Violin Concertos from Darmstadt - Johannes Pramsohler

Violin Concertos from Darmstadt - Johannes Pramsohler ©Audax Records
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Johannes Pramsohler, le talentueux violoniste du Tyrol du Sud, dédie son seizième opus aux Concertos pour violon en provenance de Darmstadt, paru sous le titre Violin Concertos from Darmstadt chez Audax Records, label fondé en 2013 par le violoniste.

Tout comme la cour de Dresde, celle de Darmstadt fut un haut lieu où la musique baroque s’exprima pleinement pendant plusieurs décennies, notamment sous l’influence du landgrave Ernest-Louis de Hesse-Darmstadt (1667-1739). Homme éclairé, passionné de musique, il tenta de recruter d’illustres compositeurs tels que Christoph Graupner (1683-1760), Johann Georg Pisendel (1687-1755) qui, lui, refusa un poste préférant à Dresde.
Malgré les difficultés pécuniaires, la cour de Darmstadt attira Johann Jakob Kress (c. 1685-1728), Johann Friedrich Fasch (1688-1758), Johann Samuel Endler (1694-1762) et Georg Philipp Telemann (1681-1767). Ce dernier peut apparaître comme un « satellite » de Kress puisque Telemann était établi à Francfort (ville proche de Darmstadt).
Le quatuor de compositeurs, dont nous retrouverons certaines pièces gravées au disque, a excellé et marqué indéniablement l’art musical. Chacun d’eux a su exprimer les multiples contrastes – les irrégularités ou les imperfections – que renferme la musique baroque. Ils ont opposé les notes dans leur durée (courte ou longue), dans leur hauteur (graves ou aiguës). Les nuances ont également eu une importance de tout premier ordre. Le clair-obscur (suggestion du relief et de la profondeur par la modulation de la lumière sur un fond d’ombre) se personnifie par la tonalité employée. Il n’est pas rare de conclure une pièce, composée intégralement en mode mineur (effet de couleur sombre) par un accord majeur qui gomme, en une fraction de seconde, cette enveloppante obscurité. La lumière, en quelque sorte, submerge les rives du Styx.
Le quatuor a également joué sur les contrastes par la structure, elle-même, de la pièce. Un nouveau style émerge en Europe, celui du concerto (de l’italien concertar, « dialoguer »).

Forme musicale composée généralement de trois mouvements (un rapide, un lent, un rapide), le concerto oppose, dans un dialogue frénétique, un soliste au reste de l’orchestre (appelé communément tutti). Pendant la période baroque, le concerto contient une partie de basse continue, dite continuo. C’est donc sous cette acception que Johannes Pramsohler et l’ensemble Darmstädter Barocksolisten (créé en 2004) se consacrent aux concertos pour violon solo, écrits pour la cour de Darmstadt. Les musiciens de l’Ensemble sont membres ou invités du Staatsorchester Darmstadt. Il est mentionné que les solistes de l’Ensemble défendent une pratique historiquement informée sur instruments modernes (ou copies « modernes » d’instruments d’époque). L’expression « interprétation historiquement informée » désigne un mouvement d’exécution se rapprochant des goûts musicaux de l’époque et des intentions originelles des compositeurs : ornementation, diapasons, tempéraments, ... Johannes Pramsohler joue sur un violon, datant de 1745, du luthier italien Giovanni Battista Guadagnini (1711-1786). Le violon baroque est doté de cordes en boyau de mouton, éventuellement filées d’argent pour les plus grosses d’entre elles. Le violon moderne, quant à lui et ce depuis 1900, utilise des cordes métalliques. Une autre différence majeure : une importante inclinaison du manche se constate sur le violon moderne, le violon baroque en étant totalement dépourvu. L’archet n’y fait pas exception. Il est convexe sur le baroque et concave sur le moderne. Ces particularités interviennent directement sur le son et l’interprétation amplifiant la rhétorique et la déclamation musicale.

A la première écoute du disque, l’unité du dialogue s’impose même lorsque celui-ci est vif, tempétueux avec le renfort des timbales. Point de lutte, point de rivalité !
Pour en saisir toutes les subtilités, une seconde écoute est indispensable surtout que quatre pièces sur les cinq font l’objet du premier enregistrement mondial. Alors commençons l’exploration des concertos pour violon solo, instruments et basse continue.

Nous sommes emportés par la couleur des motifs mélodiques du mouvement vivace (p. 01) du Concerto en ré majeur, TWV 53D:5 de Georg Philipp Telemann. Le seul concerto du disque qui a déjà fait l’objet d’un enregistrement. Il est écrit pour trompette, violon concertant, violoncelle obligé, violons et basse continue. Dès les premières mesures du mouvement, les trompettes (Manfred Bockschweiger, Marina Fixle, Michael Schmeißer) scintillent sous les feux ardents de leurs trilles. Dans un rythme effréné où la cadence du violon solo (Johannes Pramsohler) s’exprime pleinement, les autres instrumentistes tiennent le discours à la perfection. Le mot cadence est, ici, à comprendre sous l’acception de « passage virtuose autrefois réservé au soliste d’un concerto ». L’adagio (p. 02) en est la parfaite illustration. Le violoniste engage un prégnant dialogue renforcé par ses notes tenues et tirées à l’archet. Son jeu est dit legatissimo, le plus lié possible. Happons au vol les coups de balancier scandés par le violoncelle obligé d’Angela Elsäßer. En théorie musicale, un instrument est dit obligé (de l’italien obbligato, ou obligato) lorsqu’une partie de l’œuvre exige d’être interprétée par un instrument précis. Nous l’entendrons de nouveau sur le mouvement conclusif du concerto : l’allegro (p. 03).

S’ensuit la première pièce des cinq faisant l’objet du premier enregistrement mondial.
Le Concerto à 5 en do mineur, Op. 1, No. 2 pour violon principal, violons et basse continue de Johann Jakob Kress (compositeur presqu’inconnu voire oublié). Nous relevons instantanément la virtuosité de Kress. L’écriture est si recherchée que nous pourrions aisément nous noyer dans les entrelacs mélodiques. Chaque note s’articule ou est l’articulation de la précédente et de la suivante. Sur une ouverture à l’unisson en tutti (allegro, p. 04), Johannes fait preuve d’éloquence interprétative dès la troisième mesure. Les temps forts sont marqués avec conviction. Le claveciniste Christian Roß martèle la ligne de basse continue par des accords plaqués. Ecoutons la suave sonorité émanant du violon dans l’adagio (p. 05). Johannes Pramsohler cueille, avec délicatesse, chacune des notes. Telles des larmes, ces dernières coulent de manière fluide et suivent le sillon creusé par le staccato de l’Ensemble. L’émouvante mélodie est « bousculée » par l’allegro in fine (p. 06). Le flot impétueux trouve sa source dans un rythme à 3/8. Le chiffre « huit » (dénominateur) indique l’unité de temps, plus exactement la fraction de ronde de l’unité de temps. Le « trois » (numérateur), lui, exprime le nombre d’unités dans une mesure. En l’espèce, le 3/8 est une mesure simple à un temps dont chaque temps est une noire pointée, ce qui sous-entend trois croches par mesure.
Johannes Pramsohler nous gratifie d’un second concerto de la main de Kress : le Concerto à 5 en do majeur, Op. 1, No. 6. Suivant le même instrumentarium, il diffère du premier par sa composition. Il se décompose en quatre mouvements, alternativement lents et rapides. Sa forme est dite da chiesa (d’église, par opposition à da camera, de chambre). Ce concerto ne peut être considéré comme de la musique religieuse, mais était plutôt destiné à être interprété dans les églises. L’adagio (p. 10) se résume en un seul mot : majestueux. Mouvement lent, il ne souffre d’aucun engourdissement. L’ensemble des cordes chemine posément mais sûrement. Les violoncelles (Angela Elsäßer et Friederike Eisenberg) se dégagent clairement du discours, de même pour le clavecin. L’allegro fugato (fugué), à la piste 11, est tout aussi royal. La complexité d’écriture implique l’excellence de tous les musiciens, qu’ils soient solistes ou non.
Le second adagio (p. 12) rayonne par la splendide orchestration. Le schéma expose le rôle de chaque interprète. Jamais une musique, nonchalante en apparence, n’est parvenue à un tel degré d’expressivité. La répétition de deux notes conjointes (des trilles) aux cordes nous émeut particulièrement, car elles renforcent l’expression, l’affect. Nous sommes tirés de la mélancolie par le luisant allegro final (p. 13). Johannes Pramsohler, encore une fois, nous subjugue par sa vélocité à l’archet !

Le compositeur Johann Friedrich Fasch est également mis à l’honneur dans le disque. Il a étudié l’art de la composition vers 1711-1712 à Darmstadt auprès de Christoph Graupner et de Gottfried Grünewald (1673-1739. La pièce choisie par Johannes Pramsohler, n’est autre que le Concerto en ré majeur, FWV L :D4a composé pour violon solo, trois trompettes, timbales, hautbois, basson, violons et basse continue. L’allegro d’ouverture (p. 07) introduit et présente chacun des instruments. Quelques-uns d’entre eux émergent des lignes musicales telles que les trompettes qui triomphent et les timbales (Berthold Anhalt) qui rayonnent. Le bassoniste Jan schmitz impose son chant d’un souffle nourri. Ses notes jaillissent comme les jets d’eau des grands bassins. Quant aux hautbois (Manfred Bellmann, hautbois I et Olivier Gutsch, hautbois II), ils dominent la courte andante (p. 08). Le fougueux allegro (p. 09), au rythme agitato (agité), est le théâtre de l’opposition incessante du violon solo à la prolixité des autres instruments. Quelle flamboyance !

Dernière œuvre rutilante gravée au disque, l’Ouverture (Suite orchestrale) en ré majeur pour violon, trois trompettes, timbales, hautbois, basson, violons et basse continue est signée des mains de Johann Samuel Endler (compositeur allemand et Hofkapellmeister à Darmstadt). En musique, une suite est une composition de pièces instrumentales ou orchestrales jouées en concert plutôt qu’en accompagnement. Lors de la période baroque, elle répondait à certains codes notamment ceux liés à la tonalité (pièces regroupées par tonalité), des danses précédées parfois par un prélude ou une ouverture, cas de la Suite d’Endler. La terminologie, caractérisant la suite, est assez vaste : suites de danses, ordre, ouverture, partita, …
L’Ouverture (p. 14) revêt tous les fastes de la royauté. Les timbales résonnent ostensiblement dès la première mesure. Puis les trompettes font leur entrée magistrale. Toutes deux concourent à la magnificence musicale souhaitée par le compositeur. Nous voilà immergés dans le cortège royal … Les mouvements Vivement (p. 15) et La Brouillerie (p. 16) déroulent le tapis royal sur lequel Johannes Pramsohler laisse s’exprimer son instrument (violon solo obligé). Quel doigté virtuose ! Il excelle sur toutes les positions. Seul regret : nous ne pouvons qu’imaginer sa posture et son placement. Le Menuett (p. 17) joue le rôle de confident entre l’orchestre d’une part et deux instruments d’autre part. L’Ensemble en tutti amorce la conversation. Le violon (J. Pramsohler) et le hautbois (Michael Schubert) prennent la parole. Leurs voix s’imposent sur les accords en fond sonore de l’orchestre. Et enfin, le tutti clôt le dialogue. Comment résister aux ornements virtuoses joués par le violoniste dans la Réjouissance (p. 18) ? Avec agilité, son archet dévale et sautille de cordes en cordes. La Fantaisie (p. 19) n’est, quant à elle, interprétée que par les instruments à cordes. D’ailleurs, citons-les. Aux violons I, félicitons Ethem Emre Tamer, Christiane Dierk, Antje Reichert. Aux violons II, Damaris Heide-Jensen, Makiko Sano, Elisabeth Überacker. Aux altos, Klaus-Jürgen Opitz et Charlotte Breidenbach. Sans oublier Johannes Knirsch au violone (terme venant de l’italien et signifiant « grande viole ». Il s’agit d’un instrument grave à cordes frottées dont le nombre est compris entre trois et six). Leurs jeux, tout autant excellents que ceux des autres instrumentistes méritent tous nos compliments. Danse à trois temps (3/8 ou 3/4) comportant des hémioles (courts passages binaires dans le mouvement ternaire), le Passepied (p. 20) est, ici, de nature gaie et vive offrant là encore au violon une place prépondérante. Ce dernier argumente le mouvement en compagnie des hautbois. Le caractère enjoué se remarque allégrement dans l’ultime pièce de la Suite orchestrale. Le Causeur (p. 21) porte bien son nom. Le tutti instrumental fait preuve d’une éloquence à couper le souffle. Et nous emporte dans un tourbillon musical…

Face à une telle maîtrise musicale, aussi bien sur la recherche que sur l’interprétation, Johannes Pramsohler et le Darmstädter Barocksolisten exposent leur vue de cette musique brillante et riche à la cour de Darmstadt. Ils restituent à merveille les nuances, les couleurs, le phrasé, l’accentuation, …, de chaque pièce. Un seul nom les caractérise, les incarne : VIRTUOSES !


A titre méditatif, pensons à la phrase de Jean Cocteau (1889-1963) dans Portraits souvenirs, publié en 1935 : « Le virtuose ne sert pas la musique ; il s’en sert. »



Publié le 30 nov. 2018 par Jean-Stéphane SOURD DURAND