Concertos Brandebourgeois - Bach

Concertos Brandebourgeois - Bach ©
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Une version de référence

De 1717 à 1723, Jean-Sébastien Bach (1685 – 1750) est le titulaire du poste de maître de chapelle du prince Leopold d'Anhalt-Köthen à la cour de Köthen, une petite principauté située au nord-est de l’Allemagne entre Leipzig et Magdebourg. A trente deux ans, il occupe désormais un poste prestigieux au service d’un souverain à la fois mélomane et musicien. Le Prince Leopold est en effet un musicien au talent reconnu qui joue à la fois du violon, de la viole de gambe et du clavecin et les presque sept années que Bach passera à la cour de Köthen seront probablement les meilleures et les plus heureuse de sa vie. Il y jouira en effet d’une grande liberté créative et aura toute latitude pour composer à sa guise au service d’un prince totalement à même d’apprécier son travail. De plus, le prince mettra à sa disposition un orchestre de dix huit musiciens de très bon niveau composé des cordes habituelles, mais aussi de flûtes à bec, de traversos, de hautbois, de bassons et de trompettes.


Portrait de Christian Ludwig, margrave de Brandebourg, par Antoine Pesne, 1710

C’est dans ces conditions que Jean-Sébastien Bach va écrire six concertos intitulés à l’origine « six concerts avec plusieurs instruments » (en français), souvent considérées comme comptant parmi les plus belles pages musicales de la période baroque, et assurément parmi les œuvres les plus connues du compositeur. Le manuscrit daté de 1721 est dédié et adressé au margrave (francisation du titre allemand de marggraf – marquis, en usage au XVIIIème) Christian Ludwig de Brandebourg, un prince allemand apparenté aux princes de Hohenzollern, dans l’espoir d’obtenir un poste à Berlin à son service. Jean-Sébastien Bach n’obtiendra pas le poste convoité et il est vraisemblable que ces six concertos ne seront jamais joués en leur temps. Pour l’anecdote, ils ne seront dénommés qu’en 1873 « brandebourgeois » (du nom de leur dédicataire) par le biographe Philipp Spitta et il faudra attendre 1850 pour qu’ils soient publiés pour la première fois !


Concertos Brandebourgeois, page titre de la partition autographe

Une discographie conséquente

Ces six concertos bénéficient d'une très large discographie. Parmi les meilleures jouées sur instruments d’époque (mais c’est évidemment très subjectif), on peut sans hésitation citer la version mythique enregistrée par Gustav Leonhardt, Anner Bylsma, Franz Brüggen et les frères Kuijken bien évidemment, mais aussi celle d’Il Giardino Armonico ou de Café Zimmermann, trois interprétations de haut vol considérées par beaucoup comme des références rendant définitivement obsolètes toutes celles jouées sur instruments modernes ! En 1998, l'Akademie für Alte Musik Berlin séduit la critique et les mélomanes en enregistrant une première intégrale de ces mêmes Concertos Brandebourgeois chez Harmonia Mundi déjà ! Une première version devenue quasi introuvable qui méritait donc un nouvel enregistrement en 2021 à l’occasion des trois cents ans de ces partitions ! Pour l’occasion, l’Akamus (abréviation courante utilisée pour désigner l'Akademie für Alte Musik Berlin ; voir son site) s’est adjointe la participation de deux solistes prestigieux : la violoniste Isabelle Faust et l’altiste Antoine Tamestit dans les Concertos n° 3, 4 et 6.

Ces six Concertos Brandebourgeois ont chacun leur identité et leur style propres, ils composent en quelque sorte six tableaux musicaux (pour en savoir davantage sur les circonstances de leur conception et leur contenu, on pourra se rapporter à l’excellent article d’André Tubeuf). Leur interprétation par l’Akamus est absolument irréprochable, servie de surcroît par une excellente prise de son dont la transparence permet d’apprécier chaque instrument individuellement. Les tempi plus vifs qu’à l’accoutumée n'excluent aucunement la musicalité, et la virtuosité des parties solistes est parfois époustouflante.

Dès le premier concerto, le ton est donné ! Construit comme un concerto grosso avec ses blocs d’instruments qui se combinent et se répondent les uns aux autres, l’Akamus en propose une interprétation dans un tempo plus vif que de coutume. Le son des cors et des hautbois fait littéralement merveille, et il convient d’emblée de souligner la clarté des timbres, mais surtout la justesse des cors naturels qui constituent souvent le point faible de beaucoup de versions sur instruments d’époque. Le second mouvement laisse la part belle au hautbois et au basson qui dialoguent avec bonheur avec les cordes. Les lignes mélodiques s’entrecroisent et révèlent une belle complémentarité entre les deux groupes d’instruments. Le troisième mouvement très festif, brillant presque, voit le retour discret des cors toujours aussi parfaits. A travers un mouvements de danse populaire, on distingue clairement le violon piccolo de Georg Kallweit. L’atmosphère pastorale pleine de gaîté et de raffinement est particulièrement réussie. Le final en forme de menuet contraste quelque peu avec le mouvement précédent. Il évoque une danse de cour plus convenue, menée au départ par le basson qui en énonce le thème qui sera ensuite décliné par les cordes. Peu à peu apparaissent les cors qui vont cette fois plutôt évoquer une atmosphère de chasse.

La trompette à l’honneur

Le second concerto écrit dans un style italianisant met la trompette à l’honneur ! En effet, Jean-Sébastien Bach l’a dédié de facto à cet instrument qu’il met particulièrement en valeur à travers une partition écrite sur mesure, d’une grande virtuosité qui n’est pas sans rappeler la trompette de la cantate BWV 51 Jauchzet Gott in allen Landen. Cependant, la trompette se fond dans les timbres des autres instruments sans les couvrir, préservant ainsi l’homogénéité de l’ensemble. L’Andante au caractère intimiste, rompt avec la vivacité du premier mouvement et la trompette y est absente, probablement pour ménager le soliste avant l’Allegro assai final qui requiert encore plus de virtuosité que le premier mouvement. La prestation du trompettiste Rupprecht Drees est époustouflante, il se rend maître des difficultés techniques de façon magistrale. Un pur moment de bonheur !

Composé uniquement pour les cordes, le troisième concerto réunit trois violons parmi lesquels Isabelle Faust, trois altos parmi lesquels Antoine Tamestit et trois violoncelles, la basse continue étant assurée par le violone (ancêtre de la contrebasse moderne) et le clavecin. Dans l’Allegro initial plein d’entrain, on peut discerner l’influence de l’écriture d’Antonio Vivaldi. Dans ce concerto, Bach a choisi de confier successivement à chaque famille d’instrument une partie soliste. Le second mouvement qui n’en est pas vraiment un, est réduit à une dizaine de secondes : il s’agit en réalité de deux accords joués adagio dont la fonction consiste plus à donner une respiration afin d’assurer un équilibre à l’ensemble de la partition et créer un lien entre le premier et le troisième mouvement qui débute sur un mouvement fugué étourdissant. L’interprétation à la fois extravertie et pleine de vivacité qu’en propose l’Akamus ne manquera pas de transporter les inconditionnels de Jean-Sébastien Bach, la pulsation si caractéristique du maître est y particulièrement bien restituée à travers de beaux effets dynamiques ! Du grand art !

Le talent d’Isabelle Faust

Le quatrième concerto pose une ambiance pastorale avec les flûtes à bec, et le violon qui prédomine, l’ensemble formant une belle combinaison. Après l’introduction qui place au premier plan les deux flûtes à bec, le violon d’Isabelle Faust s’impose avec une belle virtuosité dans l’Allegro du premier mouvement. Dans l’Andante qui est en fait une sarabande au caractère sombre dans lequel les flûtes dialoguent entre elles avec bonheur, le violon se fait plus discret. L’effet d’écho voulu par le compositeur entre les deux flûtes est particulièrement bien rendu ! Le Presto final débute sur une fugue de fort belle facture, rappelant que Bach maîtrisait à la perfection cet exercice d’écriture. Le violon revient au devant de la scène avec de belles parties virtuoses. On notera en particulier de beaux dialogues entre le violon et la flûte, soutenu par la partie des basses d’une grande subtilité. Le violon d’Isabelle Faust fait littéralement merveille, on relèvera entre autres la perfection de ses staccatos. Un bel exemple du génie de Bach et de son immense maîtrise de l’écriture musicale et du contrepoint qu’il a porté à un degré de perfection quasi inégalé.

Le cinquième concerto offre quant à lui une place de choix au clavecin qui ne se contente pas uniquement d’assurer le continuo mais occupe réellement une place de soliste à part entière, il est d’ailleurs considéré comme l’un des premiers concertos pour clavecin de l’histoire de la musique. Le claveciniste Raphael Alperman interprète ce concerto de main de maître. Les dialogues entre le traverso, le clavecin et le violon face au reste de l’orchestre confèrent par moments à ce concerto des allures de de triple concerto qui en font toute son originalité. La cadence du clavecin dans le premier mouvement est menée de mains de maître par Raphael Alpermann , avec des gammes chromatiques absolument fulgurantes. Le second mouvement Affettuoso est un quatuor plein de sérénité dans lequel le clavecin et le traverso dialoguent de façon galante, rejoints durant de courts instants par violon qui souligne la ligne mélodique de la flûte. L’Allegro final plein d’entrain de vivacité est une gigue fuguée écrite dans un style très français. Mené au départ par la flûte et le violon, il apparaît d’une grande fluidité, l’équilibre entre les instruments est parfait. Difficile de ne pas tomber sous le charme de la mélodie écrite dans un style galant dans lequel le clavecin s’impose en offrant une impressionnante cadence en guise de conclusion. Bach réalisera au moins deux versions de celle-ci, en augmentant considérablement les difficultés techniques. Raphael Alpermann transcende avec la plus grande élégance ce cinquième concerto en se jouant des difficultés techniques inhérentes à la partition.

Un instrumentarium original

Le sixième et dernier concerto aurait en fait été très probablement écrit antérieurement aux cinq autres. Certains musicologues avancent même la date de sa composition en 1713. Il voit cette fois l’apparition de la viole de gambe qui y assure essentiellement une fonction d’accompagnement. Sa combinaison instrumentale est à la fois inhabituelle et originale, elle met en exergue l'imagination sonore foisonnante de Bach ! En effet, hormis le clavecin bien sûr, elle regroupe exclusivement des instruments à cordes et à archet du registre grave de l’orchestre : altos, violoncelles, violes de gambe et violone (contrebasse). Violons et flûtes y sont totalement absents, ce qui confère à ce concerto une sonorité totalement différente des concertos précédents. Au début du XVIIIe siècle, les membres de la famille des violons en dessous du registre du violon étaient considérés comme des instruments d'orchestre relégués à un simple rôle de soutien. On leur réservait donc des partitions relativement plus faciles à jouer, tandis que la viole de gambe et ses dérivés étaient considérés comme des instruments de chambre plus nobles et recevaient de ce fait des lignes plus difficiles. Bach a choisi ici d'inverser le niveau de difficulté, donnant à l'alto et au violoncelle les parties solistes difficiles et une place de premier plan.

Le talent d’Antoine Tamestit met particulièrement en valeur les parties virtuoses confiées à l’alto, lesquelles furent probablement écrites pour le compositeur lui même : outre le clavecin et le violon, il est utile de rappeler que Bach jouait aussi de l’alto, ce qui invite à imaginer que ce concerto était probablement à l’origine destiné personnellement au Prince Leopold d'Anhalt-Köthen qui était gambiste et qu'ils le jouèrent peut-être ensemble. Auquel cas, ce sixième concerto serait (peut être) alors le seul a avoir été joué à l’époque ou il fut composé. Mais il ne s’agit là que d’une supposition… Il convient enfin de souligner la difficulté technique intrinsèque à la partition de l’alto, qui exige un niveau de virtuosité rarement demandé pour cet instrument. Dans son interprétation, l’Akamus restitue à merveille les variations de timbres imaginées par Jean-Sébastien Bach dans ce concerto à l’instrumentarium pour le moins original, et l’orchestre fait montre dans cet enregistrement d’une belle homogénéité. Dans l’Adagio méditatif les voix s’entrecroisent, la merveilleuse mélodie qui forme son thème est spécifiquement dédiée aux deux altos qui la chantent en fugato, la réinventant à plusieurs reprises en variant les tonalités jusqu’à ce qu'enfin les basses prennent le dessus pour conclure. L’Allegro final est écrit sur un rythme ternaire de gigue. Les deux altos concertent avec le violoncelle et les deux violes de gambe, mettant à jour la même couleur sonore que dans le premier mouvement.

Une interprétation particulièrement inspirée

Dans cette nouvelle mouture des Concertos Brandebourgeois pleine de fraîcheur et de vitalité, l’Akamus s’approprie Bach avec bonheur dans une interprétation lumineuse, hautement jubilatoire et particulièrement inspirée ! Techniquement, c'est parfait et les musiciens sont en tous points excellents. L’Akamus a trouvé le ton juste pour ce monument de l’histoire de la musique que constituent ces six concertos et signe une seconde version qui peut sans hésitation être qualifiée de version de référence.

A titre de précision, Antoine Tamestit joue un violon alto signé Stradivarius et daté de 1672, le « Mahler », qui est le premier alto fabriqué par le maître de Crémone, prêté par la fondation suisse Habisreutinger Foundation. Quant à Isabelle Faust, elle ne joue pas cette fois sur son violon Stradivarius surnommé Sleeping Beauty (voir précisions ici) mais sur un autre instrument d’exception de 1658 signé Jacob Stainer (concernant la vie de ce luthier d’exception on pourra se reporter à cet article). Les deux CD sont accompagnés d'un livret intéressant contenant une analyse approfondie des six chefs-d'œuvre immortels du Cantor de Leipzig, en français, anglais et allemand.



Publié le 05 févr. 2022 par Eric Lambert