Motets à trois voix d’hommes et symphonies - L. N. Clérambault

Motets à trois voix d’hommes et symphonies - L. N. Clérambault ©Paraty
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Quand la foi emprunte à la musique son langage

Pour ses contemporains, Nicolas Clérambault était avant tout un maître en Cantates : « cet homme célèbre dans son art, dont les cantates sont au-dessus de tous les éloges et ne craignent aucune comparaison, a parfaitement rempli ce que le Public attendait de son talent » déclare sans ambages le Mercure de France (juin 1748). D’ailleurs, Louis XIV lui-même était tombé sous leur charme au point de nommer leur auteur, surintendant des concerts particuliers de Madame de Maintenon.

Pourtant, malgré ces faveurs royales et le succès public remporté par ces pièces profanes, celui qui était doté d’un « génie supérieur pour la Musique » (Jean-Baptiste LadvocatDictionnaire historique et bibliographique portatif – Tome 1 – 1777) ne sera pas un musicien de Cour. Il mettra son temps et ses talents d’organiste au service de trois communautés religieuses. D’abord, le couvent des Jacobins (Dominicains) de la rue Saint Jacques, à Paris, opportunément situé à proximité de son domicile. Il y assiste son maître, André Raison, avant de lui succéder. En 1715, il accepte les charges d’organiste à la maison royale de Saint-Cyr et en l’église de Saint Sulpice, à Paris, devenues vacantes au décès de Guillaume-Gabriel Nivers.

L’œuvre vocale sacrée qu’il compose alors révèle son extraordinaire capacité d’adaptation aux contraintes que lui fixent ses différents commanditaires : ici, des petits motets, pièces brèves interprétées par des effectifs restreints, sont destinés au salut du Saint-Sacrement (C.131) ou aux dévotions à la Vierge (C.135) ; là, des grands motets mobilisent chœurs et orchestres comme à l’occasion de la dédicace de l’église de Saint-Sulpice, en 1745 (C.149) ; là encore, des formules intermédiaires sont aménagées pour célébrer la canonisation du pape Pie V, l’effectif instrumental étant alors renforcé (C. 150). Pour l’essentiel, ces motets et quelques psaumes ont été rassemblés dans cinq recueils manuscrits. Pour simplifier, les trois premiers contiennent des compositions relevant de la première catégorie quand les deux suivants font appel à des effectifs vocaux et instrumentaux plus consistants. Mais, précise Catherine Cessac dans son excellente biographie consacrée à Nicolas Clérambault, le classement des copies a été réalisé avec une rigueur toute relative, notamment en matière de chronologie. Ainsi, le Motet pour la canonisation de Saint Pie s’est glissé dans le cinquième livre alors qu’il s’adresse à des voix de solistes et qu’il a plutôt été composé en début de carrière.

A ce jour, des initiatives isolées ont redonné vie à quelques-uns de ces motets. Récemment, Emmanuel Mandrin a fait résonner les Chants et motets pour la Royale Maison de Saint Louis (Erato) avec le concours des Demoiselles de Saint-Cyr. Déjà en 2001, Gérard Lesne avait interprété les Motets pour Saint-Sulpice, accompagné par l’ensemble Il Seminario Musicale (Virgin Veritas). Les coupons de musique sacrée livrés aujourd’hui par Fabien Armengaud ont, pour la plupart, été découpés dans le premier et surtout le troisième livre. Certains proposent une relecture de motets déjà interprétés par d’autres ensembles. Mais, au plaisir de la comparaison, il ajoute celui de la découverte d’un répertoire pratiquement ignoré, celui que Clérambault a destiné au couvent des Jacobins.

Et c’est justement par une pièce composée à l’intention de cette communauté que débute le programme gravé sur le CD. Nous sommes en 1712. Le pape Clément XI vient de canoniser l’un de ses prédécesseurs, Pie V. Or, il se trouve que ce dernier avait intégré l’Ordre des Dominicains à l’âge de quatorze ans. C’est donc jour de fête chez les Jacobins qui viennent d’offrir à la chrétienté un nouveau Bienheureux. Même le Mercure Galant se souvient des festivités : « les Jacobins du grand couvent de la rue Saint Jacques viennent de solenniser avec beaucoup d’édification et de magnificence la canonisation de Saint Pie, Pape et religieux de leur Ordre » (mai 1713). « Edification » et « magnificence » caractérisent parfaitement le motet composé par Clérambault pour cette occasion. Pas de trompettes ni de timbales car l’autre saint issu du rang des Jacobins (Thomas d’Aquin) redoutait la musique instrumentale qui flatte trop les sens. Mais, jour de fête oblige, le continuo ordinairement assuré par l’orgue est enrichi par quelques cordes (violon, basse de violon et théorbe) et des bois (traversos, hautbois et flûtes à bec). Quant au récit, il est confié à trois voix d’hommes. L’ensemble ainsi constitué décline une magnifique biographie en musique du nouveau saint. Elle est construite «selon une vaste forme en rondeau » (Catherine Cessac), les deux derniers versets de la première strophe étant repris au milieu et en conclusion de la pièce.

La symphonie d’entrée nous plonge d’emblée dans une ambiance festive. Joyeuse et solennelle à la fois, elle est placée sous le signe de l’allégresse, exprimée cependant avec une certaine retenue compte tenu du caractère sacré des lieux dans lesquels elle s’exprime. Le timbre clair et parfaitement maîtrisé de Cyril Auvity appelle le peuple de Paris à s’associer aux moines pour célébrer le nouveau saint. Il est rejoint par la basse profonde d’Alain Buet et la voix limpide de Jean-François Novelli pour donner encore plus d’ampleur à cet appel. Les trois solistes finissent par former un petit chœur pour inviter l’assemblée à traduire la joie du moment en chants d’action de grâce, répétant à tour de rôle ou de concert : Psallite, cantate, jubilate (Psalmodiez, chantez et jubilez).

Place maintenant au récit de la vie du Bienheureux. Jean-François Novelli célèbre avec le hautbois de Guillaume Cuiller ce jour du 19 janvier 1566 où la tiare pontificale est posée sur la tête du pape nouvellement élu. Puis, avec le concours des autres solistes, il appelle la ville de Paris à applaudir à nouveau ce début de règne. Mais déjà apparaissent les démons auxquels le nouveau pontife va être confronté. De sa voix plongeant dans les graves, Alain Buet observe qu’une factio conjurat regiquae inimica Deoque heresis (une faction complote, ennemie du Roi, infidèle à Dieu). Mais quel est exactement cet ennemi du Roi et de Dieu ? Un second motet dédié à Saint Pie (Altisoni celebrate chori, C.130) apporte un premier éclairage en désignant les Lutheri vulpes (renards de Luther). Une manière de rappeler que celui qui a excommunié la reine Elisabeth Ière d’Angleterre a également surveillé de très près les princes européens tentés de faire des concessions aux protestants. Mais, en 1712, on ne peut s’empêcher de tourner également le regard vers d’autres ennemis du Roi : les Jansénistes. Le combat sera long, mais, at sancti auxilio prostrata factis sit (grâce au secours du Saint que cette faction soit enfin terrassée). A la mise en scène dramatique de l’épisode des hérétiques succède maintenant la théâtralisation d’un ennemi tout aussi redoutable. Clérambault nous projette sur une scène de guerre. Le récit s’enflamme, les cordes résonnent en batterie pour représenter le combat mené contre impia turcarum gens (l’impie nation des Turcs) qui déjà envahit « l’enclos du Christ ». Le figuralisme de Clérambault trouve dans ce passage une belle occasion de s’exprimer : bruits de batailles, angoisse suscitée par l’ennemi et finalement le renversement de la situation annoncé par un sed subito (mais soudain) répété avec insistance comme pour mieux préfigurer la victoire navale de Lépante (1571).

Un glissando du clavecin annonce le terme de la célébration du Bienheureux. Le grave de d’Alain Buet et l’aigu du violon figurent admirablement le contraste entre le nouveau Bienheureux qui a rejoint les cieux et le monde terrestre dans lequel continuent à sévir semen vitium, mors morbes et error  (la source des vices, la mort, les maladies et l’hérésie). Un gracieux duo des ténors, soutenu par le continuo et la basse de violon, libère la sérénité qui va envelopper l’assemblée à la vue du saint triomphant. Dans un tranquille mouvement fugué interrompu par une courte séquence a capella, les trois voix commentent la décision pontificale : désormais, quam felix caelo aeternum regnabit et ultra (pour toujours Bienheureux, il règne dans les cieux, par-delà l’univers). Cette annonce relance le chant d’allégresse initial, concluant le motet sur un vibrant Psallite, cantate, jubilate.

On l’aura compris, ce motet nous a subjugué, tant par la qualité de son écriture que par la beauté de son interprétation. A lui seul, il justifie, à nos yeux, l’écoute de ce CD.

La fête est finie. C’est maintenant vers le Saint Sacrement que s’élève un Panis angelicus (C.131) empreint d’un profond recueillement. Un Jacobin (Thomas d’Aquin) est l’auteur du texte ; sa mise en musique est destinée à Saint-Sulpice. La flûte à bec de Maud Caille et le continuo énoncent le thème mélodique. Il sera repris, sous une forme fuguée, par les trois voix auxquelles la flûte ajoute ponctuellement la sienne. La seconde partie (O res mirabilis/ O merveille) adopte un mode polyphonique plus traditionnel. L’ensemble respire le calme et nous plonge dans un état contemplatif. L’écriture musicale, d’une belle simplicité, manifeste la foi authentique de son auteur.

Avec le Motet à trois voix tiré du Psaume 76 (C.130), nous changeons de rythme et de tonalité. Est-ce parce qu’il s’agit de la seule pièce extraite du second livre manuscrit ? En tout état de cause, l’indication « gravement » figurant sur la partition dénote clairement l’ambiance générale enserrant la première partie du motet. L’agitation du clavecin, la tonalité grave de la basse de violon ainsi que les quelques dissonances instrumentales installent l’atmosphère tourmentée préludant à la traversée de la Mer Rouge. L’écriture expressive de Clérambault trouve ici un terrain incomparable : plongée dans les abymes signifiée par la basse d’Alain Buet, sifflement des flèches imité à grands traits lancés du clavecin par Fabien Armengaud, déchaînement des flots reproduit par une basse de violon nerveuse servie par Mathurin Matharel. Les voix expriment de façon convaincante l’angoisse qui saisit les fuyards. Suit un court silence. Puis le clavecin ouvre une nouvelle séquence que la partition désigne comme constituant le « récit ». Cyril Auvity chante l’espoir retrouvé d’un peuple qui voit s’ouvrir un passage dans la Mer Rouge. La voix de haute-contre ose des vocalises manifestant la joie de la délivrance tandis que le continuo a retrouvé l’apaisement. Dans la strophe finale, le clavecin cède la place à l’orgue et les violons préfigurent la terre promise vers laquelle Moïse et Aaron conduisent le peuple libéré.

Les pièces suivantes sont toutes dédiées à la Vierge. Fabien Armengaud ne pouvait mieux nous rappeler le vœu de Louis XIII en remerciement de la grossesse de son épouse Anne d’Autriche après vingt-trois ans de mariage. Par ce vœu officialisé le 10 février 1638, le roi consacre le royaume de France à Notre-Dame. Au demeurant, à la maison royale de Saint-Cyr, une dévotion particulière est accordée à la Vierge, « reine et mère de tous les chrétiens, mais particulièrement des femmes et des filles » selon Madame de Maintenon (citée par Catherine Cessac). Deux raisons majeures pour encourager Clérambault à composer ses œuvres de dévotion.

Le Salve Regina (C.114) était destiné à Saint-Sulpice. Porté par un continuo serein, le violon rejoint par la flûte donne un ton apaisé à la célébration de la Vierge miséricordieuse. A l’issue de la symphonie d’entrée, quatre temps vont structurer cette antienne. Des salutations respectueuses sont adressées par les trois voix sur un mode fugué, avec des notes longues tenues sur le mot salve sans cesse répété. Cette séquence s’achève comme elle a commencé : par les salutations renouvelées du violon et de la flûte. Un sombre continuo (orgue et théorbe) accompagnera les supplications des filii Evae (enfants d’Eve) par le duo formé par Cyril Auvity et Alain Buet. Tandis que les voix mêlent le grave à l’aigu pour lancer de déchirants ad te clamamus (nous élevons nos cris vers vous)», le continuo est brisé par des silences, comme pour mieux souligner encore le caractère plaintif de cette séquence. Mais déjà l’espoir renaît, chanté par un très beau trio exprimant la foi en l’intercession de l’ advocata nostra (notre avocate). Certes, l’humilité est une nouvelle fois soulignée par la combinaison de la voix de haute-contre et du théorbe de Thibaut Roussel pour espérer accéder à Jésus au terme de l’exil sur terre. Mais l’antienne se conclut dans un climat de douce piété qui transparaît dans le dialogue engagé entre les voix et les instruments. Celui-ci s’achève dans une harmonie pleine de majesté.

C’est en forme de petite fugue à quatre voix que se chante monstra te esse matrem (montrez que vous êtes mère) (C.132). Le violon s’y impose comme le quatrième soliste. Cette courte pièce met en musique le quatrième quatrain de l’hymne Ave Maria Stella. Le violon y est particulièrement mis en valeur : il annonce le thème, se mêle aux voix pour élever la prière jusqu’au cieux et participe à égalité de voix à l’harmonie finale. Le style du Sub tuum praesidium (sous l’abri de votre miséricorde) (C.104) est taillé sur le même patron. Le violon y est traité à l’égal de la voix. Mais il ne dialogue, cette fois, qu’avec le seul baryton, apportant une touche de contraste entre sa voix grave et les aigus du dessus instrumental. Pour mémoire, Jan Dismas Zelenka composera dix versions de cette courte prière adressée à la Vierge (ZWV 157).

Ce modeste bijou musical est suivi d’un Magnificat (C.136) au style sensiblement dépouillé. Dans nos représentations, ce cantique chanté par la Vierge après l’Annonciation renvoie souvent à une pièce imposante dans laquelle chœurs et orchestres au grand complet rivalisent d’éclats. Rien de tel avec la pièce composée par Clérambault pour Saint-Sulpice. Le recueillement est aux commandes ; la sobriété est la règle.

L’hymne est lancé de façon traditionnelle : une courte introduction à l’orgue prépare l’intonation par le célébrant, ici Jean-François Novelli. Un simple accompagnement au clavecin et à la basse de violon porte la strophe suivante dans laquelle les deux ténors expriment, tremblements à l’appui, l’exaltation qui saisit l’esprit de la Vierge à l’annonce de sa mission. L’orgue et la basse de violon apportent maintenant leur support aux solistes qui se partagent les strophes suivantes avant de se rejoindre dans un confiant et misericordia ejus a progenie in progenies (sa miséricorde passe d’âge en âge). Il souligne, par la répétition du mot misericordia, la foi de « ceux qui le craignent ». Dans une forme d’intermède, le clavecin, la basse de violon et le baryton s’associent pour témoigner, avec force et gravité, de la puissance divine qui réduit les orgueilleux de ce monde et vient au secours des humbles. S’ensuit une nouvelle intervention des solistes dans l’espace de deux strophes avant d’appeler l’ensemble de l’effectif à conclure par un Gloria Patri solennel, alliant le style traditionnel à une écriture contrapunctique épurée.

L’enregistrement se clôt sur un O piissima, O sanctissima Mater (O très bonne, O très sainte Mère) (C.135) intimiste. Ecrite pour Saint-Sulpice, la pièce diffuse un parfum de tendresse. Une première partie laisse libre cours à la méditation avant une rupture de rythme et de tonalité pour signifier le désir que curremus in odorem unguentorum tuorum (nous courrions à l’odeur de tes parfums). L’ensemble est d’une écriture inspirée par l’humilité et le respect.

C’est finalement avec beaucoup de gratitude que nous saluons l’initiative de Fabien Armengaud et de son Ensemble Sébastien de Brossard. Leur initiative participe à l’effort de redécouverte d’un musicien dont des pans entiers de son catalogue sont quasiment tombés dans l’oubli.

Leur interprétation joue à la fois sur le contraste des talents individuels et l’unité cohérente du collectif. Les trois voix sont assurées, fermes, claires, tout à la fois puissantes et maîtresses des nuances. Leur diction est impeccable et leur engagement total. Les continuos sont de solides appuis aux chanteurs et les instruments solistes des partenaires parfaitement ajustés. Certes, la prise de son nous paraît quelque peu aseptisée si on la compare à des enregistrements réalisés dans des volumes produisant des effets d’échos. Mais cette sensation, tout à fait secondaire, ne constitue nullement un obstacle pour goûter avec gourmandise cette production… qui attend une suite, tant est immense l’œuvre vocale religieuse de Clérambault qu’il nous reste à découvrir.



Publié le 19 nov. 2016 par Michel Boesch