L'Incoronazione di Poppea - Monteverdi

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Une physiologie de l’amour selon Busenollo

Quelque part à Venise, la fine fleur de l’aristocratie sociale et culturelle de la Sérénissime ouvre une nouvelle séance de son Accademia degli Incogniti (littéralement l’Académie des Inconnus), l’institution culturelle vénitienne la plus renommée dans cette première moitié du XVIIème siècle. Habituellement, les discussions exaltent le patriotisme local alors même que la Cité des Doges traverse une crise politique et économique majeure. Pour les Incognoti, la grandeur de Venise dépend désormais des arts et des lettres. Particulièrement, dans le domaine de la littérature, d’un genre nouveau : le livret d’opéra.

Tout aussi souvent, les débats portent sur la question féminine. Nulle place pour des conversations grivoises ou mondaines. Car l’enjeu est de taille : quelle place accorder à la femme et à l’amour dans une organisation sociale qui contraint l’épouse à la fidélité (elle seule garantit la légitimité de la lignée) et, à l’inverse, se montre permissive pour les écarts amoureux de l’époux ? A moins que, en période de carnaval, la donne ne soit inversée. Comme cette Poppée qui invite à réfléchir sur le lien entre l’amour et la fidélité : à quoi bon la fidélité si l’infidélité mène également à la plénitude amoureuse ?

Au sein de l’Académie, les débats sont vifs et les avis contradictoires. En aristotélicien averti, son fondateur, Giovanni Francesco Loredano (1607-1661) dresse un portrait à charge du modèle originel féminin : Eve. Sa biographie d’Adam souligne que la femme est « un ouvrage accompagné de beaucoup d’imperfections ». Aussi sera-elle « le cœur et non pas la tête de l’homme » (L’Adamo, 1640). Dans une veine libertine, un autre académicien, Ferrante Pallavicino (1615-1644) appelle les femmes à « écouter la voix de la Nature, de mettre au jour vos charmes invincibles, d’étaler vos appas, de rendre heureux quelques jeunes amants en vous rendant vous-même riche et heureuse ». Une phrase qui sonne comme une invitation à disposer librement de leur corps tant « le mariage est le tombeau de l’amour » (La Rettorica delle puttane, 1642). Plus spéculatif, l’académicien Francesco Pona (1595-1655) publie La Galeria delle donne celebri (1641) dans laquelle il classe les portraits de dames illustres en trois catégories morales : lascives, chastes et saintes. Au même moment, Archangela Tarabotti (1604-1652) porte le débat sur le terrain politique. Certes, contrairement à Barbara Strozzi (1619-1677), elle n’est pas inscrite aux rôles de l’Académie. Mais cette sœur bénédictine, nonne par contrainte, entretient une correspondance assidue avec plusieurs académiciens pour marteler sa thèse : l’éducation doit émanciper la femme, condition préalable pour lui permettre d’accéder aux responsabilités.

En pleine « Querelle des Femmes » (expression consacrée renvoyant au débat européen engagé dès le XVème siècle autour de la construction socio-culturelle du « masculin » et du « féminin »), cette diversité de conceptions fournit à Giovanni Francesco Busenello (1598-1659) un matériau de choix pour rédiger le livret d’un spectacle en musique (dramma per musica). Il ne lui reste plus qu’à fixer le cadre qui hébergera la mise en scène de cette controverse sur la nature féminine et la place de l’amour dans la vie sociale.

Glissons-nous dans son cabinet de travail. Notre avocat et poète, Incogniti et correspondant diligent d’Archangela Tarabotti, y feuillette Les Annales de Tacite (56 – 120 ap. J.C.). Il s’arrête sur les passages du Livre XIV évoquant le mariage de Poppée avec Néron. Un texte qui, finalement, va lui inspirer la trame narrative. De surcroît, il entend marquer son intrigue du sceau de la modernité. Pour cela, et sans doute pour la première fois depuis la création de ce nouveau genre musical, il délaisse les sujets mythologiques pour construire une fiction en référence à des faits mémorables. Certes, au prix de quelques arrangements avec la « vérité » historique. Dans le même temps, il tourne résolument le dos aux règles de la poétique aristotélicienne (la fameuse règle des trois unités : de lieu, de temps et d’action) pour adopter l’usage espagnol condensant un récit se déroulant sur plusieurs années « en une seule soirée », comme il l’énoncera dans la préface du livret mis en musique, en 1646, par Francesco Cavalli (1602-1676) : La Prosperità infelice di Giulio Cesare dittatore (La prospérité funeste de Jules César, dictateur). De fait, il plonge sa fiction dans le bain de la vie réelle : l’histoire est racontée à une échelle humaine, par des êtres de chair et de sang.

Procédé ingénieux pour faciliter cette catharsis (purification des passions) devant s’opérer chez l’auditeur au cours du spectacle ? Car, pour les auteurs et théoriciens de l’époque, les enseignements d’Aristote (384-322 av. J.C) ont toujours force de loi : la tragédie représente une action humaine dont la vocation est de faire naître, dans l’âme du spectateur, deux affects : le phobos (la crainte) et l’eleos (la pitié). Et pour que le spectateur puisse facilement s’identifier au personnage, le Stagirite prescrit que ce dernier ne soit ni tout à fait bon, ni tout à fait mauvais. Dans ce monde imprégné du relativisme aristotélicien, l’ambiguïté sera la caractéristique de nos personnages.

L’auteur du livret a parfaitement assimilé ces enseignements. Car, comment ne pas ressentir de la compassion envers Othon, l’époux bafoué de Poppée puis manipulé par l’impératrice Octavie ? A l’opposé, c’est une forme de terreur qui s’empare du spectateur lorsque, sous ses yeux, Sénèque est contraint à un suicide sanglant. Enfin, la pitié se mue en crainte quand Octavie, l’épouse répudiée par Néron, tente de se venger avec toute l’énergie du désespoir ou que Drusilla, amoureuse d’Othon, s’accuse d’un crime qu’elle n’a pas commis. Et que dire du portrait aristotélicien de Néron, à la fois cruel et indulgent ? Ou de celui de Sénèque, courtisan philosophe ou philosophe courtisan ?

En revanche, d’autres passages se placent aux antipodes de la catharsis aristotélicienne. Particulièrement ces séquences d’inspiration populaire, burlesques façon commedia dell’arte, qui n’ont d’autre but que le divertissement. Mais aussi ces critiques sociales assénées pour rire des faiblesses et des manquements des puissants. Enfin, et surtout, cette fin sublime qui voit le vice se métamorphoser en grandeur (un Néron magnanime) et l’intrigue se consumer dans un épanchement de tendresse (Poppée et Néron fondus d’amour). En somme, un spectacle libre (aucun Prince commanditaire à inonder de louanges ni aucune autorité morale à satisfaire), conçu pour plaire (à un public payant, donc exigeant) et à instruire (moins par sa morale non conformiste que par la finesse de la psychologie des personnages clés).

Car c’est dans la représentation des ressorts de la psychologie féminine qu’excelle l’auteur du livret. Pour construire son intrigue, il associe une galerie de portraits de femmes modernes au catalogue antique des façons d’aimer.

Des femmes au caractère trempé, entourées d’hommes au tempérament fébrile. Voici Poppée, brûlante d’amour adultère et d’ambition politique. Voilà Octavie, compagne vertueuse de Néron, trahie et dévorée par la soif de vengeance. Ici, l’ingénue Drusilla éprise jusqu’au sacrifice ultime. Là, Arnalta, la nourrice avisée et opportuniste de Poppée. Sans oublier la fraîche et fringante Damigella (demoiselle) courtisée par un page d’Octavie.

Busenello croise ensuite ces profils psychologiques avec le lexique amoureux des Grecs Anciens pour dévoiler les stratégies amoureuses déployées par chacune d’elles. Sans aucun doute, l’Eros (l’amour mâtiné de désir) pimente les rapports entre Poppée et Néron avant de muer en Agapè (l’amour mêlé de tendresse). Agapè qui, pour Octavie, dégénère en Mania (l’amour possessif glissant vers une sorte de folie) lorsqu’elle est répudiée. Drusilla est habitée par la Philia (amour noble et affectueux) qui devient Storgê (l’amour jusqu’au sacrifice pour les siens) lorsqu’elle affronte ses accusateurs. Si Arnalta est hantée par Philautia (l’amour de soi), la Damigella découvre les charmes de Ludus (l’amour séduction). Sans omettre l’amour de la sagesse (Sophia) incarné par Sénèque.

Voici pour le texte. Mais un livret sans musique n’est que théâtre. Tandis que l’opéra est un théâtre où le texte est emmené par le chant sur une scène en perpétuel mouvement. Prenant le relais du poète, le musicien s’appliquera donc à charger d’émotion les mots, les phrases et les situations afin de captiver l’esprit et le cœur de ses futurs auditeurs. En l’occurrence, il doit enclencher un mécanisme bien plus complexe que l’art de créer des lignes de notes. Tentons de recontextualiser le procédé en interrogeant le chanoine Giovanni Artusi (1540-1613). Fervent partisan de la prima prattica et critique pointilleux des premiers madrigaux de Claudio Monteverdi (1567-1643), il publie à Venise, en 1600, un ouvrage dans lequel il sonne la charge contre delle imperfettioni della moderna musica (les imperfections de la musique moderne). Dans sa première dissertation, il déclare que l’œuvre poétique et musicale doit franchir trois étapes dans l’âme de l’auditeur. Premièrement, enchanter les sens car « l’intellect n’apprend rien qui ne soit d’abord perçu par le sens ». Deuxièmement, accaparer la raison au moment où le sens présente sa perception « à l’intellect, dont la tâche est d’examiner et discourir de la vérité (perçue), pour en juger avec lui ». Troisièmement, la coopération entre la sensibilité et l’intellect produit un « effet pouvant induire (l’auditeur) à quelque belle pensée » (Xavier Bisaro, Giuliano Chiello, Pierre-Henry Frangne, L’ombre de Monteverdi, Presses universitaires de Rennes, 2008). En d’autres termes, bien au-delà de la technique d’écriture musicale, l’art complexe de la composition vise à liguer les sens et la raison dans une perspective d’édification morale.

Il reste au commanditaire (inconnu) à trouver ce magicien des sens et des sons puis à retenir le lieu dans lequel l’œuvre finalisée pourra être proposée au public. Sur ce dernier point, le Teatro Santi Giovanni e Paolo s’impose d’emblée. Inaugurée en 1639, cette toute nouvelle salle de spectacle devient peu à peu la plus importante de Venise. Elle présente donc un excellent potentiel commercial pour la famille patricienne Grimani. Et quelle affiche ! En y faisant figurer Monteverdi, les organisateurs tirent bénéfice de la notoriété de ce compositeur qui exerce toujours un pouvoir d’attraction à la seule évocation de son nom. D’ailleurs, n’y a-t-il pas été ovationné, en février 1640, à l’issue de la représentation d’Il Ritorno d’Ulisse in Patria ?

Pour autant, il est maintenant admis que, si l’écriture musicale indique que Monteverdi en est probablement l’inspirateur, il n’en est clairement pas l’unique auteur. En effet, dans le livret contenu dans le coffret, le musicologue Denis Morrier souligne que la partie musicale de L’incoronazione di Poppea (SV 308) n’est connue que par « des copies tardives (qui) révèlent l’intervention de plusieurs compositeurs contemporains : celles de Francesco Cavalli, Benedetto Ferrari (1603 ?-1681), Francesco Sacrati (1605-1650) et Filiberto Laurenzi (1618-165 ?) sont désormais confirmées ». Le rôle exact de Monteverdi dans la rédaction de la partition reste donc (définitivement ?) incertain : co-compositeur ? animateur d’un atelier d’écriture ? ordonnateur de l’assemblage final ? Ou encore, comme le suggère le critique Paul Bertrand (Le Menestrel, 24 décembre 1937), d’une première version abandonnée par Monteverdi puis reprise par d’autres ? En tout état de cause, cette pratique de co-production n’a alors rien d’exceptionnel, comme le révèle une autre œuvre représentée dans le même théâtre, durant la même saison : La finta savia (La sagesse feinte). Au moins six musiciens semblent avoir participé à l’écriture de la partition de cet opéra finalement signé par Filiberto Laurenzi.

Cette partition polymorphe nous est parvenue sous la forme de deux copies manuscrites postérieures à la création de l’opus. L’une, datée de 1646, a été exhumée à la Biblioteca Marcinia de Venise (sous le titre Il Nerone) ; l’autre, portant le même titre mais le millésime 1651, a été découverte à la bibliothèque du conservatoire San Pietro a Majella de Naples. Leur étude a permis d’identifier plusieurs différences suggérant des adaptations ultérieures apportées à la partition d’origine (perdue). De toute évidence, un indicateur de succès remporté au moment de la création de cet opéra. Si Claudio Cavina (Glossa, 2010) avait retenu le manuscrit napolitain, William Christie opte ici pour la copie vénitienne.

Difficulté supplémentaire. Selon les usages du temps, « la plus grande partie de la partition (est) écrite sur deux portées : l’une pour le chant (avec le texte), l’autre pour la basse continue (de cette ligne de basse se déduit… tout un accompagnement réalisé sur un ou plusieurs instruments polyphoniques)… L’instrumentation des sinfonie et ritournelles n’y est jamais précisée » (Roger Tellart, Claudio Monteverdi, Fayard, 1997). Bien qu’ils imposent un délicat exercice de transcription en notation moderne, ces supports minimalistes n’en ouvrent pas moins aux interprètes un extraordinaire champ d’expérimentation sur le plan de l’instrumentarium, de la distribution vocale ou de la mise en scène.

Aussi, les enregistrements disponibles nous gratifient-ils d’une large gamme de lectures possibles de l’œuvre. De l’orchestre aux couleurs lullyste de Nikolaus Harnoncourt (Decca, 1979) jusqu’à la tonalité quelque peu romantique de John Eliot Gardiner (Deutsche Grammophon, 1996). Cependant, pour les contemporains de Monteverdi, le choix des instruments apparaît secondaire car l’opéra vénitien était construit, avant tout, autour des chanteurs. Pour les voix, justement, tous les enregistrements se conforment à l’usage vénitien privilégiant les voix aiguës. En effet, les voix de castrats étaient alors si prisées que les rôles titres masculins étaient volontiers attribués à une voix de soprano ou de mezzo. Faute de castrats disponibles, des chanteuses étaient appelées à assurer ces rôles masculins. Aussi, dans les interprétations actuelles, les directeurs musicaux élaborent-ils de fins et subtils alliages de soprani (enfants - pour personnifier Amour - ou adultes), mezzos, altos et contraltos dans la distribution des rôles principaux. De ce fait, les voix graves sont largement minoritaires (ici, Sénèque et quelques seconds rôles). Pour la scénographie, enfin, les metteurs en scène peuvent donner libre cours à leur imagination. C’est pourtant un aspect du coffret que nous n’évoquerons pas car nous n’avons malheureusement pas eu l’opportunité de visionner le DVD qu’il contient. Cependant, si l’on en croit les rares extraits auxquels nous avons pu accéder, celui-ci constitue une véritable friandise pour les yeux. Notre découverte se fera donc uniquement au texte et à l’oreille.

Préparons-nous à l’écoute de cet ultime opéra de Monteverdi. Une littérature abondante s’est intéressée à cette œuvre qui n’a, de loin, pas révélé tous ses secrets. Nous renvoyons prioritairement au n°224 de la revue bimestrielle L’Avant Scène Opéra (janvier 2005). Ses textes et son commentaire, scène par scène, constitue un guide précieux grâce à des analyses d’une exceptionnelle finesse élaborées sous la direction de Denis Morrier. Plus ancienne, la biographie de Monteverdi par Roger Tellart consacre également un chapitre important à l’examen minutieux de l’opus. Cependant, n’ayant aucune prédilection pour la paraphrase, nous proposons de partager avec notre lecteur les sensations fugitives captées à l’écoute des trente-quatre scènes de l’opus, d’interroger ponctuellement le texte et la musique, de réfléchir aux messages qu’ils recèlent.

Maintenant, remontons le temps. En cette fin d’année 1642, nous pénétrons dans le Théâtre Saint Jean et Saint Paul, situé à quelques pas de la basilique du même nom. Au dehors, le carnaval bat son plein car, nous renseigne Maximilien Misson (1650 ?-1722), « le carnaval commence toujours la seconde fête de Noël, c’est-à-dire qu’alors il est permis de prendre le masque et d’ouvrir les théâtres. Alors, on pousse à bout le libertinage ordinaire : on raffine sur tous les plaisirs : on s’y plonge jusqu’à la gorge… Le Vice et la Vertu se masquent aussi mieux que jamais et changent absolument de nom et d’usage » (Nouveau voyage d’Italie, 1693). Peut-on rêver d’un meilleur contexte pour faire briller un opéra totalement dédié à l’amour ?

Confortablement installés dans la grande salle, nous attendons le début du spectacle. L’ambiance telle que nous la restitue l’Incogniti Maiolino Bisaccioni (1582-1663) à propos de la représentation de La finta pazza (La folle feinte) mise en musique par Francesco Sacrati en 1641 pourrait, nous semble-t-il, parfaitement s’appliquer à L’Incoronazione di Poppea, l’année suivante : « Une fois la salle remplie le plus possible de spectateurs qui, impatients, attendaient le lever de rideau, on entendit une symphonie d’instruments interprétée avec autant de science que de délicatesse » (Il cannocchiale per la finta pazza, 1641 cité par Jean-François Lattarico in Eros in musica, 2013). Cette Sinfonia remplit donc clairement deux fonctions. D’abord, elle signale l’imminence du lever de rideau. Ensuite, elle fait office de captatio benevolentiae, cette figure rhétorique destinée à s’assurer d’emblée de la bienveillance et de la sympathie de l’auditoire. Fonction que Monteverdi lui assignait déjà dans la lettre du 16 janvier 1617 qu’il adresse à son ami et auteur du livret de L’Orfeo, Alessandro Striggio (1573 ?-1630) : la symphonie doit « prédisposer l’âme des auditeurs ».

Annoncé par un accord qui se défait dans un écheveau d’arpèges ascendants où chaque classe d’instrument fait sonner son timbre, la sinfonia d’ouverture défile à l’allure d’une marche solennelle. La ritournelle qui lui succède constitue une variante mélodique de ce premier mouvement. Euphorisée, elle transforme la marche en une danse enjouée. Véhiculés par cette entrée instrumentale qui pourrait correspondre au canevas de l’ouverture de La Doriclea (1645) de Francesco Cavalli, nous voilà projetés dans l’ambiance sonore d’un univers curial.

Après les instruments, c’est aux voix qu’il revient de gagner les faveurs du public. Le rideau s’ouvre sur un Prologue ou, comme le définira Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) dans son Dictionnaire de musique (1764), une « sorte de petit opéra qui précède le grand, l’annonce, et lui sert d’introduction ».

Comme l’exorde, son équivalent dans l’art de la rhétorique, le succès d’un prologue dépend de sa capacité à capter l’attention des auditeurs. Pour y parvenir, Busenello commence par opposer deux figures allégoriques : Fortuna et Virtù. Une dialectique en forme de lieu commun dont Nicolas Machiavel (1469-1527) usait déjà volontiers. Par exemple, dans son Capitolo de la Fortune (1512) : la « puissance naturelle (de la Fortune) renverse tous les humains, et sa domination n’est jamais sans violence, à moins qu’une virtù supérieure ne lui tienne tête ». Pourtant, Busenello déplace imperceptiblement leur confrontation du terrain politique vers l’espace de la controverse théologique. Certes, comme pour Machiavel, l’indéchiffrable Fortune sévit dans la dimension non maîtrisable de la vie humaine. En revanche, la Vertu ne s’affirme plus par le « courage » (Machiavel) mais se définit, dans le Prologue, comme termine convertibile con Dio (un terme synonyme de Dieu). Du choc des deux premiers récitatifs jaillit un diptyque particulièrement évocateur, nous semble-t-il, de la pratique religieuse vénitienne. D’une part, un hymne métaphysique à la vertu chrétienne che sola insegno agl’intelletti humani (qui seule enseigne aux intellects humains) ; d’autre part, un encouragement pratique à saisir les opportunités offertes par la Fortune di posseder richezza, o gloria alcuna (pour posséder la richesse ou quelque gloire). Dans une accélération rythmique saisissante, la Fortune décoche une volée de sarcasme en direction de la Vertu. Cet exercice convient à merveille à Tamara Banjesevic lorsqu’elle profère ce rire sardonique qui accompagne ponctuellement sa caricature de l’état de déliquescence de la Vertu. Plus péremptoire, Ana Quintans renvoie la Fortune au temps des idolâtries et exalte sa propre faculté à hisser natura al sommo ben (la nature humaine jusqu’au souverain bien). Les vocalises acérées de la première font miroiter les bénéfices attendus de la Fortune (richezza et gloria) tandis que la seconde, après s’être débarrassée de la Fortune d’un mélisme cinglant (sommergiti/ va te cacher), quitte les contingences terrestres pour s’élever par vera scala (la véritable échelle), cette échelle de Jacob qui mène aux Cieux. Observons, enfin, le caractère contrasté de ces deux récitatifs. Celui de la Vertu forme un bloc récitatif tout à la fois expressif et caractéristique du langage des dieux « que j’aime entendre chanter de façon ornée (cantar di garbo)» (lettre du 9 décembre 1616 à Striggio). A l’opposé, la Fortune conjugue la componction et la véhémence en faisant alterner, par deux fois, une section lyrique emblématique du recitar cantando (dire en chantant) et une section plus exaltée préfigurant cette cabaletta qui fera les délices de l’opéra du XIXème siècle. Grâce au talent des deux interprètes, ces deux récitatifs conjuguent excellemment la théâtralité et l’expressivité.

Pourtant, ni l’une, ni l’autre n’obtiendra gain de cause. Car voici qu’apparaît Amour (Cupidon). D’emblée, la tonalité frappe par le renforcement de la ligne de basse. Celle-ci sonne comme un fond d’orgue enveloppant l’intrusion d’Amour d’un voile sacré. Son discours s’articule en trois temps. D’abord, sur le mode habituel du récitatif, il admoneste les deux déesses qui se disputaient la domination du monde. Lea Desandre impose sa force tranquille, trop tranquille peut-être lorsqu’il s’agit d’affirmer sa prééminence sur les deux comparses (Io le vertudi insegno ; Io le fortune domo/ C’est moi qui enseigne les vertus ; c’est moi qui dompte la fortune). Un message central dans lequel Amour dépouille Vertu de sa finalité sacrée (l’hédonisme détrône la perfection chrétienne) et tempère le caractère versatile de Fortune (la raison humaniste conjure le hasard). Ensuite, dans une section à l’allure juvénile finement perlée par le clavecin, Amour fait valoir son éternelle jeunesse (questa bambina età). Avant de reprendre le cours du récitatif, exigeant, sans guère plus d’éclat, la soumission de la Fortune et de la Vertu. Celles-ci font allégeance dans un court passage dialogué. Une soumission signifiée par un dessin mélodique dynamique d’où jaillissent les reflets d’une généreuse écriture en imitation. Une tonalité amusée qui fait cependant douter de la sincérité de leur reddition. Néanmoins, Amour se félicite, cette fois avec ardeur, de sa victoire éclair. Il peut désormais confier aux auditeurs les clés du spectacle proprement dit : dirà, che’l mondo a’ cenni miei si muta (que le monde se plie au moindre de mes signes). L’amour profane se pose en guide suprême de la gouvernance du monde.

Acte I

Cette première période voit les personnages s’installer sur l’échiquier et les éléments du drame s’assembler. Othon revient de Lusitanie pour découvrir que son épouse, Poppée, le trompe avec Néron. Poppée, éprise tout à la fois de l’empereur et du pouvoir qu’il incarne, n’entend rien aux mises en garde de sa nourrice, Arnalta, et se montre insensible aux larmes d’Othon. Trompée, l’impératrice Octavie confie son tourment à sa nourrice et à Sénèque, l’ancien précepteur de Néron. Le philosophe met aussitôt l’empereur en garde contre les conséquences politiques de l’adultère. Voyant dans la colère de Néron l’opportunité de se débarrasser de Sénèque, Poppée lui chuchote que le peuple le croit sous l’emprise du philosophe. Comme preuve d’autorité, Néron signe aussitôt l’arrêt de mort de son précepteur. Pour sa part, désespérant de retrouver les bonnes grâces de Poppée, Othon cède aux avances d’une dame de la cour, Drusilla.


Portrait de Sabina Poppaea – Ecole de Fontainebleau (musée d’art et d’histoire de Genève)

Ce premier acte est emblématique du tempérament de l’œuvre baroque, au sens premier du terme. Véritable théâtre des affetti, il est gorgé d’émotions et hérissé de contrastes. A tous moments, des sentiments contradictoires s’entrechoquent, se désagrègent puis sont emportés par une musique d’une extraordinaire expressivité. Dès la première scène, cette dynamique du chaos attise l’intensité dramatique qui traversera l’intégralité de la pièce. Le temps d’un récitatif, trois affects vont s’y pourchasser. D’abord, dans l’enthousiasme de retrouver sa caro tetto amoroso albergo di mia vita, e del mio bene (chère toiture amoureuse qui abrite et ma vie et mon bien), Othon se réjouit d’y rejoindre Poppée. Faut-il voir dans cette allégorie du retour au foyer une allusion au dernier succès remporté par Monteverdi, dans cette même salle, avec son précédent opéra, Il ritorno d’Ulisse in patria ? Dans un aria strophique piqueté de tendres ritournelles, Carlo Vistoli attendrit l’auditeur en modulant finement les nuances de couleurs dans sa description imagée des différentes facettes de l’idéal du bonheur domestique. Le texte poétique est orné de délicats madrigalismes fleurissant le nom de Poppée ou de mélismes figurant les ailes (ali vostre) qui emportent un rêve. Pourtant, à l’opposé d’Ulysse, la scène tourne brusquement au drame lorsqu’il aperçoit des sentinelles postées devant sa demeure. Sur un tempo tourmenté par des accélérations et des contractions abruptes, le charme de l’aria est brisé par une séquence parlato, théâtralisée par des phrases brèves, des silences, une ligne de chant fiévreuse fouettée par des battements d’accords cinglants. Après la colère, Othon sombre, à présent, dans le désespoir. Le récitatif se transforme en un lamento dont les accents douloureux évoquent le fameux Lamento d’Arianna SV 22. Dans un dernier sursaut, il désigne l’aria, e ‘l Ciel (le vent et le Ciel), donc la Fortune, comme cause de son malheur.

Par effet de contraste, la seconde scène rompt avec l’accablement d’Othon pour gagner la sympathie du public par un exercice de dérision politique. Dans un dialogue serré caractéristique du théâtre chanté, les deux sentinelles laissent libre cours à une critique sociale des plus crues. Faisant l’éloge de la paresse, l’un des gardiens maudit d’un bloc Amour, Poppée, Néron, Rome et la Milice. Le second se fait l’écho de la vox populi pour condamner l’impéritie de l’empereur et blâmer la perfidie de son conseiller, Sénèque. A ne pas en douter, les contemporains de Monteverdi devaient follement s’amuser à associer à chacune de ces critiques déguisées le nom de notables exerçant alors le pouvoir dans cette Venise déliquescente.

A la satire politique succède une scène de séduction que Roger Tellart considère « sans doute (comme) l’un des sommets amoroso de toute l’histoire de l’opéra ». Néron veut rejoindre son palais tandis que Poppée entend prolonger leur rendez-vous galant. De fait, cette troisième scène esquisse les traits de caractère des personnages clés du drame. Ainsi, au travers de l’éblouissante technique vocale de Sonya Yoncheva, le profil psychologique de Poppée se manifeste par de langoureuses retenues, des dissonances comminatoires ou de fermes injonctions. Sirupeuse, vénéneuse ou impérieuse, Poppée séduit l’empereur autant que son interprète enchante l’auditeur. En même temps, c’est à l’accompagnement instrumental qu’il appartient de dévoiler les effets de la stratégie de conquête amoureuse sur Néron/Kate Lindsey. D’abord, avec une autorité figurée par un tempo énergique, l’empereur fait valoir les obligations qui l’appellent tandis que Poppée minaude. Une ritournelle annonce maintenant qu’il va succomber à son charme. Dans un aria délicieux, Néron soupire d’aise (In un sospir) tandis que le coup de grâce de Poppée est annoncé par une fanfare (Signor, sempre mi vedi/ Seigneur, toujours tu me vois). Enfin, dans une séquence d’adieux énamourés, Poppée ne cesse d’éprouver la solidité de son emprise sur Néron en le questionnant à répétition : Tornerai ? (Tu reviendras ?). Quel sublime jeu de voix, tour à tour inquiet, mielleux et apaisé ! Magnétisé par le ruissellement des cordes pincées, l’empereur est définitivement conquis.

Les deux tableaux suivants mettent en scène des conflits d’affects. Dans le premier, l’ambition de Poppée est contrariée par la prudence que lui recommande sa nourrice, Arnalta. Un véritable dialogue de sourd opposant une Poppée, triomphante et certaine de l’assistance de Amor, e la Fortuna, à une nourrice messagère d’une sagesse commune empreinte de méfiance de classe. Pour le spectateur de l’époque, cette incommunicabilité devait refléter la vision populaire de la vie dans les cours princières : une existence vouée aux stratégies courtisanes augurant des succès incertains tant l’Amor e l’odio non han forza in essi, sono gli affetti lor puri interessi (l’amour et la haine n’ont nul pouvoir sur (les rois) : leurs passions ne sont qu’intérêts). Cet antagonisme de classe est souligné jusque dans l’accompagnement instrumental : des vents pour faire danser Poppée ; le continuo pour seul accessoire de la nourrice. Quant à la divergence des points de vue, elle s’échauffe dans un stile concitato, ce style agité montéverdien aux accents guerriers pour l’une, comme reflet de l’agacement pour l’autre.

Le second tableau, également sur le mode du dialogue de sourd, oppose la fidélité conjugale au cynisme. Il s’ouvre sur un lamento mêlant la déclamation et le chant, ce stile rappresentativo si cher à Monteverdi. Avec le langage du cœur qui devait parler à bien des vénitiennes, l’impératrice Octavie/Stéphanie d’Oustrac y franchit différents paliers de la souffrance psychologique. Elle pleure d’abord le sort de la condition féminine (O delle donne miserabil sesso/ Oh, que le sexe féminin est misérable). Comme nous l’évoquions plus haut, cette thématique inspire bien des Incogniti. Le librettiste adopte même ici un propos proche de la philosophie extrémiste de Ferrante Pallavicino lorsqu’Octavie relève que il matrimonio c’incatena serve (le mariage nous fait esclaves dans ses chaînes). Dissonances et silences percutent la suite de sa déploration. Dans un chant infiniment expressif, Stéphanie d’Oustrac entraîne l’auditeur vers l’univers ténébreux dans lequel plongent les femmes victimes d’un adultère. Son accablement se mue en révolte (contre Néron et même Jupiter) avant de céder à la résignation. Une résignation que sa nourrice assimile à de la soumission. En toute immoralité, elle incite sa maîtresse à habbi piacer tu ancor nel far vendetta (prendre plaisir, à ton tour, dans la vengeance). S’ensuit un échange dans lequel l’une des parties défend, malgré tout, un certain ordre social vénitien (Octavie, lorsqu’elle déclare que le mari qui assassine son épouse adultère est coupable mais non infâme tandis qu’il est déshonoré dans le cas inverse) alors que l’autre prône l’adultère par représailles (la nourrice, pour laquelle l’honneur consiste à se venger). Un délicat débat de société projeté en plein cœur du carnaval !

Voici qu’apparaît Sénèque. Une fois encore, deux mondes vont se défier : celui de la philosophie spéculative bravée par le bon sens populaire. Dans une déclamation ampoulée, le grave chatoyant de Renato Dolcini s’incline avec ostentation devant Octavie avant de tenter de la raisonner : pleurer n’est pas digne d’une impératrice. Il décline ensuite les grands principes du stoïcisme en réconciliant la Fortune et la Vertu du Prologue. Ainsi, il faut ringraza la fortuna (remercier la Fortune) pour les épreuves qu’elle inflige car elles font grandir en Vertu. Une philosophie subtilement traduite en musique. Depuis ces vocalises virtuoses figurant l’étincelle (faville) produite par les coups du sort ou dessinant le destin de la beauté physique (bellezza) par une longue ligne ascendante avant sa brusque chute. Mais également cette marche harmonique s’élevant graduellement vers la virtù costante (vertu constante). Octavie déplore l’inefficacité d’une telle philosophie pour guérir de son mal. Son serviteur, Valetto, se montrera moins courtois lorsqu’il honnit l’indigence du philosophe et les prétentions de sa philosophie. Dans un chapelet de canzonette, Lea Desandre se déchaîne dans ce passage représentatif du stile rappresentativo, à la fois éminemment expressif et magnifiquement virtuose. Un vigoureux réquisitoire auquel sont ponctuellement convoqués tous les instruments de l’orchestre pour marquer d’une couleur singulière chacun des degrés de l’indignation provoquée par le théoricien dans l’esprit pratique de l’homme du commun.

La septième scène signale qu’un tournant est imprimé au processus dramatique. Dans un récitatif en forme de monologue, Sénèque éclaire l’envers delle regie grandezze (des grandeurs royales). En décrivant les grandeurs et misères du pouvoir politique, Busenello entendait-il adresser un hommage à Francesco Erizzo (1566-1646), ce doge qui favorisait alors le développement des maisons de jeu et des théâtres ? Peut-on même y déceler les prémices de ces prologues lullystes baignant le roi dans un flot de louanges ? En tout état de cause, les scènes suivantes préparent l’esprit des auditeurs aux scènes pathétiques de l’Acte II.

Trois lignes dramatiques vont se constituer.

D’abord, celle qui va celer le destin de Sénèque. Il se dessine lorsque Pallas/Claire Debono lui annonce des infausti rai (malheureux présages) dans ce langage orné (cantar di garbo) que Monteverdi réserve habituellement aux dieux. Sénèque accueille cette perspective avec sérénité car, comme le signifie l’ostinato martelé par le continuo, è dio giorno infinito alba la morte (la mort est l’aube d’un jour infini). La mécanique infernale est enclenchée lorsque Sénèque ose braver Néron qui lui annonce candidement la répudiation d’Octavie et ses noces prochaines avec Poppée. La tension est maximale entre l’empereur et son précepteur : la confrontation dégénère en affrontement. Au fil de la conversation, le stile recitativo policé cède la place à un stile concitato d’une grande fébrilité. Dans ce nouveau dialogue de sourd, le premier se proclame au-dessus des lois quand l’autre lui objecte la raison d’Etat. En réalité, derrière le fracas des propos se dissimule un débat constitutionnel dans lequel deux visions politiques se heurtent à coups d’arguments. Ces derniers suggèrent bien des analogies avec les analyses développées par Machiavel dans son Discours sur la dernière décade de Tite-Live (1531) : l’autocratie contre la démocratie, le pouvoir sans limite d’un seul (io voglio a modo mio/ je veux ce qui me plaît) contre il popolo, e ‘l Senato (le peuple, le Sénat). Avec cette conclusion pessimiste de Sénèque qui sonne comme un avertissement intemporel aux partisans de la démocratie : Il partito peggior sempre sovrasta, quando la forza alla ragion contrasta (le pire des partis toujours l’emporte, quand la force s’oppose à la raison). Quelle leçon de science politique à méditer par les citoyens d’une Cité au crépuscule de sa puissance !

Une seconde ligne prépare la consécration de l’amour par le couronnement de Poppée. Dans un tête-à-tête sensuel, un Néron libidineux promet à une Poppée intrigante le titre d’impératrice. Poppée invite Néron à se souvenir des plaisirs érotiques du matin, à contempler ses formes et à se laisser glisser dans ses bras. Il fallait être à Venise, a fortiori en période de carnaval, pour oser un langage aussi suggestif. Cela, sans compter ces provocations à l’encontre des enseignements du catéchisme contre-réformé, telle cette confession de Néron assurant à Poppée que non è piu in Cielo il mio destino, ma sta dei labbri tuoi nel bel rubino (mon destin n’est plus dans le Ciel, il réside sur le beau rubis de tes lèvres) : l’amour charnel supplante l’amour céleste ! L’onctuosité, la lascivité du chant de Poppée subjugue Néron. Dans un aria ardent émoustillé par un ostinato, celui-ci rend hommage au caractère exceptionnel de la beauté de sa maîtresse. Cependant, cette stratégie de séduction n’a qu’un seul objectif : ensorceler l’empereur, puis l’avertir que, pour tenir ses promesses, il lui faudra, au préalable, éliminer un obstacle qui se dresse sur le chemin de leur union : Sénèque, quello stoico sagace, quel filosofo satuto (ce sagace stoïcien, cet astucieux philosophe). Dans un accès d’autoritarisme, l’empereur le condamne à mort, par amour de Poppée.

Une troisième ligne voit l’Amour préparer les conditions d’une fin heureuse pour tous les autres personnages du drame. Au départ de Néron, Othon interpelle Poppée. Cette scène 11 est construite d’un bloc découpé en stanza, l’équivalent des couplets dans une chanson. La parole circule alternativement d’Othon à Poppée tandis qu’une ritournelle dansante remplit la fonction de refrain. Un ultime dialogue de sourd. L’un espère encore reconquérir les faveurs de son épouse tandis que celle-ci moque son insistance. Le face à face se conclut par une sommation : son di Nerone (j’appartiens à Néron). Othon est effondré. Dans un long monologue, il mêle l’autosuggestion (torna in te stesso/ rentre en toi-même) à la dénonciation. Celle-ci prend d’abord la forme d’un blâme purement aristotélicien adressé à la gente féminine (il piu imperfetto sesso/ le sexe le plus imparfait). Certains Incogniti devaient savourer la formule ! Il condamne ensuite la calomnie qui sévit dans l’entourage de Néron, cette calunnia dai grandi favorita (calomnie, en faveur chez les Grands). Bien des aristocrates vénitiens devaient apprécier ! Pourtant, l’arrivée de Drusilla/Ana Quintans offre une échappatoire à son désespoir. Incontinent, Othon se déclare : bellissima donzella hor dor libero don (de tout ce que je suis, je fais don maintenant). Drusilla se méfie. A trois reprises et sur trois tons, elle interpelle son ancien amant : m’ami ?/ tu m’aimes ? Si la voix d’Othon le confirme avec vigueur, la musique dénonce sa duplicité. En effet, une suite de dissonances ainsi que des variations de tempo révèlent son trouble. Aussi finit-il par avouer, une fois dame partie: Drusill’ho in bocca, et ho Poppea nel core (Drusilla est sur mes lèvres, et j’ai Poppée au cœur).

Acte II

Eros et Thanatos. Depuis Sigmund Freud (1856-1939), nous savons que la pulsion sexuelle et la pulsion de mort s’affrontent en chacun de nous. Ici, sans jamais être citées, ces deux divinités grecques vont manipuler les fils de l’intrigue pendant ces treize nouvelles scènes. Réfugié dans sa villa, Sénèque meurt en stoïcien, entouré de ses proches, incrédules. En contrepoint, un page et une demoiselle de la cour de Néron se livrent à des jeux de la séduction tandis que, au palais, Othon est sommé par Octavie de supprimer Poppée. A contre gré, avec la complicité de Drusilla, il s’habille en femme pour pénétrer dans le jardin où se repose son ancienne épouse. Mais, au dernier moment, Amour l’empêche de commettre son crime.

Les trois premiers tableaux mettent en scène le suicide sur commande de Sénèque. Au lever du rideau, sur des notes longues respirant la sérénité, le philosophe goûte une existence paisible, loin de l’agitation du palais afin de contempla l’immagini celesti (contempler les idées célestes). Ce thème est emporté par une ligne de chant ascendante qui le téléporte vers le seul monde réel, selon Platon : le monde des Idées. Sa solitudine amata (solitude aimée) est cependant troublée par l’apparition de Mercure, le messager des dieux du Panthéon romain. Pallas l’envoie pour le prévenir de sa fin prochaine. Contre toute attente, cette annonce réjouit le philosophe dont le chant signifie, par un saut d’octave, le bonheur d’une délivrance prochaine des contingences terrestres : vivro doppo la morte, la vita degli Dei (je vivrai après la mort la vie des dieux). Sa mission accomplie, soulevé par une envolée de doubles croches, Mercure s’en retourne au Panthéon. Pour laisser place à l’envoyé de Néron. Dans un aria au tempo nerveux, l’affranchi confesse son trouble : a te saro d’infausto annuntio il corvo (je suis un corbeau porteur d’un malheureux message). En stoïcien accompli, c’est par des vocalises aérienne que Sénèque rido, mentre mi rechi un si bel dono (ris quand tu me fais un aussi beau don). Admiratif, l’affranchi lui prédit une fin heureuse. Dans un aria funèbre aux allures de berceuse, le compositeur traduit en musique ce lieu commun universel associant la mort au sommeil, sous les auspices antiques d’Hypnos (Le Sommeil) et de son jumeau, Thanatos (La Mort). Sur un ton grave, Sénèque dispense une dernière leçon de stoïcisme. Il enseigne à se proches la résignation et le sens de la mort comme passage vers della felicità soggiorno vero (un véritable séjour de la félicité). Abasourdis, ses familiers ouvrent un nouveau conflit de valeurs en plaidant, au contraire, en faveur de la joie de vivre. Musicalement, la polyphonie fait ici une rare incursion dans un opus largement monodique. Ce passage s’ouvre sur un mouvement fugué plaintif (Non morir, Seneca) dont les chromatismes projettent, par leurs dissonances, l’image du trouble qui secoue l’entourage du philosophe. En revanche, pour célébrer les beautés de la vie, Monteverdi adopte une structure concertante enjouée déjà utilisée dans certains madrigaux, comme ce Ballo Volgendo il ciel intégré dans son huitième recueil, les Madrigali guerrieri e amorosi (1638). En vain. Sénèque commande un bain dans lequel il se donnera la mort lors d’une scène 4 du livret vénitien dont la musique a été perdue.


Luca Giordano : la mort de Sénèque (musée du Louvre)

Dans une transition en clair-obscur où la mort côtoie la vie, deux antiques manières d’aimer vont conjurer cette scène funeste. D’abord, des jeux de séduction (le Ludus des Grecs) auxquels s’adonnent un page et une demoiselle de la Cour. Le ton est à la légèreté et les propos dignes du roman pastoral qui connaît alors un succès grandissant. Nous assistons ici à l’éclosion d’une relation amoureuse entre deux jeunes gens. D’un jeune valet qui, bouillonnant, découvre le sentiment amoureux (se sto teco il cor mi batte, se tu parti, io sto melenso/ avec toi, le cœur me bat, je suis triste si tu t’en vas). D’une jeune suivante déjà bien avertie sur les effets de l’état amoureux (se divieni amante, affé, perderai tosto il cervello/ si tu tombes amoureux, ma foi, bientôt la cervelle perdras). Le tout mené sur le mode léger de la canzonetta. Ce badinage juvénile est couronné par un duo exaltant les plaisirs de l’amour (godiamo/jouissons). Sans transition, nous voici projetés au cœur du palais, en pleine orgie. Ludus s’efface devant Eros. Néron et le propre neveu de Sénèque, Lucain, se réjouissent de la disparition du philosophe. Pour célébrer l’événement, ils improvisent une joute vocale sur un blason anatomique (un type de poésie qui a pour origine Le beau tétin de Clément Marot (1496-1544), mis en musique par Clément Janequin (1485 ?-1558) en 1536). Tout naturellement, Poppée en offre la matière : le visage, la bouche et son tenero rubino (rubis tendre). Peu à peu, la griserie vocale les entraîne dans des vocalises vertigineuses. Un passage d’une exigeante virtuosité magistralement enlevé par Sonya Yoncheva et Alessandro Fisher. Cette folie expressive s’interrompt soudain pour laisser place à une section langoureuse dans laquelle affleure une esquisse de la ligne mélodique du sublime Pur ti miro (je te regarde) final. Le délire s’évanouit finalement dans les bras de Poppée. Dans un court aria empreint de tendresse, Néron enveloppe dans un voile bienséant les allégories libertines échangées avec Lucain pour les déposer à ses pieds.

Pourtant, le bonheur des uns fait le malheur d’Othon. Dans les scènes suivantes, le drame se noue selon les préceptes de l’esthétique antique alors en pleine réinvention. Dans un long soliloque découpé en stanze et scandé par une ritournelle douce-amère, le mari trompé confie au public les sentiments contradictoires qui le tiraillent. Certes, il avait songé à tuer Poppée pour la châtier. Mais depuis, il a fait taire cette pensée inspirée par mio genio perverso (mon génie pervers). Désormais, il va s’effacer : fia mia delitia l’amarti disperato (je ferai mes délices de t’aimer en désespéré). En cela, il incarne cette forme particulière d’élévation du sentiment humain qui émeut tant les lecteurs de romans tels que l’Astrée : il se déclare prêt à se sacrifier pour le bonheur de celle qu’il aime. Cependant, Octavie réprouve. D’ailleurs, elle recherche un bras pour assouvir sa soif de vengeance. Elle met donc Othon en demeure d’assassiner Poppée. Le dialogue est serré, la tension à son paroxysme, le continuo nerveux et des accords menaçants martèlent les imprécations de l’impératrice. La rage qui la ronge éclate dans une suite de répétitions gavées de mépris qui se cambrent crescendo : vuo che l’uccida (je veux (que ton épée) la tue). Incrédule, Othon résiste puis se réfugie dans des apartés. Mais Octavie le presse jusqu’à user du chantage. Othon finit par consentir, du bout des lèvres. Octavie lui souffle alors le mode opératoire : se travestir en femme pour mieux approcher Poppée.

Avide de contrastes, Busenello oppose le badinage au tragique de la scène précédente. Enamourée, Drusilla nage dans le bonheur : felice cor mio, festeggiami nel sen (mon heureux cœur, festoie dans ma poitrine). Sur un tempo de danse, de sauts d’octaves en vocalises rieuses, son cœur déborde d’amour. Ses confidences adressées à sa nourrice alimentent finalement des considérations d’apparence futiles sur le cycle de la beauté féminine : d’allegra gioventù (de la joyeuse jeunesse) à la miserabile vecchiezza (misérable vieillesse). Pourtant, nous semble-t-il, ce texte livre un témoignage sans concession sur la perception masculine de l’attraction féminine : Il giorno femminil trova la sera sua nel mezzo di (chez la femme, la journée trouve son soir à midi). Les lignes mélodiques montantes et descendantes figurent le caractère changeant de la beauté. Au fond, le librettiste appelle la « mignonne » à profiter de sa jeunesse. Exactement comme Pierre de Ronsard (1525-1585) le formulait un siècle plus tôt. Qui ne se souvient de ce ravissant : « cueillez, cueillez vostre jeunesse : comme à ceste fleur la vieillesse fera ternir vostre beauté ».

Ce climat d’insouciance est troublé par l’entrée en scène d’Othon. Nous en sommes maintenant au moment précis où le nœud dramatique se resserre. Drusilla est toute à sa joie tandis qu’Othon erre comme une âme en peine. Il va lui révéler la mission funeste que lui impose l’impératrice. Les profils psychologiques des deux personnages se polissent. Othon s’abandonne à l’accablement, bien loin de la paisible résignation de Sénèque ou du courage qu’il avait montré à la guerre. Son aria est parsemé de silences, comme autant de sanglots. Drusilla, au contraire, jubile. Son intuition féminine a bien perçu que son amant n’avait pas totalement renoncé à Poppée. En supprimant l’une, elle gagnera l’autre. Son aria dissimule à peine sa duplicité. Affectée lorsqu’elle lui commande la prudence mais exaltée, tant son cœur festoie dans sa poitrine (felice cor mio). Elle l’assure de ses services et de sa complicité avec un enthousiasme qu’elle peine à dissimuler.

En pleine infraction à la règle aristotélicienne de l’unité de lieu, nous voici projetés dans un coin du jardin de Poppée. Celle-ci se réjouit de la mort de Sénèque et invoque Amour pour accélérer la conclusion de son union avec Néron. Mais, sous les volutes de ses vocalises perce son jeu. Elle avoue à sa nourrice, que cette idée l’obsède : ad altro non pensi mai (je ne pense jamais à rien d’autre). Dans un aria en guise de réponse, Arnalta dévoile son caractère opportuniste. Toujours réservée sur la pertinence du projet de sa maîtresse, elle entend néanmoins, après un silence affecté, ne pas être oubliée en cas de succès. Dans le même mouvement, Arnalta condamne sans nuance une autre forme de duplicité, celle qui anime le comportement des courtisans : la fede mai si trovi in corte (la bonne foi jamais ne se trouve à la Cour).

Une nouvelle scène du sommeil se prépare. Poppée demande à se reposer dans son jardin. En notes longues sur lesquelles chatoient les sonorités hypnotiques du luth, Arnalta chante une berceuse à sa maîtresse. Dominique Visse caresse délicieusement les mots, fait bâiller les voyelles, engourdit les notes, envoûte l’auditeur, interpelle le spectateur en lui enjoignant d’admirer le spectacle qu’offre la belle endormie (Amanti vagheggiate/ amants, admirez). Amour descend du Ciel car il sait qu’un événement grave doit se produire. Son aria est taillé sur le modèle d’une scène évangélique, celle du sommeil coupable des disciples au jardin de Gethsémani. Par trois fois, Jésus tente de les réveiller pour l’accompagner dans ses prières. Mais ici, Busenello détourne l’imagerie pieuse pour lui substituer une version profane, celle dans laquelle Cupidon éclipse Jésus. Par trois fois, Amour tance l’humanité dormante. En douceur, d’abord. La divinité s’apitoie sur l’aveuglement de Poppée et de l’humanité toute entière qui se croit en sécurité quand’ha chiusi gl’occhi (quand elle a les yeux fermés). A l’époque, un lieu commun car Homère, déjà, constatait que « le sommeil, ayant fermé leurs paupières, fait oublier à tous les hommes les biens et les maux » (Odyssée, chant 20). Plus vigoureusement, ensuite. Sur un tempo agacé, elle martèle que, pendant que les uns s’abandonnent au sommeil, è vigilante Dio (c’est Dieu qui veille). Une ritournelle conduite par les dulcianes apporte une touche pastorale à sa déclaration. Enfin, dans un stile concitato, elle stimule sa combativité pour assurer la protection de Poppée contre dall’armi altrui ribelle (des armes rebelles d’autrui). Cette fois, les vents galvanisent une ritournelle belliqueuse. Car Othon, revêtu des habits de Drusilla, s’approche de Poppée. Dans un long aria tourmenté aux lignes mélodiques chaotiques, il apparaît écartelé entre l’amour toujours à vif et le devoir que lui a imposé l’impératrice. Othon deviendra-t-il un héros cornélien pratiquement contemporain du Cid (1637) ? Il n’en aura pas le temps car Amour s’interpose. Il menace, dans un mélisme sifflant, de le transpercer de ses strali acuti (flèches aiguës). Le comique décalé de cette bravade n’a sans doute échappé à aucun spectateur. Car les flèches de Cupidon ne sont pas mortelles mais réputées enflammer un désir qui, au demeurant, brûlait déjà intensément dans le cœur du spadassin. Ce qui n’empêche pas Amour de parader, électrisé par une brève sinfonia triomphale annonçant le baisser du rideau.

Acte III

Comme dans la plupart des tragédies grecques, le dénouement est heureux. Drusilla est arrêtée et va être condamnée pour avoir voulu attenter à la vie de Poppée. Mais Othon se dénonce et révèle le complot ourdi par Octavie. L’impératrice est bannie. Drusilla et Othon sont pardonnés et exilés. Arnalta triomphe tandis que sa maîtresse est couronnée par les édiles de Rome.

Une fois encore, Drusilla nage dans le bonheur. Son heureuse agitation emporte, avec un stile concitato orgastique, un O felice Drusilla (O, bienheureuse Drusilla) absolument radieux. Dans un mélange d’émotions contraires, la férocité avec laquelle elle abhorre sa rivale se mêle à la pureté de la félicité promise. Un portrait d’un réalisme cru de la cruauté amoureuse !

Mais déjà, Arnalta la désigne aux licteurs comme responsable de la tentative d’assassinat de sa maîtresse. Dans un mouvement traversé de dissonances, Drusilla comprend que ses vêtements l’accablent. L’interrogatoire commence. Une scène chargée d’émotions incandescentes durant laquelle l’acharnement de l’un affermit le sens du devoir de l’autre. Comme dans la médecine de ce temps qui combat les humeurs par leurs contraires. Ici, Néron assène ses questions avec rage. L’opportuniste Arnalta témoigne à charge en s’attribuant le mérite de l’échec de la tentative d’homicide. Alternativement irritée contre Drusilla et émue à l’évocation de sa maîtresse, son récit brille d’une expressivité à double langage. Drusilla plaide d’abord l’innocence. Mais Néron écume. Dans un stile concitato cette fois fulminant, il menace de la faire torturer pour lui arracher le nom du commanditaire (flagelli, funi, e fochi/ que les coups, les chaînes et les flammes). Dans un aparté, Drusilla est tiraillée entre deux sentiments : doit-elle assumer la responsabilité du complot pour sauver l’homme qu’elle aime ou dénoncer son auteur? Elle finit par endosser la culpabilité. Incontinent, Néron la condamne à être exécutée. Othon se précipite pour se livrer. Drusilla insiste. Othon persiste et finit par dévoiler le projet funeste. Sur le ton de l’énoncé d’un verdict, Néron envoie Othon en exil. Puis, dans une déclaration empreinte d’humanité mâtinée d’admiration, il encense Drusilla d’un oxymore : grâce à son salutifere bugie (mensonge salvateur), elle a sauvé son amant du supplice. Aussi l’honore-t-elle d’un brevet de vertu : la tua costanza un’adorabil mostro (soit le prodige adorable de ton sexe). Mais son esprit est ailleurs lorsqu’il consent, sur le ton de l’indifférence, qu’elle partage l’exil d’Othon. Car, avec la solennité qui convient à une proclamation, il décrète la double peine infligée à Octavie : la répudiation et l’exil. Dans un éclat de rire sadique, il se plaît à détailler par le menu le sort effroyable qu’il lui réserve : un navire enduit de poix livré aux vents. Pour lui, la voie est désormais libre : il peut épouser Poppée.

Justement, Poppée vient pour rassurer Néron. Si ses mots affirment que le drame l’a fait renaître, son chant enjôleur trahit que son projet reste intact. Néron l’informe de la tournure prise par les événements. Apprenant qu’Octavie a été le cerveau du complot, elle enjoint Néron de la répudier. Avec gourmandise et délectation, dans un état de plaisir intense, le mot ripudio (répudiation) est propulsé crescendo dans un intense mouvement ascensionnel. Néron lui jure de l’épouser le jour même et de la faire couronner impératrice de Rome. Il lui donne sa parola regal (parole royale). Incrédule ou par prudence, il doit le répéter par trois fois. Définitivement convaincus, les amants tombent dans les bras l’un de l’autre. Dans ce déchaînement d‘affection, leurs déclarations se nouent et se dénouent, agitées par la passion (stringero tra le braccia/ je te serrerai dans mes bras) ou bercées d’avance par les heures de bonheur qui ne s’arrêteront plus (non interrtt’havro l’hore beate). Finalement, sur un ostinato qui embrase les cœurs, leurs transports amoureux se fondent dans deux duos exhalant un doux parfum de béatitude. Poppée a gagné. Comme l’écrira plus tard le fondateur des Incogniti, elle démontre, par l’exemple, « qu’une dame que le Ciel a enrichie de beauté, est capable de donner la loi à l’impossibilité même » (Les caprices héroïques du Loredano, 1644).

Deux confessions contrastées prolongent cette effusion de tendresse. L’une jubile ; l’autre sombre dans l’accablement. A l’opposé « de la plupart des interprètes modernes », William Christie s’en tient ici au livret de Busenello alors que Denis Morrier, dans l’Avant Scène Opéra, préconisait, pour accentuer « les contrastes théâtraux », de placer le monologue d’Octavie avant la scène satirique d’Arnalta.

Dans un époustouflant feu d’artifice sonore, avec maestria et une expressivité du geste que nous ne pouvons qu’imaginer, Arnalta, survoltée, ascendero delle grandezze i gradi (gravit les marches des Grandeurs), comme déchaînée par une ligne mélodique pétulante. De fait, elle invente un véritable chant des parvenus. Sous les gloussements et les bêlements, elle décrit le destin social de ces humbles saisis par la folie des grandeurs. Cependant, son opportunisme ne la prive pas de clairvoyance. Dans un langage populaire en décalage avec sa nouvelle fonction de matrona, elle imagine la foule des flatteurs qui lui feront des politesses pour accéder à Poppée : in coppa di burgie bevo le lodi (c’est dans la coupe des bobards que je bois ces louanges). Un sort qu’elle juge finalement peu enviable car, si rinascessi un di, vorrei nascer matrona, e morir serva (si un jour je renaissais, je voudrai naître matrone et mourir servante). Pour en apporter la démonstration, la matrone revêt les habits du philosophe : en fin de compte, la mort apparaît plus légère aux petits qu’aux Grands.

En revanche, c’est dans des sanglots qu’Octavie fait ses adieux à Rome. Des spasmes déchirent ses premiers mots, lui faisant pousser des « A » douloureux qui, après un silence pesant, finissent par en libérer la fin : A dio (adieu) ou A mici (ami). Ce monologue lacrymal procède, en quelque sorte, à une anatomie du désespoir. Enfermée dans un état d’impuissance par décret impérial, Octavie traverse les différentes émotions qui caractérisent son état. L’abattement suscité par la perspective de naviguer désormais sans espoir (navigo disperata). La douleur emportée par un phrasé convulsif, des flots de chromatismes ou des lignes de chant secouées de turbulences. La révolte contre cette douleur sacrilège (sacrilego duolo). La résignation, enfin, dans son dernier murmure d’adieu à mesure que son bateau s’éloigne.

La dernière scène mène à l’épilogue. Un épilogue dans lequel les auteurs entendent différentier deux espaces : l’espace public dans lequel l’ambition assouvie savoure la pompe de la cérémonie du couronnement ; l’espace privé, dans lequel Amour parachève son dessein.

Nous n’avons guère que nos oreilles pour apprécier l’éclat de la séquence publique, la plus consistante. Avec tendresse, Néron appelle Poppée à monter della suprema altezza (au sublime sommet) où l’acclameront le monde et les astres. Alors même que son projet se réalise, Poppée est impressionnée. Dans une vocalise ascendante, elle se confond en remerciements avant que, dans un mouvement descendant, elle cède aux eccessivi affetti (émotions excessives) auxquelles la Nature ne l’avait pas préparée. Maniant l’art poétique, Néron amalgame Poppée et le soleil tandis que sa maîtresse lui fait allégeance. Déjà, des trompettes résonnent, annonçant l’approche du cortège des édiles de Rome. Avec gravité, mêlant langage sacré et profane, cet unique chœur de l’opus commence par saluer Poppée. Puis, à l’unisson, indiademiam la chioma (nous posons le diadème). Enfin, dans un éblouissant mouvement fugué, ils appellent l’Asie, l’Afrique, l’Europe et la mer à les rejoindre pour la consacrer dans sa fonction impériale. La disproportion des espaces convoqués et l’ironie qui fait trembler imperial suggèrent une adhésion populaire de façade au couronnement d’une femme fatale. Peut-être sonnent-ils également comme une préfiguration du destin funeste de Poppée, morte piétinée par le même Néron.

Au ciel, Amour triomphe. Enthousiaste, il déclare à sa mère, Vénus, que Poppée sera désormais son équivalent sur terre. Vénus y consent. Moins par conviction que, répète-t-elle, pour satisfaire di suanto aggrada a te (à tout ce qui peut te plaire).

Pour autant, le drame ne s’achève pas en apothéose. Car, là-bas, dans l’intimité de l’alcôve, les deux époux s’étreignent dans un duo voluptueux. Pur ti miro (Je te regarde) souffle Poppée ; Pur ti godo (Je jouis de toi), susurre Néron. Un passage terriblement délicieux. Terrible, si l’on songe aux personnages sans scrupules qui s’enlacent. Délicieux, tant la musique est caressante, délicate, sensuelle, menée au rythme d’un obsédant ostinato. Ce finale soulève toutefois deux problèmes. D’abord, son texte ne figure pas dans le livret de Busenello. Ensuite, la musique n’est pas de Monteverdi. Il est probable que cette séquence ait été écrite et probablement mise en musique par Benedetto Ferrari pour son opéra (perdu) Il pastor regio (1640). L’hypothèse d’un ajout postérieur semble s’imposer. Il n’en reste pas moins que ce duo enchanteur pose un point final que l’on rêverait en forme de points de suspension.

L’envoûtement dans lequel nous a plongé cette dernière séquence est rompu par une salve d’applaudissements. Elle nous rappelle que l’heure du bilan a sonné.

D’aucuns ont dit l’enthousiasme suscité par les qualités techniques des interprètes, des instrumentistes, de la mise en scène. Gratifiant chacun de compliments auxquels nous nous associons sans y apporter de nuance. Hormis le spectacle proprement dit que notre version numérisée ne nous a permis d’apprécier.

Notre inclination à rechercher dans l’œuvre offerte à l’oreille des témoignages de son temps nous conduit à inscrire l’Incoronazione dans la liste des œuvres didactiques remarquables. Bien plus qu’un simple divertissement qui offre un plaisir fugitif, elle propose de multiples entrées à l’auditeur qui accepte d’y pénétrer avec le désir d’apprendre et de comprendre. Car, une fois à l’intérieur, c’est avec enchantement qu’il découvre la diversité de ses facettes. L’histoire sociale y croise la psychologie ; la musicologie rencontre la poésie ; l’esthétique interroge la philosophie, la morale et le politique. En réalité, cette composition pour temps de carnaval est un puissant concentré de la culture vénitienne du milieu du XVIIème siècle.

Aussi sommes-nous redevables aux Arts Florissants pour cette nouvelle interprétation pleine de sève et de saveur. L’exigence de William Christie dans le choix des interprètes apporte une garantie a priori de leur excellence technique. Mais la grandeur de cet enregistrement tient à l’extraordinaire capacité des musiciens à traduire les plus infimes ressorts de la nature humaine. Ils deviennent les émotions qu’ils expriment, donnant ainsi de l’humanité à un texte et une partition. Curieusement, à quatre siècles d’intervalle, ce théâtre des affects riche en péripéties nous renvoie à nos propres thématiques : celles de la séduction, de l’ambition, du sens de la mort, du droit à la satire sociale ou de l’exercice de la démocratie. Ainsi, le plaisir des oreilles n’est-il jamais qu’une aimable invitation à regarder le monde d’aujourd’hui sous l’éclairage des productions du passé.



Publié le 09 oct. 2020 par Michel Boesch