiaque et incite à la mélancolie. La Chonchon, une sarabande est, à mon goût , un des sommets de l’œuvre en raison de son caractère passionné. Lors du premier exposé de la première partie, on note que les violes s'effacent pour laisser chanter le clavecin de Pierre Trocellier, révélant ainsi une superbe mélodie. Dans la reprise, c'est cette fois la basse grave de Jérôme Chaboseau qui est mise en valeur. Les nombreux flattements simples et doubles, écrits par le compositeur, donnent beaucoup d'allure à ce morceau, admirablement rendu par Jonathan Dunford. Dans le premier menuet, on note encore les croches très inégales qui lui confèrent un caractère très dansant. La Bierre est une gavotte à la fois gracieuse, comme demandé par le compositeur, et mélancolique. Les flattements prononcés donnent à ce morceau un caractère très expressif. Les deux musettes à deux violles qui suivent sont remarquable par la beauté et l'originalité des mélodies. Un rondeau, La Mongey, conclut la suite. Des couplets de plus en plus fantaisistes alternent avec le refrain, notamment un couplet assez étrange consistant en bariolages dans le registre grave de la tessiture de l'instrument dont le caractère m'a semblé parodique.

L'élégance domine dans la Suite en sol majeur (n° 1), cette dernière débute par un prélude faisant alterner des tempos lent, vif, lent. La Légère et Le double de La Légère sont des mouvements très gracieux. Lors de la reprise de la première partie de La Légère, la première viole et le clavecin se font discrets pour mettre en valeur la belle ligne de basse jouée par Jérôme Chaboseau. Dans l'aristocratique rondeau, Le conte de Saulx , on note la virtuosité des couplets avec des bariolages très véloces que Jonathan Dunford conduit de façon magistrale. Dans ce contexte insouciant et bucolique, la sarabande La Niquette surprend par un début au caractère presque liturgique chanté sans aucun accompagnement par la première basse de viole (Jonathan Dunford). On note aussi l'intonation parfaite des suraigus émis par cette dernière dans La Niquette et dans La Puligni.

La Suite en ré majeur (n° 3) possède un caractère plus populaire. L'allemande La Mignonne est très gracieuse avec ses passages pianissimo. La Voiline est une très jolie sarabande en accord avec son titre évoquant quelque scène bucolique de Watteau. Lors de la reprise de la deuxième partie, la deuxième basse de viole (Jérôme Chaboseau) est mise en valeur et une mélodie émouvante est ainsi révélée. La Bourguignotte, viel à deux violles et La Pierette, un rondeau, sont deux pièces au caractère très rustique. Le dernier couplet, très brillant, termine en fanfare la suite.

On ne présente plus Jonathan Dunford (particulièrement connu à Strasbourg puisqu'il enseigna sept ans au Conservatoire National de cette ville). Il joue sur une basse de viole à sept cordes Salomon (1741) pratiquement contemporaine du premier livre de Cappus et tire du ventre de sa viole des sonorités admirables produisant des émotions intenses. Jérôme Chaboseau complète l'harmonie de sa basse de viole avec son talent et son expertise habituels. Comme on l'a vu plus haut et à la manière des ensembles de jazz, les dessus se sont plusieurs fois effacés avec courtoisie pour permettre au continuo (basse d'archet et clavier) de chanter, révélant ainsi des harmonies nouvelles. Pierre Trocellier (suites n°1, 2 et 4) et François Roudier (suite n° 3) ont de leur côté assuré l'assise harmonique avec beaucoup d'art et de sensibilité.

L'écoute répétée de ces suites, non seulement procure un plaisir rare et capiteux mais encore montre à l'évidence que Dijon n'était pas seulement la patrie de Rameau mais renfermait aussi un terreau fertile dans lequel de nombreux talents musicaux ont germé et éclos. Jean-Baptiste Cappus est sans aucun doute un de leurs meilleurs représentants.

NDLR : des extraits de ce CD peuvent être écoutés gratuitement sur le site d’Astres Records, label créé et géré par Jonathan Dunford (cliquer ici)



Publié le 26 août 2019 par Pierre Benveniste