Cello Concertos from Northern Germany - Gulrim Choï - Ensemble Diderot

Cello Concertos from Northern Germany - Gulrim Choï - Ensemble Diderot ©Gulrim Choï - Ensemble Diderot - Label Audax Records
Afficher les détails

Le violoncelle à l’heure germanique

Toujours en quête de musiques inédites, l’Ensemble Diderot dirigé par Johannes Pramsohler explore cette fois dans son dernier album intitulé « Cello Concertos from Northern Germany » le répertoire soliste écrit pour violoncelle dans la musique des compositeurs de l’Allemagne du Nord de la période pré-classique. « C’est au cœur de ma démarche artistique… Chaque programme de disque est conçu de manière à guider le public vers de nouveaux territoires : la compréhension et l’illustration de l’entourage d’un compositeur connu, une plongée dans la vie musicale d’une ville (Dresden, Paris, Londres, Berlin) ou encore la connaissance d’un genre musical précis à certaines époques charnières » explique Johannes Pramsohler. Le programme proposé comprend quatre concertos pour violoncelle de quatre compositeurs de l’École de Berlin aux noms assez confidentiels, Ignác František Mára, Markus Heinrich Grauel, Johann Wilhelm Hertel et Carl Friedrich Abel, ce dernier n’étant pas totalement inconnu des amateurs de musique pour la viole de gambe. Ce sont très probablement les six suites pour violoncelle solo de Jean Sebastien Bach composées à Köthen entre 1718 et 1723 qui ont donné au violoncelle ses premières heures de gloire dans la musique germanique. Mais c’est en Italie à la fin du XVIIe siècle que le violoncelle a acquis ses lettres de noblesse, notamment grâce à Antonio Vivaldi qui lui consacre pas moins de vingt-cinq concertos. Il faudra cependant attendre la seconde moitié du XVIIIe siècle pour que le violoncelle accède en Allemagne au rôle de soliste et supplante peu à peu la viole de gambe, laquelle finira par disparaître totalement à son profit. Carl Philipp Emanuel Bach, surnommé le Bach de Hambourg, contemporain des quatre compositeurs cités ci-dessus a lui-même écrit des concertos pour violoncelle dont le fameux concerto en la Majeur Wq 172 composé à Postdam en 1753 qui aurait peut-être été dédié à Ignaz Màra, compositeur et virtuose originaire de Bohème (et auteur du premier concerto de cet album). Quelques années plus tard, Joseph Haydn composera lui aussi plusieurs concertos pour violoncelle, six au total entre les années 1762 et 1783, et il convient de ne pas oublier d’évoquer Luigi Boccherini, auteur de plusieurs concertos pour violoncelle et initiateur de l'émancipation du violoncelle qui ne sera plus cantonné uniquement à la basse continue.

Quatre concertos inédits

Et c’est tout naturellement à Gulrim Choï, violoncelliste attitrée de l’ensemble Diderot depuis 2014 que revient l’honneur de se retrouver sur le devant de la scène pour interpréter ces quatre concertos inédits, les deux premiers n’ayant d’ailleurs jamais été enregistrés auparavant. Née en Corée du Sud, Gulrim Choï apprend le violoncelle avec Elisabeth Beaussier, elle-même élève du grand André Navarra. Séduite par la musique ancienne, elle s’oriente plus tard vers le violoncelle baroque qu’elle étudie auprès de David Simpson à Paris, puis à la Schola Cantorum de Bâle auprès de Christophe Coin. Dans cet album, elle participe à l’esprit de l’Ensemble Diderot qui s’attache depuis ses débuts à faire découvrir des œuvres souvent tombées dans l’oubli. Quatre concertos de chambre pour violoncelle obligé sont donc proposés dans le programme, témoins d’une évolution de la musique à la fois post baroque et pré-classique. Johannes a fait le choix d’un seul instrument par pupitre : L’accompagnement des quatre concertos enregistrés ici est strictement dévolu aux cordes. Il nous a semblé hautement improbable qu’ils aient été joués par un orchestre fourni, à plus d’un exécutant par partie. Un simple quatuor rejoint par un contravioloniste(la double basse est la contrebasse des orchestres baroques NDLR) conférant à ces concertos l’atmosphère chambriste dont ils portent indéniablement le charme. La basse continue quant à elle est assurée par le clavecin, secondé par le grand théorbe à l’allemande ou le luth baroque allemand 13 à chœurs.

La première pièce proposée est un concerto en do majeur d’Ignác František Mára. Né en 1709 en Bohème, ce compositeur de la fin de l’ère baroque et des tout débuts de l’époque dite classique était avant tout connu en son époque en tant que virtuose du violoncelle. En 1742, il débute comme violoncelliste à la Cour Royale de Berlin en tant que membre du Hofensemble (orchestre de la Cour) de Frédéric II le Grand. Auteur de sonates et de plusieurs concertos pour violoncelle, il décédera à Berlin en 1783. Son fils, Johann Baptist Mára était également violoncelliste et compositeur, et il est parfois difficile d’attribuer avec certitude une œuvre au père ou au fils car leur style d’écriture demeure assez similaire, et les manuscrits portent tous la signature de Mára sans indication de prénom. Enregistré en première mondiale, les premières mesures de ce concerto révèlent d’emblée une écriture musicale assez conventionnelle. Cette pièce doit plus être considérée comme une curiosité qui permet d’appréhender l’évolution majeure de la musique à cette époque vers un style de transition qui tend à s’éloigner peu à peu du baroque. L’orchestration relativement basique est de toute évidence destinée à tenir lieu de faire valoir au violoncelliste, et le but est effectivement totalement atteint. Le premier mouvement se révèle très classique dans sa forme, avec de beaux développements au violoncelle. On relèvera une courte cadence particulièrement réussie au second mouvement, ponctué par un troisième mouvement presto d’une grande élégance. Ce concerto laisse également entrevoir une indéniable influence italienne, notamment dans le troisième mouvement presto mais l’inspiration du compositeur semble parfois trouver ses limites… Pour l’anecdote, le nom de Mára n’est pas inconnu des amateurs de lutherie, l’un des violoncelles construits par Stradivarius porte en effet son nom. Il n’appartenait en fait pas à Ignaz, mais à son fils Johann Baptist. Cet instrument exceptionnel est surtout connu pour revenir de très loin après un séjour dans l’eau suite à un naufrage dans l’estuaire du Rio de La Plata en Argentine. Miraculeusement retrouvé fortement dégradé dans son étui, sa restauration à l’identique a nécessité quelque 900 heures de travail. Le Mára daté de 1711 est désormais confié au violoncelliste Christian Poltera.

Empfindsamer Stil

Le second concerto a été composé par Markus Heinrich Grauel dont on ne connaît pas la date de naissance avec certitude, probablement aux alentours de 1720. Compositeur et violoncelliste comme Mára, il compte parmi les adeptes de l'Empfindsamkeit menés par Carl Philipp Emanuel Bach, un mouvement visant à privilégier l’expression des émotions par la musique. On sait cependant qu’il voit le jour à Eisenach, ville natale de Jean Sebastien Bach. Après avoir été en tant que musicien au service de grands aristocrates allemands, il entre en 1763 au service de la cour de Prusse à Berlin et y restera jusqu’à son décès en 1799. Après sa visite à Berlin en 1772, le musicologue anglais Charles Burney écrivait ceci à son sujet : « M. Grauel, un violoncelliste membre de l’orchestre de la Cour a joué un concerto; ce n'était que de la musique ordinaire; cependant, elle était bien exécutée, bien qu'à l'ancienne, la main sous l’archet. » (comme les gambistes NDLR). Les compositions de Grauel demeurent donc très représentatives de l’Empfindsamer Stil tout en conservant de nombreuses caractéristiques du style baroque. Seules six de ses œuvres parvenues jusqu’à nos jours peuvent lui être attribuées avec certitude, dont ce concerto en la majeur pour violoncelle, cordes et basse continue. De même que le concerto de Mára, cette œuvre laisse entrevoir une musique certes bien écrite, mais sans réelle originalité. On est en effet bien loin du talent d’un Carl Philipp Emanuel Bach, contemporain à quelques années près, mais cette musique entre deux époques conserve cependant un intérêt pour les curieux car elle témoigne du déclin d’une esthétique purement baroque vers un style presque galant qui évolue pas à pas vers le classicisme.

Le troisième concerto en la mineur a été composé par Johann Wilhelm Hertel, né lui aussi à Eisenach en 1727 dans une famille de musiciens. Claveciniste, violoniste, mais aussi harpiste, il accompagne au clavecin dès son plus jeune âge son père violoniste. Après des études musicales notamment à Berlin, il s’établit définitivement dans le duché de Mecklembourg-Schwerin où il entame avec succès une carrière musicale en tant que compositeur de Cour tout en se consacrant à l’enseignement, avant de décéder en 1789. Auteur d’un grand nombre de symphonies, de concertos, de sonates pour clavecin, de cantates et d'oratorios, Johann Wilhelm Hertel est considéré comme un représentant important du style dit émotionnel (Empfindsamer Stil en allemand) de l'ère pré-classique allemande dans le sillage de Carl Philipp Emanuel Bach. L’écoute de ce concerto révèle un style d’écriture bien plus abouti que les deux précédents. De beaux dialogues entre le violoncelle soliste et l’orchestre s’instaurent, l’orchestre n’est plus un simple faire-valoir du soliste, l’inspiration est bien présente. Le second mouvement laisse transparaître des accents presque romantiques, le violoncelle donne la réplique à l’orchestre à travers une réelle intensité émotionnelle. Le troisième mouvement en fugato est particulièrement réussi, tant pour sa composition en lui-même que pour pour son interprétation irréprochable. Les parties virtuoses se montrent parfaitement maîtrisées par Gulrim Choï et la symbiose entre la soliste et l’orchestre est totale. De toute évidence, il s’agit bien là de la plus belle pièce parmi les quatre proposées.

Abel, un virtuose de la viole


concertos-choi-ensemble-diderot
Carl Friedrich Abel / Augustin de Saint-Aubin (1736-1807), graveur, d'après Claude-Nicolas Cochin © Bibliothèque nationale de France

Le programme s’achève par un concerto en si bémol majeur de Carl Friedrich Abel, le moins inconnu parmi les quatre compositeurs. Né en 1723 à Köthen, l’année même durant laquelle Jean-Sébastien Bach quittera ses fonctions de Maître de Chapelle du Prince Leopold d'Anhalt- Köthen pour devenir Cantor de l'église Saint-Thomas de Leipzig, il est probablement l’un des tous derniers virtuoses de la viole de gambe. Son nom demeure d’ailleurs totalement attaché à cet instrument. Carl Friedrich Abel a donc beaucoup composé pour cet instrument dont le fameux manuscrit de Drexel bien connu des amateurs de viole. Gambiste, mais aussi claveciniste, il fut d’abord élève de son père Christian Ferdinand Abel, mais il est très probable qu’il ait aussi étudié auprès de Jean-Sebastien Bach à Leipzig. En 1743, il est membre de l’orchestre de la Chapelle de la Cour du Prince Électeur de Saxe à Dresde. Il quitte cette ville vers 1757 pour Londres où il restera pratiquement jusqu’à son décès, hormis quelques séjours en France et en Allemagne. On sait également qu’il a joué sur un pentacorde, un petit violoncelle à cinq cordes, accordé do sol ré la ré, ce qui expliquerait peut-être la raison pour laquelle ce gambiste aurait composé pour un instrument entrevu comme un rival de la viole responsable du déclin de son instrument...
En 1763, il s'associe avec Jean-Chrétien Bach afin d’organiser des concerts, en 1764, ils sont tous deux musiciens de la chambre de la reine Charlotte, épouse du roi George III. En cette même année, tous deux rencontrent un jeune prodige de huit ans nommé Mozart qui séjournera à Londres en 1764 et 1765. Carl Friedrich Abel est l’auteur de près de deux cent cinquante pièces répertoriées, parmi lesquelles des concertos pour flûte, de nombreuses sonates pour la viole de gambe, et le concerto proposé dans ce programme. D’emblée, les premières mesures témoignent du talent d’un compositeur réellement intéressant. La musique n’est plus vraiment baroque dans le style, son esthétique est très avant-gardiste pour l’époque et son écriture est assez audacieuse. Les dialogues entre le violoncelle et l’orchestre sont très réussis, et, point étonnant, le registre aigu du violoncelle y est abondamment utilisé de façon plutôt inhabituelle, le violoncelle étant en principe plutôt choisi pour son registre grave. Et Gulrim Choï surmonte avec brio les difficultés techniques liées à cette utilisation du registre aigu qui rendent la maîtrise de la justesse particulièrement complexe. Le second mouvement laisse transparaître des accents presque romantiques, quant au dernier mouvement, il est totalement classique et annonciateur d’un renouveau musical.

Si les œuvres choisies ne semblent pas toutes à la hauteur en termes de composition, il semble toutefois important de souligner la qualité de jeu de l’Ensemble Diderot, et la cohésion de ses musiciens. Le jeu de Gulrim Choï est excellent et les difficultés techniques de certains passages sont totalement maîtrisées. La sonorité de son violoncelle signé John Simpson (Londres, 1785), un instrument quasi contemporain des œuvres présentées, est époustouflante. La prise de son est parfaite, comme à l’accoutumée dans les enregistrements de l’Ensemble Diderot. La démarche de Johannes Pramsohler et de ses musiciens est éminemment intéressante car elle met à jour des chaînons manquants de l’histoire de la musique permettant dans le cas présent de comprendre l’évolution de la musique baroque vers le style classique. On ne peut donc que saluer le travail de recherche accompli par Johannes Pramsohler et son ensemble, bien que certaines compositions souffrent parfois cruellement de quelques faiblesses de style. Quoi qu’il en soit, cet enregistrement présente un réel intérêt pour qui veut écouter des œuvres inédites, toutefois, il eût peut-être été judicieux d’intégrer dans le programme un concerto pour violoncelle de Carl Philip Emanuel Bach, ces œuvres majeures étant étonnamment assez peu enregistrées. Enfin, pour conclure, cet album laisse à entendre une musique réellement divertissante, non dénuée d’intérêt, qui ne s’adresse pas qu’aux spécialistes, mais aussi aux amateurs éclairés et plus généralement à tous les curieux avides de nouvelles découvertes.



Publié le 05 juil. 2022 par Eric Lambert