Da Pacem - Schütz

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Musiques des princes et musiques des âmes

Que la guerre de Trente ans fût une guerre intriquant ambitions politiques et activismes religieux, personne n’en doute. Qu’elle « eût pour enjeu la définition d’une paix de religion » est plus rarement souligné. L’article de l’historienne Claire Gantet (Zélateurs et politiques face à la guerre de Trente ans, 2009) éclaire remarquablement cette dimension. Jusqu’à inspirer les concepteurs du programme de notre enregistrement ?

La question vaut d’être posée. Car l’instructive notice rédigée par Charles E. Brewer, professeur de musicologie à la Florida State University, suggère plusieurs rapprochements possibles entre l’analyse historique et les pages enregistrée par le Ricercar Consort sous la baguette experte de Philippe Pierlot.

De fait, la musique de Heinrich Schütz (1585-1672) raconte, d’une certaine manière, la guerre de Trente ans (1618-1648). D’ailleurs, quatre pièces sont directement associées à des événements historiques. En premier lieu, celle qui s’affiche sur la jaquette : le motet Da Pacem, Domine SWV 465 ouvrant la séquence diplomatique de Mühlhausen (Thuringe), le 4 octobre 1627. Toutefois, la guerre n’est pas seulement affaire de militaires. Ni même de diplomates. Leurs échecs respectifs persuadent les peuples de se tourner vers Dieu. Trois pièces témoignent de ces élans de piété. Deux d’entre elles en appellent à la miséricorde divine tandis que la troisième exalte l’espérance. Pour autant, loin des palais, chacun savoure les rares instants de bonheur. Ici, des noces ; là des moissons. Il reste que le bruit des armes et la cruauté des soudards ébranlent tant les populations civiles que, pour oublier la cruauté des temps présents, elles se projettent dans « l’espace immense (où règne) une félicité infinie » que décrit Martin Luther (1483-1546) dans son Sermon sur la préparation à la mort (1519). Deux pièces en font entendre les accents célestes. Voici pour les onze motets puisés dans l’opulent catalogue que nous a laissé Heinrich Schütz.

Deux pièces instrumentales s’incrustent dans ce tableau. Toutes deux de la main d’un ami si cher à Schütz que ce dernier composera, à l’occasion de ses obsèques, le saisissant motet funèbre Das ist je gewisslich wahr (Cela est assurément vrai) SWV 388. On aura reconnu Johann Hermann Schein (1586-1630). C’est d’ailleurs par l’une de ces deux pièces que s’ouvre le programme.

Le temps de l’insouciance
Après la signature, le 25 septembre 1555, de l’Augsburger-Reichs-und Religionsfrieden (Paix impériale et religieuse, dite « Paix d’Augsbourg »), « l’Empire jouit… d’une tranquillité momentanée : le lien d’une concorde passagère semblait réunir de nouveau en un seul corps ses membres divisés, en sorte que le sentiment du bien commun se réveilla même pour un temps ». C’est en ces termes, sans doute idéalisés, que Friedrich von Schiller (1759-1805) décrit le climat qui règne à la veille de la déflagration. Tout au long de notre chronique, et au prix d’une extrême simplification, sa volumineuse Histoire de la guerre de Trente ans (traduction française par Antoine Mailher de Chassat (1781-1864), deux tomes,1820) éclairera le contexte dans lequel s’enracinent chacune des pièces inscrites au programme conçu par Philippe Pierlot.

L’insouciance invite à danser. Les mouvements du corps sont rythmés par une Intrada opportunément dévoyée de sa destination habituelle. Car, ordinairement, le terme désigne « de courtes pièces servant d’ouverture ou d’introduction à une suite instrumentale » (Michel Brenet, Dictionnaire pratique et historique de la Musique, 1926). Philippe Pierlot lui assigne une double fonction. Celle d’ouvrir le programme à la manière de la captatio benevolentiae à laquelle recourent traditionnellement les musiciens de l’époque pour attirer l’attention et la bienveillance de leur public. Parallèlement, celle de planter le décor. De figurer ce climat de sérénité qui précède l’orage.

Sur le plan stylistique, l’Intrada est un genre musical qui puise sa sève dans les entrées solennelles des officiels dans les salles de bals ou de banquets. A la Renaissance, elles sont composées pour trompettes et timbales. Lorsque les musiciens du premier baroque s’en saisissent, elles conservent leur caractère festif. Cependant, les cuivres et les percussions cèdent leur place à « toutes sortes d’instruments de musique ».

Alessandro Orologio (vers 1550-1633), dans ses Intradae quinque & sex vocibus, quarum in omni genere Instrumentorum musicorum usus esse potest (1597) dédiés à Christian IV du Danemark (1577-1648), est sans doute le premier musicien à franchir le pas. Plusieurs compositeurs germaniques suivent le mouvement. Tels Hans Leo Hassler (1564-1612) en 1601, Valentin Haussmann (1565-1614) en 1604 ou Johann Christoph Demantius (1567-1643) en 1608. L’année suivante, c’est au tour de Schein de publier son Venus Kränzlein (littéralement, « la petite couronne de Vénus »). En complément des seize Neue weltliche Lieder (chansons dans le style des madrigaux), il ajoute quatre Intrada a 5. Destiné au divertissement, le recueil réunit allerlei Lieblichen und schönen Blumen (toutes sortes d’aimables et de belles fleurs). Tels ces avenants coloris que diffusent les cordes souriantes auxquelles Philippe Pierlot a confié la partition. Manifestement, l’écho des fanfares s’estompe, remplacé par une sorte de danse au tempo sautillant et aux modulations rappelant le style Renaissance. De courtes phrases s’enchaînent, tressant une charmante guirlande de sons. Carpe diem.

Pour autant, Dieu reste dans tous les esprits. Et la musique devient un auxiliaire de la dévotion. En 1615, Schein publie un recueil de cantiques sacrés (Cymbalum Sionium sive (ou) cantiones sacrae 5, 6, 8, 10 et 12 vocum). L’évocation des cymbales est probablement à mettre en relation avec le cinquième verset du Psaume 150 : « louez-le par les cymbales sonores, louez-le par les cymbales triomphantes ». Ainsi le peuple de Sion met-il leur force sonore au service de la ferveur dans la prière. Une ferveur dont Schein se revendique dans la dédicace latine de l’ouvrage à Christian Wilhelm von Brandeburg (1587-1665), alors archevêque et administrateur luthérien de la ville de Magdebourg. Il y déclare que ses trente chants sacrés sont faits de métal pur (ex puro triginta cantionum sacrarum metallo) et reconnaît s’être inspiré des canzone italiennes. Son intention est d’offrir son ouvrage à toutes les âmes pieuses pour adoucir les oreilles de notre Dieu (piisque omnibus ad aures Dei nostri… volui). Un florilège vocal qu’il clôt par une pièce instrumentale surnommée Corollarium, canzon a 5 vocum. Littéralement, une « petite couronne » en forme de « bonus », dans le langage d’aujourd’hui. Son index et son style présentent quelques analogies avec le cinquième volume des Madrigale a cinque voci publié par Nicola Vincentino (1511-1575) en 1572. Compositeur et théoricien, il ne craint pas de s’y déclarer inventore delle nuove armonie. Dans son recueil comme dans celui de Schein, les pièces vocales sont coiffées d’une unique pièce instrumentale. De même, cette pièce adopte la forme d’une sonate. Plus précisément, une canzon da sonar (littéralement, une chanson (« La bella ») à faire sonner… par des instruments) dans le vocabulaire de Vincentino. Schein s’exerce ici à la musique instrumentale avant la publication de son unique recueil réservé aux instruments : le Banchetto musicale (1617).

Le Corollarium de Schein est écrit pour cinq parties et comprend cinq mouvements. Le premier, le plus méditatif, esquisse une fugue dans laquelle le sujet et le contre-sujet ne cessent de se poursuivre, formant un contrepoint effervescent qui finit par se diluer dans un accord grandiose. Le second adopte une posture plus solennelle, reposant sur des suites d’accords, presque à la manière des Stadtpfeiffer (souffleurs municipaux). Les trois derniers offrent aux violons quelques passages virtuoses. Notamment lorsqu’ils se répondent dans un jeu d’écho magnifiquement interprété.

La détonation
La paix d’Augsbourg était le produit d’un compromis temporaire entre l’empereur catholique et le camp luthérien. Mais « il avait couvert le feu, il ne l’avait pas éteint », analyse Schiller. Le 23 mai 1618, à Prague, cet équilibre fragile se brise. Ce jour-là, dans la capitale de la Bohême, deux représentants de l’Empereur Matthias Ier (1557-1619) sont défenestrés. Accusés d’avoir inspiré une lettre de menace dans laquelle l’Empereur catholique déclarait « illégale et séditieuse » l’initiative prise par des « sujets protestants (qui) osèrent bâtir des églises de leur propre autorité, et en terminèrent la construction malgré l’opposition de leurs seigneurs et même l’improbation de leur empereur ».

La suite, nous l’observerons depuis la fenêtre du cabinet de travail de Heinrich Schütz. De là, nous écouterons sa musique raconter l’histoire spirituelle des sujets du Prince-électeur de Saxe, Johann Georg Ier (1585-1656), durant ce conflit terrible qui dura trente longues années.


Johann Georg I von Sachsen – Frans Luycx – 1652 (Staatliche Kunstsammlung Dresden)

La (presque) paisible Saxe (1618-1630)
Dans la Saxe voisine de la Bohême, Johann Georg Ier est aux commandes de l’Etat luthérien le plus puissant d’Allemagne. « Un prince… que son origine, ses dignités et son pouvoir plaçaient à la tête de l’Eglise protestante d’Allemagne », constate Schiller. Pourtant, l’ambiguïté sera le marqueur de sa politique étrangère. Il décline prudemment l’offre qui lui est faite de monter sur le trône de Bohème. Refuse d’adhérer à l’Union protestante, sous influence des calvinistes qu’il déteste. Et le 28 août 1619, n’hésite pas à accorder son suffrage au catholique Ferdinand II (1578-1637) lors de son élection à la dignité impériale. A ce stade, la Saxe est en paix et la sagesse de son prince lui permet de le rester quelques années encore.

Donc un climat propice aux mariages. Celui, le 1er juin 1619, de Heinrich Schütz avec Magdalena Wildeck (1601-1625). Pour cette occasion, le compositeur dédie subliminalement les 26 Psalmen Davids (SWV 22-47) à sa jeune épouse en les datant du jour de leur mariage. Également, celui de son frère aîné, Georg Schütz (1584-1637) avec Anna Grosse (1599-1636), le 9 août de la même année, en l’église Saint Nicolas de Leipzig. Occasion qui inspire à Heinrich le motet Der 133. Psalm Siehe, wie fein und lieblich ists SWV 48. Infatigable perfectionniste, il retravaillera la partition pour l’inclure dans les Symphoniae Sacrae tertia pars (sous le numéro d’opus SWV 412) qu’il publie en 1650, aux lendemains du conflit.

Imaginons le sourire malicieux qui éclaire le visage de Heinrich lorsque son regard se pose sur le Psaume 133/132. Juste au moment où les deux frères se séparent pour fonder un foyer, il offre à son aîné (zum freundlichen und vielgeliebten Brudern/ à mon aimable et très aimé frère) un magnifique bouquet sonore exaltant l’attachement fraternel.


Symphoniae Sacrae -Page-titre, Venise, 1629

Dix ans avant la publication des Symphoniae Sacrae prima pars (1629), il affirme déjà sa parfaite maîtrise du style concertant à l’italienne. Notamment dans sa dimension scénographique. En doublant la ligne des soprani et en intégrant un cornetto muto (cornet muet) dans l’instrumentarium (remplacé ici par un violon), il immerge sa composition dans un bain de lumière. De même, en fractionnant son discours musical, il forme un diptyque (prima et seconda pars) expressif. Prenant appui sur deux allégories, il formule un même vœu : comme l’huile coule sur la barbe d’Aaron ou la rosée se dépose sur le mont Sion, que la bénédiction divine descende sur les deux frères dont « une seule foi unissait (leurs) âmes » écrit Schütz dans un poème latin figurant sur la page titre (notice du CD par Charles E. Brewer) : « Puisse cette foi robuste, qui nous relie depuis les entrailles maternelles, perdurer à jamais ».

La pièce s’ouvre sur une élégante fugue instrumentale. Six mesures seulement suffisent à suggérer deux frères sur lesquels pleuvent des pétales de double-croches. Le premier tableau représente la fraternité heureuse. Durant neuf mesures que se partagent alternativement les voix et les cordes, il commence par susciter la curiosité de l’auditeur : Siehe (Regarde), exhortent-elles simplement. Sans rien dévoiler, la soprano et la basse soulignent ensuite les effets désirables de ce mystérieux objet : la délicatesse (fein) et la suavité (lieblich) qu’elles enveloppent dans un soyeux tissu contrapunctique. Mais c’est aux cinq voix réunies que revient le privilège de lever le voile : regardez combien est délicate et suave la cohabitation harmonieuse (einträchtig) de deux frères. Si les entrées successives en imitation caractérisent leur singularité (Heinrich le musicien et Georg le juriste), les lignes vocales entrelacées témoignent de la solidité des liens qui les unissent.

En regard, Schütz anime une première image. Celle de l’huile précieuse qui se répand de la tête aux pieds d’Aaron. Sur le plan biblique, la scène à laquelle il se réfère relate l’onction d’Aaron par Moïse, son frère (Lévitique, 8, 12). Spirituellement, l’image signifie que la bonne entente entre frères est un don de Dieu qui descend sur eux comme l’huile sacrée coule sur Aaron. Musicalement, Schütz nous gratifie d’une page d’un délicat réalisme. D’abord, par un tempo retenu et quasiment sur un mode homophonique, il souligne la texture onctueuse du coûteux baume (köstliche Balsam). Il tisse ensuite de délicats entrelacs pour matérialiser l’écoulement de l’huile sur le corps d’Aaron. D’abord, des entrées successives figurent les gouttes qui, une à une, tombent sur sa tête. Puis, descendant des aigus vers les graves, les voix s’entremêlent, ne se rejoignant que pour signaler la progression du liquide (Bart/ barbe, puis Kleid/ vêtement). Le flux sonore s’épaissit et les vocalises glissent sur le premier grand prêtre de l’histoire d’Israël. Un modèle de peinture sonore.

Secunda pars. Seconde image en forme d’allégorie. Le tableau représente un paysage biblique. Au loin, le mont Hermon ; au premier plan, la colline de Sion. D’un point de vue purement climatique, le néerlandais Charles William Meredith van de Velde (1818-1898) observe, dans son récit de voyage en Syrie et en Palestine (Reise durch Syrien und Palästina in den Jahren 1851 und 1852, Tome 1, 1855), que « nulle part dans le pays d’Israël, on ne voit une rosée aussi abondante que dans la contrée de l’Hermon ». Un véritable don du ciel qu’offrent ses sommets enneigés lorsque la sécheresse gagne la plaine. Dans le Psaume, cette rosée tombe sur le mont Sion (symboliquement, l’Eglise). La musique de Schütz fait parler l’image. Acquis au style figuratif, il fragmente le texte. D’abord, empruntant aux chœurs vénitiens leur caractère majestueux, il désigne l’origine providentielle de cette abondante rosée (wie der Tau). Puis, sur des lignes descendantes, la bruine dévale les pentes de la montagne sacrée (der vom Hermon herabfällt). Pour atteindre le mont Sion qui l’accueille par de joyeuses vocalises (auf die Berge Sion).

Après l’image, le message. Schütz reste dans le ton vénitien en adoptant une écriture évoquant la polychoralité. D’abord, à la manière d’une fanfare, les deux groupes vocaux annoncent qu’une promesse va être révélée. Puis, sur un rythme aérien évoquant le chant liturgique, ils proclament sa consistance : la bénédiction et la vie pour l’éternité (Segen und Leben immer und ewiglich). Promesse saluée par une suite de reprises contrastées, tantôt empreintes de vitalité, tantôt gonflées de gratitude. Jusqu’à cette dernière, au rythme révérencieux d’un chant d’action de grâce.

La répression bohémienne
« Les luthériens, … par attachement à l’autorité politique et à la loyauté d’Empire, … refusaient de se laisser entraîner dans toute guerre menée au nom d’impératifs religieux ou confessionnels », note Claire Gantet. Ce n’est pas le cas des calvinistes dont la confession n’avait pas été reconnue par la paix d’Augsbourg. Le trône de Bohême, fragilisé par les événements de Prague, revêt donc un enjeu majeur pour les disciples de Jean Calvin (1509-1564). Car, en vertu du principe édicté à Ratisbonne (cujus regio, ejus religio/ la religion d’un peuple doit être celle de son souverain), la Bohême pouvait devenir calviniste si l’un des leurs parvenait à monter sur le trône.

Effectivement, la Bohème profite d’une supériorité militaire temporaire pour déposer Ferdinand (roi de Bohême avant d’avoir été élu empereur) et le remplacer par l’Electeur (calviniste) du Palatinat, Frédéric V (1595-1620). Cependant, en 1620, la situation se retourne en faveur des troupes impériales. Frédéric est poussé à l’exil et les calvinistes sont chassés. Ferdinand impose aussitôt la religion catholique à ses sujets. Sept ans plus tard, note Schiller, « toute tolérance religieuse envers les protestants avait entièrement disparu du royaume ».

Sur l’échiquier diplomatique, le voisin saxon de la Bohème fait figure de médiateur. Fidèle à sa doctrine de neutralité, Jean-Georges « évita soigneusement de se donner entièrement à l’un ou à l’autre (des partis) … Exempt de ce vertige chevaleresque ou de cet enthousiasme religieux qui s’emparait successivement de tous les princes de cet époque… (il) visait à la gloire plus solide de conserver et de faire prospérer les Etats dont il était maître », analyse Schiller. Même si, « malgré cette sage politique, le cultivateur saxon eut à gémir, comme les autres, des horreurs que commirent les troupes impériales dans leurs marches », nuance-t-il.

Or, le sort d’un des trois Etats dépendants de la Bohème (la Silésie) restait en suspens. Au terme de sa médiation, pour « la Silésie, luthérienne, l’Electeur de Saxe avait obtenu de l’empereur le pardon pour les sujets rebelles », indique Henry Bogdan (La guerre de Trente Ans, Perrin, 1997).

C’est à Breslau (l’actuelle Wroclaw) que se tient la cérémonie de prestation des serments d’allégeance de la noblesse de Silésie à Jean-Georges qui agit en qualité de représentant de l’Empereur Ferdinand. Martin Gregor-Dellin raconte (Heinrich Schütz, Fayard, 1986). L’escorte du prince « comprenait son maître de chapelle, Heinrich Schütz, et seize musiciens… La cérémonie, pour laquelle Schütz avait composé le Syncharma musicum eut lieu le 3 novembre 1621. Sa composition ne se bornait pas à proposer un fond musical à l’événement ; elle présentait en même temps les arguments et les mobiles de Jean-George, en faisant porter l’accent sur les idées de paix ». De fait, le Syncharma musicum SWV 49 ou, selon son incipit, le motet En (In) novus Elysiis (Dans le nouvel Elysée), s’achève sur un vibrant témoignage de gratitude : Salve pacis, salve dux Jane Georgi ; Tu nobis praestas, nos veneramur, opem (Je vous salue, amour de la paix, je vous salue Jean Georges ; tu nous as aidé, laisse-nous te respecter). Philippe Pierlot n’a pas retenu ce motet. Sans doute parce qu’il requiert un effectif important (trois chœurs et des cuivres).

En revanche, il chatouille nos oreilles avec un motet composé pour la même circonstance : Teutoniam dudum belli (Depuis longtemps la guerre afflige l’Allemagne) SWV 338. A l’époque, la partition n’avait vraisemblablement pas été imprimée. Mais peut-être des exemplaires étaient-ils restés sur place ? Car, une vingtaine d’années plus tard, Profe Ambrosius (1589-1661), organiste, théoricien et éditeur de Breslau, l’inscrit au nombre de ses Geistlicher Concerten und Harmonien. Dans ces deux tomes, il entend promouvoir des œuvres vocales italiennes dans le but de les introduire dans la liturgie des églises catholiques (en 1629, le catholicisme avait été rétabli en Silésie). Le second volume (Ander Theil), paru en 1641, contient 25 pièces. 22 sont nées de la plume de compositeurs italiens. Parmi lesquels, pour les plus connus aujourd’hui, Claudio Monteverdi (1567-1643), son successeur à la Basilica Cattedrale di San Marco de Venise, Giovanni Rovetta (1596-1668) ou encore Tarquinio Merula (1595-1665). Trois autres compositions sont signées, deux par Heinrich Schütz, l’autre, par son élève, Johann Vierdanck (1605-1646). Peut-on mieux montrer à quel degré d’excellence « l’école » Schütz était parvenue, aux yeux de ses contemporains, dans l’art de composer selon les règles d’écriture de la nouvelle musique ? Et combien le compositeur luthérien était respecté en terres catholiques ?

Parmi les deux pièces à 7 parties composées par Heinricus Sagittarius (Schütz), celle qui porte le n°24, dépose la même musique sur deux textes en latin. Ici, un texte profane : Teutoniam dudum belli. Là, un texte d’inspiration sacrée : Adveniunt : nunc totus gaudet populus (Ils arrivent : maintenant tout le monde se réjouit). Le motet Teutoniam dudum belli célèbre la paix. Sa structure évoque celle d’un rondeau. Un rondeau qui serait doté d’un refrain cadençant trois couplets.

La première strophe livre les éléments de contexte. Dans un style inspiré de la musique descriptive madrigalesque, les sons incrustent chaque particule de texte. D’abord, sur le ton d’une intonazione se déployant sur des notes longues, le ténor inscrit les faits dans l’espace (Teutoniam/ l’Allemagne) et le temps (dudum/ depuis quelque temps). La basse éclaire la cause : la guerre (belli). Par ses ruptures rythmiques et mélodiques, sa vocalise évoque le déchaînement des énergies. Et, lorsque le ténor lui fera écho, les vocalises répétées en alternance mettent en scène les combats au corps à corps. Les deux voix se rejoignent ensuite pour constater, dans une écriture en imitation, les noirs dangers (atra pericla) qui s’abattent indistinctement sur les deux camps. Avant de s’accorder, dans une conclusion homophone, sur l’affliction (molestant) généralisée qu’ils provoquent. Par effet de contraste, mais aussi parce que le spectre de la guerre semble s’être éloigné, le duo renforcé par l’alto met l’accent sur la concorde retrouvée. Dans une polyphonie restaurant un climat paisible, le trio salue pieusement la « bonne paix » (bona pax). Puis, sur un rythme enjoué, il illustre les mouvements d’allégresse qui gagnent les peuples (gaudia mille ferat). Cette apologie de la paix s’impose désormais comme refrain.

Dans la seconde strophe, un trio (soprano, alto, basse) se réjouit de l’entrée du peuple de Silésie dans une ère de prospérité. Dans un envol de double croches, les vocalises dans les aigus rendent compte de la joie des citoyens de Breslau (laetentur cives). Mieux encore, semble déclarer Schütz le pacifiste : la joie des uns fait le bonheur des peuples du monde entier (gens omni in orbe). Alors, dans un mélisme euphorique qui étire orbe (le monde) sur deux mesures, tous les peuples de l’univers applaudissent chaleureusement la paix retrouvée en Silésie. Le trio savoure maintenant la sérénité recouvrée en tissant tranquillement, dans une écriture en imitation, les fils de la paix (in patria dulci prosperitate nova/ une nouvelle prospérité dans la douce patrie). Avant un tutti enflammé dont le merveilleux jeu d’écho traduit le retentissement du message de réconciliation, de Breslau à la Silésie entière. Un âge d’or salué par la reprise du refrain.

La troisième strophe convoque le cortège d’Apollon (les Muses et les Grâces) ainsi que les gens vertueux qui peuplent cette partie des Enfers que l’on nomme Elysée. Notons la passerelle qu’il est possible d’établir avec le motet En novus Elysiis interprété lors de la même cérémonie. Également, un peu plus tôt dans l’année, avec le Glückwünschung des Apollonis und der neun Musen que Schütz avait composé pour la fête d’anniversaire (5 mars) de son protecteur saxon. En clamant toujours cette même espérance : que « Mars (soit) exilé pour toujours (et qu’une) paix éternelle (fleurisse) » (Martin Gregor-Dellin).

Comme s’il formait le défilé d’entrée de l’ensemble vocal conclusif, Schütz appelle d’abord les neuf Muses. Les deux ténors, suivis par la basse, les entraînent dans un mélisme (cantet) dupliquant les accords arpégés d’une cithare. Avant d’invoquer révérencieusement Apollon musagète, le conducteur des Muses, avec la solennité que peut inspirer le retour à un mode quasiment homophonique. Sur un motif en imitation à trois entrées, il appelle ensuite les trois Grâces (Charites). En fin de cortège, sur un mode strictement homorythmique, s’avancent les hommes de bonne volonté (hominisque venusti). Le grand chœur étant maintenant constitué, il peut entonner, en fanfare, le refrain d’allégresse : Omnia o bona pax gaudia mille ferat (O bonne paix ! Puisse-t-elle apporter mille joies à tous).

Musiques de deuil
1625. Heinrich Schütz publie son recueil de quarante Cantiones Sacrae quatuor vocum cum basso ad organum SWV 53 à 93 duquel Philippe Pierlot extrait la première partie (Erster Teil) du motet Domine, ne in furore tuo arguas me (Seigneur, ne me punis pas dans ta fureur) SWV 85. D’emblée, Schütz décourage toute tentative visant à relier le motet à un événement particulier. Car, écrit-il dans sa dédicace, son anthologie regroupe « quelques cantiones que j’avais déjà commencé plus tôt, un petit travail qui n’est bien sûr pas de nature uniforme et qui s’est révélé à plusieurs reprises différemment selon le moment où il a été réalisé ».

Son travail, il le consacre d’abord à Dieu : « j’ai mis tout mon soin et toute mon industrie surtout à faire en sorte que… tous mes efforts en ce domaine servent d’abord et avant tout à la gloire et à la toute-puissance de Dieu », écrit-il dans sa préface. En offrant son recueil à Johann Ulrich von Eggenberg (1568-1634), était-il également animé d’une intention d’ordre politique ? Dans sa dédicace, il rend hommage à un luthérien converti au catholicisme (probablement par opportunisme). Mais plus significativement, à un intime de Ferdinand. Et cela, bien avant que celui-ci ne montât sur le trône impérial. De fait, Eggenberg « devint rapidement son courtisan le plus aimé et son favori le plus fiable (beliebtester Hofmann und vertrautester Günstling) », note Franz von Krones (1835-1902) dans la notice biographique qu’il lui consacre (Allgemeine Deutsche Biographie, Tome 5, 1877). Alors, en choisissant pour dédicataire un personnage influent du camp catholique, Schütz entendait-il objectiver la politique de l’Electeur de Saxe, à la fois légitimiste (respect du pouvoir en place) et attentiste sur le plan religieux ? De surcroît, parce qu’il offre la possibilité d’une utilisation lors d’offices catholiques et protestants, le choix de la langue latine manifeste-t-il l’inclination œcuménique de Schütz ?

Notons enfin que le texte d’une grande partie des cantiones est prélevé dans le recueil de prières et de méditations Precationes ex veteribus orthodoxis Doctoribus (Prières des anciens et véritables Docteurs de l’Eglise) publié en 1561 par Andreas Musculus (1514-1581). Le texte du Psaume 6 y figure au chapitre Precatio in gravi morbo vel agone (prière en cas de maladie grave ou au moment de l’agonie). De ce fait, notre motet s’inscrirait-il dans la catégorie des Sterbelieder (chants pour les mourants) ? En tout état de cause, cette hypothèse serait confortée par le récit de l’agonie de Magdalena, l’épouse de Schütz, quelques mois plus tard : « elle récita les Psaumes 6 et 130, et après avoir trouvé le réconfort… elle s’éteignit doucement le mardi 6 septembre 1625 à deux heures et demie du matin » (Martin Gregor-Dellin). Si tel était le cas, le motet a-t-il été créé dans le cadre de cérémonies privées ou officielles, comme celles qui font suite au décès de Sophie de Brandebourg (1568-1622), la mère de Jean-Georges, le 7 décembre 1622 ?

Le motet Domine, ne in furore tuo arguas me est imprégné de l’esprit de son temps. Un temps marqué par les deuils que sèment les bandes armées à la poursuite du roi déchu de Bohême. Expression d’une souffrance douloureuse ? Pas seulement, explique Luther, car « c’est à travers les épreuves des hommes (que Dieu) suscite la foi et donne le salut », résument Georges Lagarrigue et Marc Lienhard dans leur introduction à l’Etude sur les Psaumes de Martin Luther (Labor et Fides, 2001). Les quatre versets choisis par Philippe Pierlot illustrent parfaitement les trois termes de cette formule : épreuves, foi, salut. Ajoutons-y une quatrième dimension. Celle de l’humilité. Dans son Sermon sur la préparation à la mort, Luther conseillait : ayons « l’humilité de demander à Dieu de nous accorder et de nous conserver une foi et une compréhension suffisantes de ses saints sacrements pour que tout se passe dans la révérence et l’humilité ». Le Psaume 6 fournit les mots (versets 2 à 5) dont la musique de Schütz anime les affects.

Domine (Seigneur). Tout, dans ces cinq premières mesures, est habité par cette humilité que prêche Luther. Un continuo effacé. La voix de soprano qui gravit prudemment l’échelle harmonique, pour en appeler à la clémence divine. Puis, sur deux mesures seulement, celle-ci s’affaisse fébrilement d’une octave, craignant la fureur divine (ne in furore tuo arguas me). Cette appréhension se propage ensuite aux trois autres lignes vocales. Une à une, elles supplient, sur le rythme nerveux des croches, d’être préservées du châtiment. Leur polyphonie ne se rejoignant que sur une seule expression, celle de la terreur que suscite ira tua (ta colère). En fin de compte, la fébrilité qui fait frémir la musique de Schütz traduit l’analyse du second verset du Psaume par Luther : « dépouillée de toute confiance, l’âme ne fait que se découvrir à elle-même horriblement coupable et placée seule devant le tribunal éternel et courroucé de Dieu ».

Dans le second verset, l’âme appelle à l’aide. Miserere mei. Aie pitié, supplient plaintivement chacune des voix sur des lignes indépendantes pour signifier le caractère personnel des fautes dont l’âme est chargée. Ensuite, dans un passage expressif scarifié par des dissonances (infirmus), la soprano et la basse d’un côté, l’alto et le ténor de l’autre, reconnaissent son impuissance à surmonter « l’insoutenable blâme et châtiment de la colère de Dieu » (Luther). Il en va de même pour le corps. Afin de matérialiser le tremblement des mourants dont les os « sont horriblement distendus en tous sens par l’angoisse et l’agonie » (Luther), les lignes vocales s’entrechoquent nerveusement.

Le verset suivant est celui des interrogations. Celles de l’âme en attente de jugement. Schütz clos la première partie du verset par un silence tranchant, annonciateur d’un verdict imminent. Dans la seconde, il interroge le Seigneur sur l’échéancier du jugement dans un usquequo (jusqu’à quand) simultanément répété par les quatre voix. Dans le dernier verset de cette première partie (la seconde n’est pas enregistrée), l’âme demande à être délivrée. A ce stade, Luther distingue d’ores et déjà les effets de « la force de l’espérance » que Schütz sublime dans sa musique. D’abord, par une marche harmonique ascendante esquissant le mouvement de l’âme vers Dieu (et non vers l’Enfer) : la foi. Puis, par la multiplication des invocations (salvum me/ mets-moi en sécurité) aux accents ostensiblement confiants : le salut. Enfin, par un ample finale mettant en lumière la miséricorde divine (misericordiam tuam). Une « miséricorde très estimable, très douce et très susceptible d’être désirée avec ses soupirs » disent, de concert, les mots de Luther et les notes de Schütz.

Dix ans plus tard, Schütz compose une Begräbniskomposition (musique de funérailles) dont la page-titre comporte plusieurs indications intéressantes : Canticum Simeonis : Herr nun lesses tu Deinen Diener in friede fahren…/ Basso solo con duoi Violini / In honore del Musico Magnifico Signore il Signore Christoforo / Cornetto servitore degnissimo et benmerito Maestro / di Capella del Serenissimo Signore Il Signore Landgravio d’Hassia.../ posto in Musica (mis en musique) / da Henrico Sagittario, suo sempre affettionatissimo per servirla (SWV 352a).

D’abord sur le destinataire : Christof Cornet (1580-1635). Condisciples au Collegium Mauritianum de Kassel (académie d’élite qu’installe le landgrave Maurice de Hesse-Kassel (1572-1632) dans une aile de son château), ils s’étaient liés d’amitié. Jeune musicien manifestement pourvu de talents, il est envoyé à Venise, cinq ans avant Schütz, pour y étudier auprès de Giovanni Gabrieli (1557-1612). En 1618, lorsque le maître de chapelle de la cour de Kassel meurt de la peste, Maurice offre le poste à Schütz. Mais Jean-Georges refusant de libérer son musicien, le poste échoit à Cornet. En 1627, Maurice doit abdiquer. Départ qui met un terme au mandat de son maître de chapelle.

Ensuite, sur le choix de l’instrumentarium. Manifestement, en donnant le premier rôle aux violons et imposant le soutien d’un continuo, Schütz entendait évoquer le souvenir de leurs années vénitiennes.

Enfin, Konrad Küster (Symphoniae sacrae II- Stuttgarter Schütz-Ausgaben, mars 2003), y discerne deux autres informations. Il paraît assuré que Schütz ait composé cette pièce à la demande de Cornet. C’est du moins ce que suggèrent les deux derniers mots de la dédicace (per servirla/ pour te servir). D’autant que la formule in honore (en hommage), et non in memoriam (en souvenir de son ami), invite à penser que, à la connaissance de Schütz, son ami était toujours en vie lorsqu’il lui adresse la partition. Le 2 août 1635, Cornet est emporté par la peste. Avait-il pris connaissance de la musique de ses funérailles avant de rendre son âme à Dieu ?

Cette composition, Schütz devait en être particulièrement satisfait. Car, la même année, il retravaille la partition pour l’inscrire au programme de la cérémonie des funérailles de Henri II de Reuss-Gera (1572-1635), mort le 16 décembre 1635 (Musikalische Exequien SWV 281). Une nouvelle fois, en 1647, lorsqu’il prépare la publication de ses Symphoniae sacrae II (SWV 352). Philippe Pierlot choisit la version-mère de ces partitions successives.

Schütz utilise ici la traduction, par Luther, de l’Evangile de Luc (2, 29-32) et non sa paraphrase Mit Fried und Freud ich fahr dahin im Gottes willen (Je pars maintenant en paix et dans la joie selon la volonté de Dieu), comme le feront Buxtehude ou Bach. Il s’agit du Nunc dimittis (incipit latin) dans lequel le vieillard Syméon reconnaît le Messie dans l’enfant que Marie et Joseph présentent au Temple. Constatant que la promesse de Dieu s’accomplit, il accueille la mort dans la joie. Une thématique qui oriente naturellement ce chant vers les cérémonies funéraires.

L’instrumentarium est réduit à une voix (basse), deux violons et le continuo. Loin des 6 voix a cappella du motet funèbre in memoriam de son ami Schein (1631). Il est vrai que le contexte, en Hesse-Kassel, ne se prête pas à mobiliser de grands ensembles. En effet, depuis 1627, Cornet n’exerce plus de fonction officielle. De plus, en 1635, le nouveau landgrave de Hesse-Kassel, Guillaume V (1602-1637), n’adhérant pas à la paix de Prague, préfère s’allier aux Français plutôt que de se soumettre à l’empereur Ferdinand. Or la guerre dévore les moyens de l’art et les chapelles se vident de leurs musiciens.

Schütz baigne cette ode funèbre dans un bain de joie. Une seule note lui suffit pour interpeller le Seigneur (Herr) tant Syméon lui est proche. En revanche, il souligne successivement deux mots : un serein im Friede (en paix) s’étirant paisiblement sur deux notes blanches et un lumineux fahren (marcher) généreusement vocalisé pour montrer le chemin qu’emprunte l’homme lorsqu’il « sort de cette vie en passant par la porte étroite de la mort » (selon l’expression de Luther dans son Sermon sur la préparation à la mort). Si cet appel était soutenu par le continuo seul, deux violons enjoués viennent maintenant éclairer le rappel révérencieux des engagements pris par l’Esprit-Saint (wie du gesagt hast/ comme tu l’as dit). La partie vocale marque maintenant une pause. Dans un intermède en guise de clin d’œil, les deux violons et le continuo développent, sur onze mesures, une symphonia aux accents italianisants dans le style d’une sonata de poche. Puis, gagnée par leur enthousiasme, la voix se réjouit d’avoir vu le Christ. Soulignant, dans une bouillonnante vocalise, que le salut annoncé par l’arrivée du Christ s’adresse à tous (allen) les peuples, sans exception. Une insistance telle que nous ne pouvons qu’y lire une condamnation de l’ostracisme religieux qui ensanglante alors l’Europe. Pourtant, c’est de lumière que Schütz veut éclairer les nations. Une lumière (ein Licht) qui monte graduellement en intensité avant d’envelopper, dans une longue tenue de note, toutes les composantes du peuple d’Israël. Schütz entendant par-là, l’Eglise nourrie par la Parole de Dieu.

Une inlassable envie de paix
En mars 1620, les alliés de Ferdinand s’étaient réunis, une première fois, en terrain neutre. A Mühlhausen (Thuringe), alors ville libre (Freie Reichsstadt). Ils y avaient recherché des moyens de régler pacifiquement les différends religieux. En vain. Mais ils s’étaient entendus pour soutenir l’empereur décidé à chasser Frédéric V du trône de Bohême.

Sept ans plus tard, la rébellion bohémienne est écrasée. Pourtant, le conflit continue de se propager. D’autant plus rapidement que des puissances étrangères interviennent maintenant en appui des belligérants (l’Espagne catholique, le Danemark luthérien). C’est dans ce climat incandescent que s’ouvre une nouvelle session de « l’union de Mühlhausen ». Une union qui, cette fois, correspond davantage à la configuration de la diète électorale (Kurfüstentag) instaurée par la Bulle d’Or de 1356. Exit Louis V de Hesse-Darmstadt (1577-1626) qui, s’il était resté fidèle à l’empereur, ne comptait pas au rang des princes-électeurs. D’ailleurs, il était davantage occupé à contester des portions de territoires au calviniste Maurice de Hesse-Kassel, le prince mélomane découvreur des talents de Schütz. En revanche, Maximilien Ier de Wittelsbach (1573-1651) avait été élevé à la dignité de prince-électeur en 1623, en substitution de son cousin Frédéric V qui s’était imprudemment engagé en Bohême. Quant à George Guillaume de Brandebourg de Hohenzollern (1595-1640), s’il avait été absent de Mühlhausen en 1620 pour avoir penché en faveur de Frédéric V, il avait depuis fait allégeance à l’empereur d’Autriche et repris ses fonctions officielles de prince-électeur.


Vue de Mühlhausen (Thuringe) par Matthaüs Merian (avant 1653)

Mühlhausen, le 4 octobre 1627. Martin Gregor-Dellin : « Il y eut des journées de prédication accompagnés de musique religieuse et des banquets avec divertissements profanes. Mais l’œuvre maîtresse de Schütz fut exécutée au moment de l’entrée de la délégation dans l’église à l’occasion de l’office divin qui se tint le jour des salutations – on ignore du reste si l’on parvint véritablement à se mettre d’accord sur un rassemblement œcuménique de catholiques et de protestants, chose des plus improbables, ou s’il ne s’agissait en fait que d’une manifestation solennelle, inaugurant les semaines de négociation… La musique de salutation était un motet pour double chœur, Da pacem, Domine (SWV 465), propre à conférer à la cérémonie un caractère protocolaire et politico-moral parfaitement délibéré ». D’ailleurs, sa dédicace en latin (langue universelle et œcuménique) ne fait pas mystère des intentions du compositeur : « Heinrich Schütz, maître de chapelle du sérénissime prince électeur de Saxe, souhaite et exprime ses vœux par neuf voix, et que ces hommes puissent, avec la protection de l’aide de Dieu éternel et tout puissant, établir et protéger les autels de la paix et de la liberté dans la Mühlhausen impériale, et garder les portes du Temple de Janus fermement closes » (nota : à Rome, les portes du temple de Janus étaient fermées en temps de paix). La musique serait-elle un instrument de la politique étrangère à la main de l’Electeur de Saxe ?

En tout état de cause, le motet Da pacem, Domine (Donne la paix, Seigneur) réalise la scénographie sonore de l’événement. Il est composé pour deux chœurs séparés, réplique des cori spezzati (chœurs brisés) vénitiens. Martin Gregor-Dellin imagine qu’un « chœur placé devant le portail de l’église accueillait les partis qui arrivent à tour de rôle » tandis que, à l’intérieur, le second chantait l’antienne grégorienne Da pacem, Domine dont Schütz ne retient que le texte. Les deux textes en deux langues (latin, allemand) et les deux styles (en monodie et en polyphonie) sont d’abord interprétés en alternance avant d’être savamment combinés. Un monument sonore d’une redoutable ingéniosité. Son caractère inhabituel conduit d’ailleurs le compositeur à donner des instructions d’exécution en allemand. Le primus chorus (chargé de l’antienne) est constitué de cinq violes accompagnant une ou deux voix aiguës (des enfants qui ont fait le voyage depuis Dresde). Il doit chanter avec retenue (submisse, précise-t-il en latin). Le secundus chorus (les Vivat adressés aux Grands-Electeurs ainsi qu’à l’empereur) est animé par trois chanteurs. Sur le plan spatial, il convient de le séparer du premier chœur (ce qui conforterait l’hypothèse émise par Martin Gregor-Dellin). En matière de technique vocale, la prononciation du texte sera déliée (mit feiner anssprechen) et le volume des voix fortement soutenu (stark singen). Cet effet de spatialisation et de différence d’intensité est cependant assez peu marqué dans le présent enregistrement.

Sans aucun prélude ni sinfonia, du fond de l’église, le premier chœur (une voix et quatre cordes) adresse humblement une prière à Dieu : Da pacem Domine, in diebus nostris (Donne la paix, Seigneur, en nos jours). Sur le ton caractéristique de la supplication (notes longuement tenues, silences lourds offerts aux ritournelles instrumentales, mouvement ascendant de la ligne vocale), le peuple exprime son accablement dans ces toutes premières mesures. Une tonalité qui porte un message, nous semble-t-il. Celui qu’exprimait déjà Martin Luther dans la lettre qu’il adresse, en 1520, au premier évêque luthérien en terre allemande, Nikolaus von Amsdorf (1483-1565) : An den christlichen Adel deutscher Nation von des christlichen Standes Besserung (A la noblesse chrétienne de la nation allemande sur l’amendement de l’Etat chrétien). Il y condamnait fermement les princes qui se sont « fiés à leur puissance plus qu’à Dieu… Plus grande est la puissance, plus grande est la détresse si l’on n’agit pas humblement et dans la crainte de Dieu ». Un texte en forme de condamnation des puissants « qui sont capables de répandre le sang et d’étendre la guerre au monde entier sans se laisser écraser pour autant ». Des puissants que Luther qualifie de « princes de l’enfer ». Un siècle plus tard, le sang coule à nouveau en Allemagne. L’érudit Schütz s’est-il souvenu de ce texte ?

Depuis le parvis, le second chœur annonce l’arrivée des délégations ecclésiastiques représentant les archevêchés de Morguntinus (Mayence), Trevirensis (Trèves) et Coloniensis (Cologne). Une forme fuguée figure la succession des groupes de diplomates. Le ténor accueille Mayence dont le prince-électeur est le seul ecclésiastique personnellement présent. Parmi ses fonctions institutionnelles, il préside le sacre et l’onction d’un nouvel empereur. L’alto salue Trèves. L’autorité spirituelle de cet archevêché repose notamment sur deux fondements : historique (étant le plus ancien siège épiscopal d’Allemagne) et protocolaire (lors de l’élection impériale, il est le premier à déposer son suffrage et c’est auprès de lui que tout nouvel Electeur de Mayence doit prêter serment). La basse, enfin, souhaite la bienvenue à Cologne. Son prince-électeur est le seul des trois archevêques à ne pas avoir reçu l’ordination sacerdotale. Après les Vivat, et sur un mode homophonique enveloppant les trois archevêques catholiques, Schütz les gratifie d’un respectueux tria fundamina pacis (les trois fondements de la paix). L’ensemble du mouvement d’acclamation emprunte une ligne descendante. Tout le contraire du Da pacem d’ouverture. De même, autant les notes étaient retenues dans l’antienne, autant les Vivat sont accélérés. Simple effet de contraste ou volonté de distinguer l’espoir que suscite la prière adressée à Dieu du doute que soulève l’impuissance des puissants ?

Un quatrième personnage est honoré de manière singulière. Il s’agit de l’empereur Ferdinand. Pour le saluer, le pupitre des soprani renforce les trois autres. Marquant ainsi l’unanime allégeance envers la personne impériale. C’est d’ailleurs du pupitre des soprani que le Vivat impérial est initié. Faut-il y voir le signe d’une bénédiction céleste ? Par ailleurs, la note d’entrée domine d’une septième celle sur laquelle se clôt l’hommage aux ecclésiastiques. Peut-être une tournure stylistique affirmant la prééminence impériale. Les entrées (serrées) en imitation créent un sentiment d’enthousiasme (absent chez les ecclésiastiques) tandis que le développement est éclairé par les vocalises, au ténor et à la basse. Une manière de glorifier son invincibilité (invictissimus). Car les troupes de l’empereur venaient d’obtenir la capitulation de l’armée danoise à Kosel (Haute-Silésie), le 10 juillet précédent. En saluant ces succès militaires, Schütz oublie-t-il « tous les désordres dont ses armées se rendirent coupables », ceux-là mêmes que déplore Schiller ? Certainement pas. Car les voix du parvis ne se sont pas éteintes que déjà, des profondeurs de l’église, monte un Da pacem, Domine toujours aussi implorant. Peut-être plus insistant. Comme s’il voulait détourner le regard des puissances temporelles pour n’attendre le salut que de Dieu.

Voici qu’apparaissent les Electeurs laïcs. Sont salués l’Electeur de Saxe (Saxo, le seul des trois à avoir fait le voyage, accompagné de sa troupe de dix-huit musiciens), celui de Brandebourg (Brandeburgicus), enfin celui de Bavière (Bavarus). C’est probablement à un double titre que le Saxon ouvre la marche. N’est-il pas à la tête de l’Etat protestant le plus puissant ? Au demeurant, Schütz pouvait-il ne pas accorder la primauté à son employeur ? Musicalement, la structure reflète celle qui accueillait les trois Electeurs ecclésiastiques : un mouvement fugué annonce la succession des délégations puis se résout dans l’énoncé de leur titre de gloire sur un mode quasi homophonique. Un titre notifié sur une ligne descendante et un demi-ton plus bas que celui dont sont gratifiés les ecclésiastiques. Ces indices pourraient indiquer l’expression d’un doute. De fait, les trois Electeurs sont-ils vraiment des tutamina pacis (défenseurs de la paix) quand la Saxe s’abstient par intérêt et en échange de deux margraviats (Lusace) ? Que le Brandebourg recherche surtout la protection impériale pour conserver la Prusse revendiquée également par la Pologne ? Que la Bavière finance une armée entière engagée dans la guerre et se paye, en retour, en annexant la Haute-Autriche ? Ferdinand II, salué à nouveau par la reprise de sa salutation fédératrice et enthousiaste, trouve-t-il toujours grâce aux yeux du compositeur ?

Le verdict en musique est implacable. Dans une scénographie millimétrée, les deux chœurs vont se combiner, engageant une sorte de battaglia verbale avant de parvenir à un accord. Schütz adopte ici le schéma dynamique d’une négociation : du désaccord initial naît le consensus, pense-t-il. Il met en scène la péroraison autour de la question : qui est le véritable protecteur du peuple ? Dans le style d’un cantus firmus, la soliste du premier chœur indique d’abord que celui-ci est unique : quia non est alius (car il n’est autre…). Puis elle se tourne vers ses partenaires du second chœur pour entendre leur avis. Qui pugnet pro nobis (… qui combat pour nous ?), les interrogent-elle. A chaque récurrence répond un Vivat. Comme si chacun des sept officiels entendait se faire reconnaître comme l’unique défenseur du peuple. Cette concurrence honorifique se prolonge alors même que la soliste dévoile la réponse : nisi tu Deus noster (… sinon toi, notre Dieu). Jusqu’à cette rupture mélodique et rythmique qui signe un accord. Paisiblement, sur un mode quasiment homophonique marqueur d’unanimité, les cinq voix psalmodient l’antienne latine. Reconnaissant finalement que Dieu seul est le véritable protecteur de son peuple.

La Saxe en guerre (1631-1635)
Schütz s’apprête à prendre le chemin du retour de son second pèlerinage italien (1628-1629) au moment où les troupes danoises sont défaites. Vainqueur, Ferdinand prend de l’assurance et signe l’Edit de restitution (6 mars 1629) : les biens ecclésiastiques que s’étaient appropriés les protestants depuis la paix d’Augsbourg devront être restitués au clergé catholique. Son exécution commence par Augsbourg, « la ville sainte des protestants, la cité de la Confession d’Augsbourg et de la paix religieuse » (Martin Gregor-Dellin). Dans un premier temps, Jean-George se satisfait d’une lettre de protestation. Mais la Suède entre en guerre pour soutenir la résistance protestante tandis que « les atteintes continuelles que l’empereur portait à l’Eglise évangélique dessillèrent enfin les yeux de l’électeur de Saxe ». Celui-ci décide « d’effrayer l’empereur par son alliance avec les Suédois » (Schiller).

Avec le sac de Magdebourg par les troupes impériales (20 mai 1631) « commence une scène de sang, pour laquelle l’histoire n’a point d’expression, ni la poésie de pinceaux » (Schiller). Ni la musique de notes, ajouterions-nous. Car Schütz est terrassé. Par les horreurs d’une guerre qui va désormais saccager le territoire saxon. Par l’état pitoyable de sa chapelle, « décimée par la maladie et la mort, au point qu’il était devenu presque inutile d’organiser un concert digne de ce nom » (Martin Gregor-Dellin). Par la disparition brutale d’êtres chers : déjà veuf, il perd successivement son ami Schein, son père, son beau-père… et bientôt son frère, Georg. « Schütz n’avait plus rien à faire dans son pays, et s’il ne voulait pas sombrer dans la léthargie et le désespoir artistique, il lui fallait reprendre la route » (Martin Gregor-Dellin). En 1633, il obtient enfin un congé d’un an (qui se prolongera jusqu’en 1635) pour rejoindra la cour du Danemark.

Une paix en demi-teinte
30 mai 1635. Jean-Georges signe, à Prague, un traité de paix avec l’Empereur Ferdinand et le chef de la Ligue catholique, Maximilien de Bavière. Pour la population saxonne, cet accord est de peu d’effet. Car, si « la Saxe électorale s’était une nouvelle fois désolidarisée de la cause protestante, il fallait craindre la vengeance des Suédois, et les troupes impériales qui erraient dans le pays ne se conduisaient pas mieux… Ce ballet se poursuivit toute l’année et les deux suivantes ne furent guère différentes » (Martin Gregor-Dellin).

Schütz quitte le Danemark dans le courant du mois de mai. Eut-il le temps de rejoindre Dresde pour, le 24 juin, chanter le Te Deum ordonné par l’Electeur ? Dans cette hypothèse, a-t-il entonné le motet Herr, unser Herrscher (Seigneur, notre maître) SWV 449 choisi par Philippe Pierlot ?

La datation du papier portant la partition parle d’un lieu et d’une période : Dresde avant 1638. Par ailleurs, note Charles E. Brewer dans la notice du CD, « cette composition sur le psaume 8 peut… se comprendre dans le contexte de la paix de Prague ». Oliver Geisler (notice du coffret Die Gesamteinspielung (l’intégrale de la musique de Schütz par le Dresdner Kammerchor, Box III) ne le dément pas. Pour lui, la force et la magnificence qui se dégage de ce motet a probablement accompagné une grande fête liturgique ou politique. Pour autant, sa nature grandiose et l’instrumentarium convoqué par Schütz (violons, cornets, trombones) semble incompatible avec l’effectif anémique dont il dispose en 1635. Sauf à constituer un ensemble de circonstance.

Tandis que le Psaume 8 traduit et commenté par Luther nourrit le discours, son traitement musical par Schütz est guidé par l’un des principes énoncés par Giulio Cesare Monteverdi (1573-1630) dans la longue explication ouvrant les Scherzi Musicali a tre voci (1607) de son frère Claudio : il faut que le « discours… fût maître de la musique et non serviteur ».

La dynamique interne de ce motet est orientée crescendo : solistes en ouverture, tutti en clôture. La première partie est confiée aux quatre voix solistes des voces concertatae. Voix doublées, dans la seconde partie, par l’effectif ad placitum (à volonté) du chœur de la Capella. Le mouvement d’ensemble renvoie l’image d’une procession qui, peu à peu, rassemble les peuples en guerre dans le temple de la paix.

Le texte pouvait inspirer une entrée plus enjouée (voyez le Domine, Dominus noster - version latine du Psaume 8 - de Johann Michael Haydn (1737-1806) ou plus ample, comme le fera Johann Sebastian Bach (1685-1750) dans le chœur d’entrée de sa Johannes Passion BWV 245. Or, Schütz confie à un ténor solo le soin d’ouvrir le motet. Celui-ci chante pudiquement la magnificence de Dieu, accompagné modestement par le continuo. Une posture d’humilité dictée par le commentaire de Luther : « tout homme qui croit au Christ est rendu faible et souffre ». Point d’exaltation dans cette séquence introductive. Sinon pour souligner, par un chapelet de répétitions (in allen Landen/ dans tous les pays), le non-sens de la confrontation d’Etats qui, pourtant, honorent un même Dieu. Si le ténor n’achève pas le verset, cela résulte probablement de l’interprétation du texte par Luther. Car, écrit celui-ci, si l’invocation initiale s’adressait à Dieu, les louanges qui suivent sont destinées au Christ. Aussi est-ce à la vox Christi (basse) que Schütz confie le soin d’achever la récitation du premier verset. Un Christ sauveur qu’il gratifie d’une généreuse vocalise de remerciement (danket). Poussant même le souci d’expressivité en figurant l’ascension du Christ par un mélisme prenant la direction du ciel (Himmel) tandis qu’un violon solo (et un cornet, dans la partition mais pas dans l’enregistrement où les cuivres sont totalement absents) le nimbe de lumière.

Le verset suivant mobilise trois voix : soprano, alto et ténor. Le principe de variété et le souci de contraste ne suffisent pas à expliquer le choix de ces registres. C’est le texte lui-même, éclairé par le commentaire de Luther, qui a, nous semble-t-il, guidé le choix du compositeur. Une image sonore se forme lorsque les jeunes enfants et les nourrissons s’expriment par la voix de l’alto et de la soprano tandis que le ténor, qui les rejoint plus loin, incarne « les pêcheurs ignorants » (les apôtres). Une image embellie par une riante vocalise figurant le babil des nourrissons (Säuglinge). Puis la page se tourne. Inspiré par Luther, Schütz transforme leur innocence en une puissance (Macht) dirigée contre les ennemis (Feinde) et les vindicatifs (Rachgierrigen). Cette fois, les voix se dispersent pour se percuter spasmodiquement. Figurant ainsi la confrontation violente avec « les adversaires de la Parole de Dieu ». Schütz confie le verset suivant à l’alto. Une voix qui, dans la grammaire traditionnelle de la distribution vocale, incarne l’âme meurtrie. Encouragée dans sa foi, elle entrevoit « des nouveaux cieux et de la nouvelle terre qui seront créés au dernier jour », selon l’exégèse de Luther.

Les trombones (dans la partition) entrent maintenant en scène. Ils campent le caractère divin de cette vision tandis qu’une vibration expressive fait scintiller les étoiles (Sterne). Toujours habillé de majesté par les trombones, Dieu contemple sa création. Sur le mouvement ascendant de la forme interrogative, il s’enquiert : qu’est-ce que l’homme et le fils de l’homme (Was ist der Mensch… und des Menschen Kind) ? Pour Luther, ces deux termes renvoient à la double nature humaine : l’âme (l’homme), telle qu’elle se présente devant Dieu ; le corps (le fils de l’homme) « tel qu’il est devant les hommes ». Adoptant cette dualité, Schütz sépare les lignes mélodiques : l’alto et le ténor incarnent l’âme tandis que la soprano et la basse représentent le corps.

Dans le verset suivant, avec exactement la même distribution vocale, il établit un parallèle avec un épisode de la vie du Christ. Le lexique musical ajouté au Musica Autoschédiastikè (1601) de Joachim Burmeister (1564-1629) pourrait livrer la clé de la constitution de ces couples de voix. Chacun d’eux exprimerait une tension, un déchirement, la recherche d’un équilibre entre forces contraires. Sur le plan harmonique, dit-il, si le discantus (soprano) induit « une idée de tension vers le haut », le bassus le retient attachée au « fondement, parce qu’il est le socle de toute l’Harmonie ». De même, si l’altus « dénote quelque chose d’élevé et de profond à la fois », le ténor lui impose la stabilité. Par cette rhétorique des sons, Schütz traduirait l’exégèse de Luther selon lequel le psalmiste « rend joliment les contraires des (deux choses) contraires (entre elles) » : d’abord abandonné (durant les trois jours de sa Passion), le Christ est couronné (après son Ascension).

Si l’écriture de cette première partie évoquait plutôt le style de Monteverdi, la seconde semble inspirée par Giovanni Gabrieli. L’effectif vocal renforcé se répartit en deux chœurs : le coro favorito (les solistes) et la cappella (les chanteurs venus les appuyer). Schütz découpe d’abord le texte en de minuscules fragments qu’il anime de manière singulière. Splendeur homorythmique pour introniser le Christ (Du wirst ihn zum Herrn machen/ Tu vas le faire régner). Exubérance polyphonique puis retour à une quasi-homophonie pour souligner la diversité des créations sur lesquelles il va désormais régner. Le tout, enveloppé par un tutti instrumental resplendissant. Le chœur des solistes énumère ensuite les animaux de la terre et des mers créés de la main de Dieu : mouvement homorythmique poussant les troupeaux de brebis et de bœufs ; voix du dessus faisant gazouiller les oiseaux tandis que des strettes font frétiller les poissons et animer les mouvements de la mer. Enfin, retour au tutti à la manière d’un choral conclusif. Puissance des voix. Force des instruments. Majesté des sons. Puis un long silence. Avant qu’une schola n’entonne, a capella, l’antienne grégorienne Da pacem Domine pour poser, avec une infinie humilité, le point final de notre enregistrement.

La force de l’espérance
Février 1637. Ferdinand II meurt. Avec la voix de l’Electeur de Saxe, son fils, Ferdinand III (1608-1657) monte sur le trône impérial. Le 6 mars 1638, la Suède s’allie à la France et se charge de marcher sur la Bohême en passant délibérément par les possessions des « Electeurs réconciliés ». Ses armées répandent « l’effroi dans toute la Saxe » (Schiller).

1643. « Jean-Georges de Saxe, écrasé dans ses Etats par les nombreux cantonnements des Suédois, délaissé sans secours par l’empereur qui… est hors d’état de se défendre lui-même, prend l’unique et dernier parti qui lui reste : il conclut avec la Suède une suspension d’armes, qui, prolongée d’année en année, le conduit jusqu’à la paix générale » (Schiller). Les finances sont au plus bas et la chapelle de la cour saxonne à l’agonie. Désœuvré et désespéré, Schütz obtient un congé lui permettant de se mettre, à nouveau, au service de la cour danoise (1643-1644).

1646. « Dans l’ébranlement terrible donné à la religion, l’Etat lui-même était tombé en ruine », constate Schiller dans son second tome consacré à l’Histoire du Traité de Westphalie. « A peine put-on trouver quelques hommes qui… voulussent… faire cesser par des négociations le tumulte des armes ». Dans l’ombre ou dans la lumière, diplomates et musiciens agissent en porteurs d’espérance. Heinrich Schütz fut l’un d’entre eux. Comme dans le motet Was betrübst du dich meine Seele (Pourquoi t’affliges-tu, mon âme ?) SWV 353 que Philippe Pierlot prélève dans le second volume des Symphoniae sacrae (1647).


Heinrich Schütz - Symphoniarum Sacrarum Secunda pars- page-titre, 1647

D’une manière générale, les motets contenus dans ce recueil allient la profondeur germanique avec le caractère extraverti du style italien. Schütz a appris de tous. Mais il n’est l’élève de personne. Il veut faire œuvre originale. En effet, examinons attentivement la page-titre de son ouvrage. Si nous le désignons aujourd’hui sous le nom de Symphoniae sacrae II, c’est un tout autre terme que Schütz fait imprimer en lettres majuscules : Deutsche Concerten. Sa musique sera concertante, faisant dialoguer des voix et instruments solistes. Dans un style italien dont les saveurs sont accordées au goût allemand et ne parlent plus latin (comme dans le premier recueil).

Une sensation lumineuse se dégage de leur écoute. Celle qui reflète l’état moral d’un compositeur accueilli à bras ouverts par la cour de Copenhague et qui noue une relation privilégiée avec le prince héritier, Christian de Danemark (1603-1647). Au demeurant, gendre de Jean-Georges de Saxe. Un prince débauché, certes. Mais, écrit-il dans la dédicace qu’il lui adresse le 1er mai 1647, un prince qui manifeste « une inclination pour tous les arts dignes d’éloges, et tout d’abord pour la musique noble ». La musique qu’il lui offre porte la marque d’un Danemark en paix. Cela, avant que la Suède n’envahisse une grande partie de son territoire. Mais, à ce moment-là, Schütz sera déjà sur le chemin de retour vers la Saxe.

Dans la préface à destination de ses lecteurs (Ad benevolum Lectorem), Schütz dévoile la généalogie de ses partitions. D’abord « copiées à la plume » et remises en cadeau au prince lors de son séjour à Copenhague, certaines d’entre elles ont été recopiées à son insu, « dispersées avec négligence et de manière inadéquate ». Aussi les révise-t-il et les publie-t-il, cette fois sous son contrôle.

Le motet choisi par Philippe Pierlot est l’une des six compositions destinées à 4 parties : duo Cantus (soprani) vel (ou) Tenores, dum duobus violinis. Pour fixer sa musique, il choisit la traduction allemande du douzième verset du Psaume 42. Un lévite exilé (comme Schütz à Copenhague ?) s’y soumet, avec confiance et espoir, à la volonté divine.

En six mesures à peine, les deux violons mettent l’âme (Seele) en relation avec Dieu. Un Dieu compatissant qui se penche sur elle dans un mouvement descendant ; une âme confiante qui s’engage sur le chemin ascendant de la prière. Sérénité et joie illuminent cette courte entrée instrumentale menée par deux violons exubérants.

Dans un premier tableau, une soprano consulte son âme : Was betrübst du dich (Pourquoi t’affliges-tu) ? Fidèle au texte, la musique de Schütz déchiffre ses deux états : l’affliction, sur un tempo accablé ; l’agitation intérieure manifestée par une fébrilité rythmique. Cette description est amplifiée dans sa reprise par le duo des soprani. Avec les effets de coloris renforcés que permet le dédoublement des voix : davantage de tension dans l’expression du tourment et encore plus de confusion dans la figuration des émotions.

La seconde partie, la plus développée, énonce le message-clé du Psaume : Harre auf Gott (Espère en Dieu). Un message que Schütz reformule sur tous les modes pour s’assurer de sa réception. D’abord, les violons préparent les esprits en traçant la courbe mélodique sur laquelle vont se poser les voix. Puis, en solo ou en duo, le message est animé par deux affects : l’exhortation (Harre auf Gott) et la confiance fervente (ich werde ihm danken/ je le louerai). Même les violons font œuvre pédagogique lorsqu’ils prolongent la ligne mélodique, laissant l’esprit de l’auditeur déposer lui-même les paroles sur cette musique chaleureuse.

Le motet se conclut par une profession de foi. Les lignes vocales suivent le mouvement descendant du regard divin qui se pose sur l’âme affligée (dass er meines Angesichtes Hülfe/ son regard est ma délivrance). Puis adoptent le geste de la prosternation pour faire allégeance à Dieu (und mein Gott ist). Un credo déférent que Schütz couronne par la reprise de l’exaltant Harre auf Gott. Pour autant, l’âme n’est pas totalement guérie. Car les deux soprani la réinterrogent. Âme affligée mais qui s’est apaisée.

La paix, enfin… presque
1646, 1647, 1648. Dans le cauchemar de la guerre, les diplomates s’activent. Leurs discussions allument une première lueur d’espoir lorsque, le 5 mai 1648, la paix est ratifiée entre l’Espagne et la Hollande. « Les bourgeois poussèrent des cris de joie, comme si le bienfait de la paix venait d’être immédiatement donné à l’Allemagne », écrit Schiller. C’est dans ce climat de paix annoncée que Schütz fait imprimer un gros volume de Geistliche Chor-musik (musique spirituelle pour chœurs).

Pour la paix de papier, il faudra attendre le 24 octobre. « La paix de religion (est enfin) adoptée comme fondement des décisions du traité de Westphalie… Il s’ensuit que ces mêmes décisions doivent être considérées comme une déclaration perpétuelle de la paix, dont il ne sera plus permis de s’écarter à l’avenir », espère Schiller. Quant à la paix véritable, celle que ressent le peuple, « la Saxe dut patienter avant d’être délivrée des troupes et des divers fardeaux, on ne commença à respirer et festoyer qu’en 1650 », précise Martin Gregor-Dellin.

Désormais, le bruit des armes n’étouffe plus le crissement des plumes. Avec sa préface ouvrant sa Geistliche Chor-musik, Schütz participe prudemment au débat qui oppose les compositeurs attachés aux règles de composition palestriniennes aux modernistes de la seconda prattica (voir notre chronique). Lui, le magicien polyphoniste, lance un appel vibrant à un retour aux fondamentaux. Apprentis musiciens, dit-il en substance, apprenez d’abord à écrire ohne (sans) Bassum Continuum. De fait, son recueil réunissant 29 cantiques spirituels pour chœurs se propose de montrer à quoi pourrait ressembler une composition de ce type. Il y ajoute cependant une basse continue. Précisant, dans la page-titre, que cet ajout lui avait été demandé bien qu’il ne le juge pas nécessaire (auff Gutachten und Begehren, nicht aber aus Nohtwendigkeit).

Ce recueil, il ne le dédie pas à un membre de l’aristocratie impériale ou électorale. Il l’offre, comme dans une forme de provocation, à la municipalité de Leipzig. Une municipalité qui, au contraire des princes et en dépit du contexte défavorable, n’a jamais sacrifié le chœur de Saint-Thomas. Celui de son ami Schein.

Philippe Pierlot en extrait trois motets. Habilement répartis dans le programme, ils ont en commun une texture homogène, une écriture à la fois stricte et fleurie, une teneur supérieure en spiritualité. Trois textes qui partagent la même foi transfigurée par la confiance en la miséricorde divine.

Dans le premier, Verley uns Frieden genädiglich, Herr Gott (Seigneur Dieu, accorde-nous la paix) SWV 372, Schütz dénie aux humains le pouvoir d’accorder la paix. Sa démonstration musicale prend appui sur la paraphrase de l’antienne grégorienne Da pacem Domine que Luther avait composée, mise en musique et fait publier, en 1529, dans le Geistliche Gesang Büchlein (Petit livre de cantiques).

Schütz mobilise les quatre voix habituelles : cantus (soprano), altus (alto), tenor et bassus. Il y ajoute une cinquième (quintus) qui, selon les principes de l’époque, n’indique pas une tessiture en particulier. Laissant au maître de chapelle la liberté de choix. Ici, une seconde soprano.

Dans ce bouquet contrapunctique, Schütz porte le regard sur chacun de ses détails. Une écriture homorythmique soupire après la paix (Verley uns Frieden). Puis le motif se diversifie pour souligner que seule la grâce de Dieu (genädiglich) pourra l’accorder. Il se déchaîne enfin dans la peinture sonore du désordre qui caractérise les temps actuels (zu unsern Zeit). La manière dont Schütz découpe la phrase musicale est porteuse de sens. Observons qu’il n’associe pas Herr Gott (Seigneur Dieu) au don de la paix mais aux malheurs du temps (Herr Gott, zu unsern Zeit et non, comme on pourrait s’y attendre, Verley uns Frieden genädiglich, Herr Gott). Comme s’il exprimait ici la position adoptée à l’égard d’une autre guerre, celle contre les Turcs. Cette guerre est une punition divine, écrivait en substance Johann Friedrich I von Sachsen (1503-1554) à Luther : « un châtiment et une férule pour notre péché et notre méchanceté » (lettre du 8 septembre 1541). Appelant aussitôt à se mobiliser pour invoquer la miséricorde divine. C’est le même esprit, pensons-nous, qui anime la musique de Schütz.

Le compositeur remarque ensuite que personne d’autre que Dieu ne peut combattre pour nous. Des graves aux aigus, par le jeu de la répétition, il conteste d’abord à tout humain le pouvoir de triompher seul. Es ist ja doch kein ander nicht (il n’y a nul autre), martèle-t-il successivement et à cinq reprises pour décourager toute prétention. Position qu’il renforce, dans une section conclusive ardente et particulièrement figurative qui oppose la frénésie du combat (streiten) à la force d’un seul (alleine). Un finale dont l’écriture s’inspire manifestement du stile concitato monteverdien. Un « style agité », exalté par des notes répétées et des lignes enchevêtrées, pour représenter les passions humaines ; un style plus noble dont les notes gravissent une ligne ascendante pour rendre grâce à Dieu seul.

Dans sa dédicace, Schütz était on ne peut plus clair : ses motets ne sont pas destinés à des chapelles de cour mais aux églises et écoles, celles de Leipzig en premier lieu. Par conséquent, rien d’étonnant si leurs textes sont assortis au catéchisme populaire. Parmi ceux-ci, le motet Die mit tränen säen (Ceux qui sèment dans les larmes) SWV 378 en est sans doute le plus emblématique.

Du Psaume 126/125, Schütz n’en retient que les deux derniers versets. Effacée, la libération des exilés de Babylone. Le compositeur se concentre sur la parabole champêtre finale. Tellement parlante pour un peuple qui a souffert de la famine pendant les longues années de guerre. De prime abord, sa morale pourrait relever du bon sens paysan : il faut savoir se priver du bon grain destiné à la semaille pour espérer une récolte. Mais ce serait faire injure aux écoliers et fidèles des églises de Leipzig que d’en rester là. Car ils connaissent parfaitement le message spirituel des versets que Schütz n’a pas mis en musique : la récolte, comme la vie éternelle, son des dons de Dieu.

D’un point de vue stylistique, ce motet est, en quelque sorte, l’archétype de l’écriture contrastée. D’un côté, les plaintes, les pleurs, la souffrance ; de l’autre, la légèreté, les rires, l’euphorie. Signe des temps, Schütz n’oublie pas que les larmes ont beaucoup coulé. Il leur consacre une partie centrale travaillée par des dissonances. Celle-ci est encadrée par deux développements dans lesquels la souffrance se métamorphose instantanément en allégresse.

Des notes longuement tenues font d’abord couler les larmes tandis qu’une vocalise figure le geste du semeur. Les lignes vocales s’entremêlent, exprimant la douleur psychique par leurs frottements. Afin d’accentuer l’effet de contraste, le rythme change soudainement. D’abord languissant, il s’enthousiasme à la vue des moissons. Les voix sautillent, dansent gaiement. Puis, après avoir traversé la vallée des pleurs de la partie centrale, les cinq voix exultent. Dans le jeu complexe mais tellement enivrant de la polyphonie, chaque tessiture fait éclater sa joie. Pour ne se rejoindre qu’à la dernière note, sur un Garben (gerbe) solennel : le fameux don de Dieu.

Philippe Pierlot ne pouvait clore ce triptyque de musique spirituelle pour chœurs sans une pensée pour les victimes de la terrible guerre. Il s’arrête sur le motet So fahr ich hin zu Jesu Christ (Ainsi, je suis en route vers Jésus-Christ) SWV 379.

Des cinq strophes de l’hymne Wenn mein Stündlein vorhanden ist (Lorsque ma petite heure est venue), Schütz choisit la seule qui n’a pas été écrite par Nikolaus Herman (1480 ?-1561). En effet, celle-ci n’est apparue que dans une édition posthume, à Bonn en 1575 alors que les quatre précédentes figuraient déjà dans un Kirchen Gesangbuch sorti des presses en 1569. Tous les marqueurs des Sterbe- und Begräbnisslieder (chants pour les mourants et les funérailles) apparaissent dans le couplet de Herman transformé en motet par Schütz : la mort assimilée à un sommeil (voyez notre chronique), l’indication de la destination (zum ewigen Leben/ vers la vie éternelle), des motifs dissonants évoquant la peur du passage par la mort.

Dès les premières mesures, singulièrement à la ligne de basse, le motif rappelle celui du choral Christe, du Lamm Gottes (Christ, toi l’agneau de Dieu) considéré comme l’Agnus Dei luthérien. De fait, le motet évoque le cheminement d’un croyant vers les portes du ciel que lui a ouvert le Christ. De cette image musicale illustrant la théologie de la croix conceptualisée par Luther, Schütz efface la dimension tragique, celle des Passions, pour n’en retenir que le résultat : le salut promis par la miséricorde divine.

Schütz trace musicalement les trois étapes que va franchir le mourant. D’abord, il se met en route (So fahr ich in). Confiant, animé par sa foi, il ouvre ses bras au Christ (mein Arm’tu ich ausstrecken). La polyphonie s’écoule paisiblement. Sa texture est onctueuse et la tonalité suave. Dans un passage homorythmique, quatre voix seulement sur les cinq tendent les bras. Peut-être cette configuration évoque-t-elle les quatre bras de la croix vers lesquels se dirige le mourant qu’incarnerait la cinquième voix. Maintenant, le mourant voit apparaître « la porte étroite de la mort », comme l’indique Luther dans son Sermon sur la préparation à la mort. Cette peur, Schütz la traduit par une rupture rythmique et l’accumulation d’altérations. Un tempo lent souligne l’appréhension qu’elle nourrit. Les dissonances exsudent sa souffrance. Mais sa foi sera plus forte. Une foi toute luthérienne qui perce de ce vigoureux kein Mensch (aucun homme). Sonnant comme une charge contre le commerce des indulgences contestant aux humains le pouvoir d’agir sur la sanction divine. Aucun homme, proclament vigoureusement les voix du dessus, suivies de celles du dessous, n’a le pouvoir de me réveiller du sommeil de la mort. Sinon le Fils de Dieu, scandent-elles à deux reprises, de façon solennelle et unanime. Dans cette profession de foi finale, la polyphonie s’épanouit, s’étoffe et rayonne. Mettant l’accent, dans les rares passages homorythmiques, sur le souhait qui anime le mourant : mich führen zum ewigen Leben (me conduit à la vie éternelle).


Erbarm dich – Geystliche-gesangk-Buchleyn de Johann Walter – Wittenberg, 1525

Le motet précédent décrit la « bonne mort » telle que Luther la recommande dans son sermon. Or, durant le terrible conflit, combien ont disparus sans avoir pu s’y préparer. Nous aimons à penser que le bouleversant Miserere que chante le motet Erbarm dich mein, o Herre Gott (Aie pitié de moi, ô Seigneur Dieu) SWV 447 leur est adressé.

Schütz choisit la première des cinq strophes de la paraphrase du Psaume 51/50 imprimées en 1524 dans l’Erfurt Enchiridion (manuel de cantiques luthériens). De son auteur, Erhart Hegenwalt (première moitié du XVIème siècle) nous ignorons presque tout. Sinon qu’il fut en contact avec les milieux réformés de Zürich, en Suisse. On n’en sait guère plus sur les circonstances qui ont conduit le compositeur à mettre le texte en musique. Même sa datation est problématique : Martin Gregor-Dellin la situe vers 1624 alors que le site de la Bnf (Gallica) avance une date « vers 1660 ».

Dans ce Miserere de poche, Schütz s’écarte du chemin tracé par Monteverdi. Il ne s’efforce plus de révéler les affects concentrés dans les mots. Ce ne sont plus les mots qui lui dictent sa musique mais son émotion qui charge les mots de sons.

En dix-huit mesures, les cordes installent un climat. Un climat lourd de tristesse. Une tristesse sombre et ténébreuse, traversée de plaintes et baignée de pleurs. Une atmosphère de vendredi saint. Cette préparation sonore accueille maintenant la prière d’une âme en détresse qui crie au pardon. Erbarm dich (Aie pitié de moi) implore la soprano à sept reprises. Sept fois comme les sept plaies du Christ, « blessé pour nos péchés. Brisé pour nos iniquités », comme l’avait prophétisé Isaïe (53,5). Particulièrement saisissant, ce cri à répétition traverse tous les états de l’imploration : de la supplication à l’exclamation, de la plainte au hurlement. A qui s’adresse le pécheur ? La description musicale du destinataire relève de la profession de foi trinitaire. Avec humilité, la voix s’incline, en trois répétitions, devant chacun des trois Seigneurs (O Herre) de la Trinité, puis les réunit tous dans une seule invocation (O Herre Gott). Belle leçon de catéchisme en musique.

Dans la partie centrale, sur le tempo recueilli d’un choral luthérien, le pécheur confesse ses fautes et se repent. Puis, dans le finale, il écarte vigoureusement le mal, se soumet à la justice divine et disqualifie ceux qui la remettraient en cause. Ces deux parties partagent un même point commun rhétorique : les figures de répétition. Schütz tente ainsi de convaincre en faisant se suivre la propositio (qui expose le motif) et la confirmatio (qui le renforce). Il propose ainsi une lecture commentée du texte en en amplifiant quelques passages (nombreux, dans ce motet). Il en résulte deux blocs argumentaires. Le premier affirme la responsabilité personnelle du pécheur : mein Missetat (mon iniquité, répété à quatre reprises) et gesündiget hab (j’ai péché, repris deux fois). Le second proclame la légitimité de la justice divine (du bleibst gerecht/ tu restes juste, renouvelé deux fois), en dépit des critiques qu’elle suscite (ob man urtleilt dich/même si on te juge, repris trois fois, la troisième mettant le point final au motet… et à l’argumentaire qui le sous-tend). Ainsi, sous les affects, perçoit-on dans ce motet l’intention militante d’un luthérien sincère et engagé.

L’enregistrement proposé par Philippe Pierlot et ses magiciens sonores du Ricercar Consort a ceci de remarquable qu’il inscrit la musique de Schütz dans l’histoire de son temps. Dans l’histoire politique comme dans l’histoire spirituelle des trente années d’une horrible guerre. Qui plus est, leur musique rend cette histoire vivante.

L’excellence des interprètes remplit nos oreilles d’un sentiment de plénitude. Ils ne sont pas nombreux. Mais quelle présence, quelle énergie, quel rayonnement. Les archets sont des voix tellement expressives. Ils rient et dansent. Pleurent et crient. Les voix sont des instruments tellement affûtés et précis. Et la manière dont ils conjuguent leurs talents sous la direction attentive de leur chef permet aux sons de parler à l’esprit des hommes. Et plus encore à leur cœur. Pour leur transmettre un message venu d’une autre guerre. Un message de paix tellement d’actualité.



Publié le 02 juil. 2024 par Michel Boesch