Concerto grosso - Emigré to british Isles

Concerto grosso - Emigré to british Isles ©Magdalena Hałas
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Iles britanniques, une terre d’accueil et d’innovation…


Sous le titre Concerto grosso – Emigré to british isles, l’ensemble instrumental polonais {oh!} Orkiestra Historyczna nous transporte d’un souffle vers les Iles britanniques où une brise novatrice agite et imprègne un paysage aux quarante nuances de vert. Peu connu en France, l’Ensemble requiert toute notre attention mais aussi la vôtre !

Fondé en 2012 à Katowice (Pologne) par Martyna Pastuszka (violoniste solo) et Artur Malke (manager), l’Ensemble réunit des passionnés de musique ancienne, attachés à l’interprétation historiquement informée. Méthode cherchant à se rapprocher des goûts musicaux et des intentions des compositeurs par l’utilisation d’instruments d’époque ou de copies en respectant les codes baroques (ornementation, diapasons, tempéraments, …). Son impétuosité est si contagieuse, que l’Ensemble parvient sans aucun mal à partager « sa » musique. La mélodie nous gagne intensément par la rhétorique musicale où précision rime avec expression. A la manière du poète français François Scalion de Virbluenau (seconde moitié du XVIème siècle – première moitié du XVIIème siècle), l’Ensemble formule les sentiments et les sensations dans l’art du « bien-dire » la musique. Il nous remémore la citation d’André Grétry (1741-1813). « La musique tire ses premiers avantages des beautés poétiques, idéales ou exagérées qu’elle se permet, non sans doute pour être plus vraie, mais pour être musique. », in Les mémoires ou essais sur la musique (1979). La musique n’apparaît-elle pas comme un vecteur qui relie bien des âmes ? Notre sensibilité en est fort ébranlée.

Le titre du disque est quelque peu généraliste. Aux contours flous voire énigmatiques, il ne nous renseigne que sur le style musical : celui du concerto grosso. Seul le sous-titre Un émigré aux îles britanniques, recentre notre attention sur le lieu d’accueil… Mais à quoi ou à qui se rapporte le mot émigré ? Le style ? Le compositeur en particulier ?
Avant de nous lancer dans l’écoute du CD et éventuellement d’apporter des réponses à notre questionnement, prenons le temps d’un rappel. Le concerto grosso peut s’appréhender comme un dialogue entre les instruments solistes (appelés concertino) et l’ensemble des instruments (dénommé ripieno). Les différentes parties, solistes ou tutti, reçoivent l’appui du continuo (basse continue) constitué d’un ou plusieurs instruments monodiques (viole de gambe, violoncelle, …) jouant la ligne de basse écrite et un ou plusieurs instruments harmoniques (clavecin, guitare baroque, orgue, théorbe, …) complétant l’eurythmie.
Le terme concerto grosso mène notre pensée vers l’Italie et, particulièrement, vers le « créateur » des Concerti grossi, Arcangelo Corelli (1653-1713). Or, la forme musicale connaît également ses lettres de noblesse en terres britanniques.

Attirés par ce nouveau langage, les Britanniques accueillent sur leur sol bon nombre de compositeurs, notamment transalpins. A la manière de serfs s’affranchissant de la glèbe seigneuriale, ces « émigrés » s’émancipent des canons musicaux d’Europe continentale. Modèle idéal selon lequel la rigueur et l’élégance (notamment en France) s’imposent au détriment de la fantaisie, de l’innovation. Animés par la musique instrumentale « pure », ils brisent les chaînes selon lesquelles la musique ne joue qu’un rôle secondaire (musique de chambre) ou n’est que l’esclave de la danse… L’abolition des servitudes conduit à une mélodie pleine de vitalité, régie par l’audace d’écriture des compositeurs. Ces derniers usent brillamment de l’abondance de couleurs musicales pour exprimer toute la palette des sentiments. Ils traduisent cette notion abstraite par des notes qui la personnifient. Ils lui donnent forme, la modèlent à souhait. Il en émane des saveurs et des parfums, tout autant doux qu’amers. Malgré une certaine impertinence stylistique, ils restent vigilants sur le rôle sociétal de la musique et de ses corollaires que sont la reconnaissance et le gain…
C’est ainsi que Francesco Scarlatti (1666- c. 1741) et Francesco Geminiani (1687-1762) quittent leur Italie natale et émigrent vers ces terres d’accueil… {oh!} Orkiestra Historyczna leur dédie, d’ailleurs, leur quatrième enregistrement, principalement à Scarlatti. Serait-ce lui « notre » émigré, pointé par le sous-titre ? Nous le pensons puisque l’Ensemble lui offre la primeur au disque.

Frère cadet d’Alessandro Scarlatti (1660-1725) et oncle de Domenico Scarlatti (1685-1757), Francesco s’installe à Londres puis à Dublin. Malgré une parfaite maîtrise de la composition, il n’atteindra malheureusement pas la célébrité connue par son frère et son oncle. La pénombre empreigne l’ensemble de son œuvre qui, encore aujourd’hui, demeure nimbé d’un voile opaque. Seule une infime partie des concertos grosso sont redécouverts en l’an 2000 dans le livre de travail du compositeur anglais, Charles Avison (1709-1770).
L’ensemble {oh!} Orkiestra Historyczna nous en dévoile six. Construits sur la base de quatre mouvements avec alternance de passages vifs et lents, chacun des six concertos se modélise sur la forme sonata da chiesa (sonate d’église). Nous entendons par sonate d’église, une pièce destinée à être exécutée dans une église lors de cérémonies ou de concerts. Le caractère profane doit être lissé afin de respecter le lieu consacré.
L’ouverture du Concerto grosso N° 2 en ut mineur (piste 1) figure une sorte d’exposition. Les notes y sont tirées voire filées. Imprégnons-nous de ce paradoxe où lenteur n’est pas synonyme de pesanteur. Ecoutons le ton dolent du violon I solo de Martyna Pastuszka qui reçoit l’appui mélodique du violon II solo de Małgorzata Malke. Aux théorbes, Dohoy Sol et Jan Čižmář exposent clairement leur opinion. L’andante (p. 2) confirme le propos. S’ensuit le mouvement grave (p. 3) dans lequel la recherche expressive est pleinement atteinte. Par des notes fuguées, l’orgue positif d’Anna Firlus s’empare du discours. L’organiste parsème d’intentions sonores la conversation, en réponse aux cordes frottées et pincées. Le grave est, pour nous, le point culminant du concerto grosso. Les contrastes sont saisissants, enivrants. Nous vivons pleinement les ruptures que nous impose chaque pupitre. Nul ne peut rester insensible à l’interprétation offerte par l’Ensemble. Le final (p. 4), quant à lui, communique son enthousiasme. Le son tourbillonne, puis virevolte et enfin se déchaîne dans une frénétique vigueur.

Seconde pièce de Francesco Scarlatti, le Concerto N° 8 en fa majeur s’enorgueillit de teintes radieuses. Ces dernières seraient-elles dues à la main d’Alessandro Scarlatti ? Probablement… La main du maître y transparaît ! L’allegro majestueux (p. 5) est rythmé par les effets et nuances des cordes. Prêtons l’attention aux sonorités exceptionnelles des instruments. Chacun reformule avec une perpétuelle fraîcheur son « chant ». Le tissu musical n’en est que plus précieux, étoffé par les fils d’or broché aux clavecins (Marcin Świątkiewicz et Anna Firlus). Nous sommes, encore une fois, émus par le troisième mouvement, le larghetto (p. 7). Les clavecins et le violon solo I resplendissent par leur sincérité expressive. Seule la musique véhicule l’émotion, aucune ostentation n’est recherchée. Bartosz Kokosza fait sonner son violoncelle avec une vraie intensité. Fermons les yeux et imaginons le déplacement de son archet. Douceur et volupté s’en dégagent. Nous adressons les mêmes compliments à Justyna Młynarczyk (viole da gambe). Chaque pupitre énonce clairement sa proposition, y compris les deux théorbes qui échangent prestement. De manière enjouée, les instruments en tutti entrent en conversation dans l’allegro final (p. 8). Ils usent avec art des accents dans une variété de tempi, tout ceci dans un court instant (un peu plus de deux minutes). Relevons le jeu précis de Michal Bąk à la contrebasse qu’il assure sans vergogne. De sa voix grave, il enrichit et remodèle le discours.

S’ensuivent les Concertos grossos N° 3 en la mineur et N° 9 en ré majeur de Scarlatti. Le premier réaffirme la liberté, l’émancipation du carcan stylistique de l’Europe continentale (Italie, France, …). L’allegro (p. 9) et l’andante (p. 10) en sont les « serviteurs ». Dans les deux mouvements, les violons solos (Martyna Pastuszkac et Małgorzata Malke) incarnent les meneurs de la révolte, suivis par le cortège des violons I (Adam Pastuszka, Violetta Szopa-Tomczyk et Dominika Małecka) et des violons II (Kamila Guz, Marzena Biwo et Katarzyna Szewczyk). De la canopée luxuriante de l’andante émerge la voix de l’alto, Dymitr Olszewski. Il écarte les branches et montre ses plus beaux ramages. Saluons sa performance qui aurait pu disparaître sous le couvert végétal. La piste 11 sonne comme un largo maestoso (largo majestueux). D’un ton plaintif, chaque instrument avance dans une longue procession d’où émanent des pleurs. De nouveau, l’insubordonné allegro (p. 12) souffle « l’abattement » ressenti dans le précédent mouvement.
Le second concerto s’exécute dans un langage différencié. Le mouvement introductif (p. 13) s’argumente autour de cinq tempi (grave, presto, largo, presto et largo). Ce changement de rythme accentue le contraste. Ne révèle-t-il pas l’intention primaire de Scarlatti ? Celle de la polyphonie foisonnante… Le larghetto (p. 14) s’en fait l’écho. Nous apprécions également le largo cantabile (chantant) à la piste 15 et le presto guilleret (p. 16).

Si la « révolte » musicale gronde Outre-manche, les influences italiennes subsistent et tentent de résister aux assauts novateurs. En vain ! La Sonate pour violon Op. 1 N° 1 en sol majeur est arrangée pour le concerto grosso par Charles Avison. A la manière du Concerto grosso N° 9 de Scarlatti, le premier mouvement (p. 17) s’accomplit dans une succession rythmique (grave, allegro, adagio, allegro et adagio). {oh!} Orkiestra Historyczna est tout simplement virtuose… L’allegro (p. 18) laisse s’exprimer, sans aucune entrave, la partie soliste. Les deux violons solos (concertino) brillent de mille feux sans ternir les prouesses musicales des autres instrumentistes (ripieno). Servant uniquement de passerelle, le grave (p. 19) n’a qu’une influence modérée. La fantaisie rythmique est de mise dans l’allegro final (p. 20). Les accents sont fortement marqués, les nuances d’autant plus ce qui provoquent une exquise rupture dans la mélodie. Nous apprécions l’interprétation offerte par l’Ensemble.
Autre adaptation, la Sonate pour violon Op. 5 N° 3 en do majeur d’Arcangelo Corelli. Elle est arrangée pour le concerto grosso par Francesco Geminiani. L’adagio (p. 21) s’illumine par le jeu auguste de l’orgue positif (Anna Firlus) qui apporte de sublimes teintes. Le phrasé du violon solo I (Martyna Pastuszka) ne s’en trouve que plus magnifié. Le second mouvement (allegro, p. 22) réaffirme la virtuosité de l’Ensemble. Entrain, expression et justesse irisent la pièce, tels les reflets de l’arc-en-ciel qui effleurent les vastes étendues insulaires. Nous sommes cajolés par le solo du violon I dans l’adagio (p. 23). La douceur de son chant nous enlace… Perception accentuée par les notes moelleuses des théorbes (Dohoy Sol, Jan Čižmář). L’énergique allegro (p. 24) nous extirpe de la duveteuse langueur du précédent mouvement. L’alacrité y puise toute sa force dans la ritournelle chantée par l’ensemble des cordes. La sonate est entièrement construite sur un dialogue entre le violon I solo et le tutti instrumental. Le premier lance l’argument, le second le développe ou le reprend.

La promenade, en terres britanniques, s’achève par les Concertos grossos N° 1 en mi majeur (p. 25 à 28) et N° 4 en mi mineur (p. 29 à 32) de Francesco Scarlatti. Les deux œuvres reprennent le schéma établi en quatre mouvements selon l’alternance vif-lent. Les contrastes, qui en résultent, nourrissent la dramaturgie au profit de la rhétorique musicale. Les sonorités instrumentales conservent leur caractère exceptionnel tant dans l’argumentation que dans l’interprétation, ainsi que dans le phrasé et le doigté, …
L’art du « bien-dire » la musique ne subit aucune inflexion et, même, va jusqu’à transcender le mot au geste dans l’affettuoso (p. 28). Le mouvement prend vie, s’incarne dans une sorte de danse : un menuet. L’intempérance de langage du Concerto N° 4, où se mêlent polyphonies, nuances, effets rhétoriques, …, n’est pas sans nous rappeler le style concertant (stile concertato) du prêtre roux, Antonio Vivaldi (1678-1741). Les deux largos (p. 29 et 31) en sont une parfaite illustration. Des oppositions s’opèrent entre des voix seules (concertino, très souvent trois) et un groupe de voix (ripieno, le tutti instrumental).

Tout au long de l’écoute, {oh!} Orkiestra Historyczna défend, avec art, sa virtuosité. Il use magistralement du contrepoint qui témoigne des qualités musicales de l’Ensemble. Les couleurs et les accents engendrent des sonorités flamboyantes et riches. Les timbres y sont exquis ! Tout comme les contrastes aux reflets variés… Son éloquence est vivante voire dansante lors de certains passages. Tantôt douce, tantôt mélancolique, « sa » musique sait nous captiver, nous emprisonner malgré l’exil en ces nouvelles terres d’accueil, que sont les Iles britanniques…



Publié le 07 déc. 2019 par Jean-Stéphane SOURD DURAND