La musique en Allemagne de Schütz à Bach

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Destination Bach

A la manière du Petit Poucet, Jérôme Lejeune sème de petits cailloux blancs pour faciliter notre voyage musical aux temps du premier baroque allemand. Des cailloux en forme de pastilles sonores jalonnant notre itinéraire dans un univers réputé austère mais qui se révèle, pièce après pièce, d’une exubérante vivacité. Bien loin de l’appréciation condescendante prononcée par Jean-Laurent Le Cerf de la Viéville (1674-1707) sur ces musiciens allemands « dont la réputation n’est pas grande en musique » (Comparaison de la Musique italienne et de la Musique française, 1705).

Un exercice dont Jérôme Lejeune, fondateur du label Ricercar, avait déjà éprouvé la recette dans six autres coffrets. Mis bout à bout, ils charpentent une Histoire de la musique ancienne par le texte et par l’image sonore. Une démarche méthodique initiée en 2009 par un Guide des instruments anciens. Suivie par un panorama des musiques de la Réforme et contre-réforme (2010), un coffret consacré à La Polyphonie flamande (2011) puis à L’Europe musicale de la Renaissance (2013). A l’approche thématique succède une immersion dans des foyers musicaux pionniers comme l’Italie (Le temps de Monteverdi en 2015), la France (La musique au temps de Louis XIV en 2016) et, aujourd’hui, l’Allemagne (La musique en Allemagne de Schütz à Bach). A notre sens, une collection de référence dédiée au perfectionnement de tout mélomane animé du souci d’apprendre.

Comme le suggère le titre, Jérôme Lejeune fixe un cadre chronologique précis à ce parcours initiatique. Le départ est donné au point de passage du XVIème au XVIIème siècle. Les fameux trois « S » (Schütz, Schein, Scheidt) entrent à peine dans l’adolescence et rien n’est encore écrit de l’ascendant qu’ils exerceront sur le monde musical germanique. Le point d’arrivée est marqué par une vague de décès, celle des derniers représentants de la génération qui a nourri Johann Sebastian Bach (1685-1750) : l’oncle Johann Christoph qui l’a façonné, meurt en 1703 ; Johann Pachelbel, l’ami de son père, disparaît en 1706 ; Dietrich Buxtehude, l’un de ses mentors, fait ses adieux en 1707. Manifestement, une page se tourne.

Tout comme les précédents, ce solide coffret cartonné est élégant dans sa forme et précieux par son contenu. Il accueille un livre à la confection très soignée ainsi qu’un album en forme d’anthologie musicale. L’ensemble est conçu selon un principe de complémentarité : le livre nourrit l’écoute et l’écoute s’enrichit à la lecture du texte. Sans pour autant se contraindre à une stricte concordance entre ces deux medias. En effet, certains développements littéraires ne renvoient pas à une image sonore (parfois à notre grand regret) alors que d’autres pièces sont proposées sans être annoncées dans le texte. Cette manière d’éveiller la curiosité sans la satisfaire incontinent sonne comme une incitation à poursuivre notre voyage par nos propres moyens.

La matière sonore est essentiellement extraite du précieux fond constitué par le label Ricercar pendant ses presque quarante ans d’exploration du répertoire de la musique ancienne et baroque. Jérôme Lejeune y a prélevé de merveilleuses pépites. Pour certaines, nous les réécoutons avec grand plaisir ; pour la plupart, elles attisent notre curiosité. En quête du meilleur, il élargit sa recherche en ouvrant l’immense catalogue du groupe Outhere Music que son label avait rejoint (comme Alpha et Zig Zag Territoires), feuilletant même accessoirement celui d’Harmonia Mundi ou d’Accent. Bien entendu, certains ensembles s’imposent d’eux-mêmes compte tenu de l’ancienneté des liens qu’ils entretiennent avec le label. Aussi le Ricercar Consort et Vox Luminis figurent-ils parmi les principaux contributeurs. Mais la vingtaine des autres formations est choisie en considération de l’expertise acquise dans un répertoire spécifique de la musique vocale ou instrumentale. Enfin, plusieurs solistes ont enrichi les enregistrements commercialisés par des captations ponctuelles. Surtout Bernard Foccroulle (co-fondateur du label Ricercar) mais aussi Bart Jacobs, Thomas Ospital ou John Butt à l’orgue, Siebe Henstra ou Markus Märkl au clavecin ou au clavicorde. Sans oublier les contre-ténors Henri Ledroit et Andreas Scholl ou la soprano Greta De Reyghere dont le timbre nous ravit.

Le texte est porté par une dynamique, celle qui nous transporte de la tradition polyphonique luthérienne jusqu’à la large palette des compositions sacrées et profanes desquelles Johann Sebastian Bach tirera les sucs nourriciers. Un Bach que Jérôme Lejeune considère « comme l’apothéose de ce XVIIème siècle allemand ». Avant la pièce finale, nous n’en entendrons pourtant que bien peu de notes, hormis ce BWV Anhang (appendice) 159 dont Johann Christoph et Johann Sebastian se disputent la paternité. Alors, un coffret sans apothéose ? Certainement pas. Le concepteur estime, dans une vidéo disponible sur internet, que « Bach n’a rien inventé. Il n’a fait que poursuivre ce que toutes les générations précédentes ont fait amener en Allemagne ». Si le propos nous paraît quelque peu réducteur, il annonce néanmoins la préparation du coffret suivant, cette fois « consacré à la musique en Allemagne au temps de Johann Sebastian Bach ».

Mais était-il pertinent de personnaliser, à ce point, la production artistique d’un pays aussi bigarré ? Rien de choquant pour le mélomane du XXIème siècle, tant le génie du Cantor de Leipzig semble concentrer celui de toute sa génération. Mais la vérité historique impose de rappeler que ses contemporains ne partageraient pas totalement cette perception. Si Bach acquiert une notoriété post-mortem à partir de 1830 (notamment après la recréation de sa Passion selon saint Matthieu, à Berlin), le musicien le plus réputé de son temps reste Georg Philipp Telemann (1681-1767).

L’abondance des informations livrées par Jérôme Lejeune ranime l’ardeur créatrice qui caractérise ce siècle mouvementé, partagé entre l’horrible guerre de Trente Ans et la folle espérance d’une paix retrouvée. Certaines sont fugaces, d’autres plus abondamment développées. Ainsi, le chapitre traitant de la musique d’orgue est remarquablement construit et documenté quand celui qui traite du choral luthérien se limite à des considérations techniques (écriture et distribution) mais s’intéresse trop peu, à nos yeux, à la fonction sociale et liturgique de ce genre musical pourtant caractéristique de la musique allemande du quotidien.

La lecture du texte remémore bien des noms, pour certains familiers, pour d’autres, opportunément réveillés en considération de leur rôle dans les transformations touchant l’écriture musicale ou l’interprétation. Pourtant, certaines figures sont curieusement absentes du texte comme de l’imagerie sonore, tels Johann Kaspar Kerll (1627-1693) dont Bach appréciait tant la musique ou Georg Muffat (1653-1704) dont les partitions ont contribué à son apprentissage.

Quant au découpage en chapitres, il privilégie quatre angles d’observation. D’abord, la dimension géographique, distinguant l’Allemagne centrale (chapitre 1) de l’Allemagne du Nord (chapitre 2), mais écartant d’une simple phrase l’Allemagne du Sud (majoritairement catholique). Ensuite la galaxie qui féconde le génie de Bach (chapitre 3), représentée par quelques figures emblématiques. Enfin, la musique instrumentale sacrée (chapitre 4 : l’orgue) et profane (chapitre 5), avant un dernier détour s’intéressant à quelques facettes de la musique vocale profane. Cette découpe souligne amplement les singularités de la fresque musicale germanique. Cependant, une approche plus transverse aurait également pu être envisagée car la musique et ses instruments transcendent les frontières géographiques, dynastiques ou techniques. L’attention du lecteur-auditeur aurait alors été concentrée sur le cycle de vie de chacun des genres musicaux (choral, cantate, oratorio, messe, Passion, musique de divertissement ou de scène…) qui s’éteignent ou s’épanouissent durant ce XVIIème siècle particulièrement florissant en matière musicale. Certes, le texte avance toutes les informations utiles. Mais au final, il revient au lecteur d’en construire les histoires.

Entreprenons maintenant le voyage auquel nous convie Jérôme Lejeune.

Dans un propos introductif, il souligne l’extraordinaire capacité d’assimilation des influences externes dont ont fait preuve les musiciens de culture germanique. L’Italie devient leur école puis la musique française s’impose comme une alternative à l’influence italienne, particulièrement après la révocation de l’édit de Nantes (1685). Au point d’inspirer à Romain Rolland (1866-1944) ce constat sévère : « On sait combien le sentiment germanique était déchu dans la musique allemande, à la fin du XVIIème siècle » (Les origines du « style classique » dans la musique allemande du XVIIIème siècle in Le Mercure musical, volume 6, 15 février 1910). Un avis qu’il conviendra certainement de nuancer à la lumière du corpus constitué par Jérôme Lejeune. Car ces influences externes germent sur un terreau germanique qui ne reniera jamais ses particularités.

Le premier chapitre aborde la musique religieuse luthérienne dans l’Allemagne Centrale

Le récit de la transformation du choral luthérien tout au long du XVIIème siècle propose, en quelque sorte, un condensé de cette tranche de l’histoire de la musique allemande. L’album sonore s’ouvre sur un choral emblématique composé par Martin Luther (1483-1546), Ein feste Burg ist unser Gott (Notre Dieu est une forteresse sûre), chanté a capella par Vox Luminis. Ses caractéristiques reflètent les consignes de simplicité imposées à l’écriture musicale afin de la rendre accessible à tous les participants lors de culte : mélodie syllabique facilement mémorisable, rythmique binaire pour l’ordinaire, ternaire pour les fêtes. Jérôme Lejeune décrit ensuite, par le texte et par l’exemple, les différentes phases du processus de mue de la mélodie du choral traditionnel sous l’effet de la fusion de la tradition luthérienne avec la nuove musiche italienne. D’abord, une simple harmonisation de la mélodie du choral pour quatre voix comme dans le touchant Es ist ein Ros entsprungen (Une rose vient d’éclore) de Michael Praetorius (1571-1621). Puis, le passage d’un style monodique à une forme polyphonique lorsque le théologien et compositeur d’Erfurt, Michael Altenburg (1584-1640), applique une écriture imitative à la mélodie traditionnelle du choral Nun komm der Heiden Heiland (Maintenant vient, Sauveur des païens). La formule se complexifie avec l’emploi de procédés expressifs et de l’effet d’écho dans Unser Leben ist ein Schatten (Notre vie est une ombre) de Johann Bach (1603-1673). Par ailleurs, la polychoralité ouvre des possibilités nouvelles, notamment celle du dialogue des graves et des aigus mis en scène par Andreas Hammerschmidt (1611 ?-1675) dans Freude, Freude, grosse Freude (Joie, Joie, immense joie). Finalement, la mélodie du choral, de plus en plus ornée au fil du temps, finit par s’effacer dans Ist nicht Ephraïm, mein treuer Sohn (Ephraïm n’est-il pas mon cher fils ?) de Samuel Scheidt (1587-1654).

La musique sacrée s’offre également au public en dehors des offices religieux proprement dits. Elle peut animer les réunions de famille ou, comme à Lübeck, les Abendmusiken (veillées musicales en fin d’après-midi) initiées par Franz Tunder (1614-1667) et développées par Dietrich Buxtehude (1637-1707). Avec son Opella nova, geistlischer Concerte (1618), Johann Hermann Schein (1586-1630) initie un nouveau genre musical : les concerts spirituels. Les voix solistes sont maintenant soutenues par une basse continue alors que les séquences dialoguées se multiplient. Il en est ainsi dans son Christ unser Herr zum Jordan kam (Christ notre Seigneur est venu au Jourdain) lorsque deux sopranos s’interpellent, l’une sur un mode teinté de simplicité, l’autre dans un style richement orné. Si les instruments interviennent ici de façon mesurée, ils finiront par revendiquer leur indépendance. D’abord, ils assurent l’ouverture ; puis ils s’imposeront comme des acteurs à part entière dans les diverses ritournelles de son Maria, gegrüsset seist du (Je te salue, Marie). Pour sa part, le violon devient peu à peu un partenaire privilégié pour les voix, particulièrement dans Wo ist der neugeborene König (Où est le roi, le nouveau-né) d’Andreas Hammerschmidt. Au demeurant, cette courte pièce développe un petit épisode évangélique, ouvrant une piste vers l’oratorio.

Une voie dans laquelle se faufile Heinrich Schütz (1585-1672) auquel Jérôme Lejeune consacre la presque totalité du second CD. Celui qui est surnommé Vater der deutschen musik (Père de la musique allemande) réalise, en quelque sorte, un admirable point d’étape du processus de fertilisation croisée des styles musicaux allemands et italiens. De la stricte polyphonie des Cantiones Sacrae/ Chants sacrés (1625) à la riche polychoralité des Psalmen Davids/ Psaumes de David (1619), de la forme archaïque de ses Passions à l’expressivité exacerbée de son Saul, Saul, was verfolgst du mich (Paul, Paul, pourquoi me suis-tu ?), il s’est essayé à tous les genres et s’est distingué dans tous les types d’écritures. Il n’en réalise pas seulement une brillante synthèse ; il invente également de nouvelles manières d’écrire la musique que d’autres feront fructifier à sa suite.

Dans l’œuvre immense de Schütz, Jérôme Lejeune choisit onze courts extraits. S’ils ne prétendent évidemment pas résumer la production du Sagittarius, ils donnent un utile aperçu de la dimension kaléidoscopique de son œuvre à ceux qui souhaitent découvrir ce compositeur ayant labouré le terrain dans lequel sèmera Bach. En revanche, aucune place significative n’est laissée à ses élèves et disciples, hormis un modeste extrait de la Matthaüs Passion de Johann Sebastiani (1622-1683). Par ailleurs, un air bucolique accompagné à la chalemie (instrument à tonalité haute, l’un des ancêtres du hautbois) extrait du Ihr Hirten, verlasset die finstere Nacht (Bergers, quittez cette nuit obscure) de Johann Krieger (1651-1735) se glisse curieusement dans le programme sans autre raison que celle de produire un effet miroir avec un extrait de l’Historia der Geburt Jesu Christi (Histoire de la naissance de Jésus Christ) de Schütz.

Le second chapitre évoque la musique religieuse luthérienne dans l’Allemagne du Nord

Dans cette zone géographique, les compositeurs sont, pour la plupart, des organistes en activité dans deux centres principaux : Hambourg et Lübeck. Jérôme Lejeune identifie deux générations de musiciens qui s’illustrent dans des genres en plein bouleversement : surtout la cantate mais aussi le concert spirituel, l’oratorio et la messe luthérienne.

Il convoque d’abord deux compositeurs représentatifs de la première génération. De Hiéronymus Praetorius (1560-1629), il retient un extrait du Gloria de la Missa super Angelus et pastores ait (Messe sur « L’ange dit aux bergers »). Cette messe a été élaborée à partir d’un motet à huit voix qu’il avait composé antérieurement. Une pratique courante à cette époque. Claudio Monteverdi (1567-1643) n’avait-t-il pas employé le même procédé dans sa messe In illo tempore (voir notre récente chronique Vespro della beata Vergine) ? Pour son office luthérien, Hiéronymus emploie le style polychoral vénitien que Michael Praetorius (attention, ils n’appartiennent pas à la même famille !) lui avait fait découvrir. Thomas Selle (1599-1663) est le second symbole de cette génération. L’influence italienne reste prégnante dans son Veni sancte Spiritus (Viens Esprit Saint) pour trois chœurs dans lequel les voix du dessus gravissent les marches vers de redoutables aigus. Il reste que, sur le registre mélancolique du Aus der Tiefe ruf ich (Des profondeurs j’appelle) ou dans la ferveur contenue de l’embryon d’oratorio pour la Nativité Es begab sich aber (En ce temps-là), son écriture emprunte bien des tournures au style de Heinrich Schütz, tant dans l’emploi des madrigalismes que des couleurs vocales. Une première génération sur laquelle souffle manifestement le vent du sud, depuis l’Italie et la Saxe (Dresde).

Pour représenter la seconde génération, le texte de Jérôme Lejeune suggère l’image d’un quadrige. A chacune des quatre figures, il attribue une part significative dans la transformation de l’écriture et de l’interprétation musicales.

Trois d’entre eux jettent les fondements d’un genre qui s’éteindra peu après Bach : la cantate sacrée. Jérôme Lejeune nous fait vivre, étape par étape, l’affinage de cette composition vocale avec accompagnement instrumental.

Franz Tunder est l’un des initiateurs du genre. Son motet funèbre Ach Herr, lass deine lieben Engelein (Oh Seigneur, laisse ton cher petit ange) ébauche la structure formelle des futures cantates. Ici, Tunder fait alterner des sinfonia instrumentales avec différentes arias pour voix soliste. Mais seule la rythmique et l’accompagnement instrumental permettent alors de distinguer chacune des sections. Ce genre se précise avec Wend’ab deinen Zorn (Détourne ta colère). Une sinfonia instrumentale donne le ton, suivie par une succession d’arias confiés, cette fois, à des effectifs différents : soprano et cordes, deux ténors et continuo, six voix et cordes, deux soprani et un alto accompagnés par le continuo, basse et cordes pour s’achever dans une forme mêlant le style choral à l’écriture concertante. Dietrich Buxtehude va plus loin avec Singet dem Herrn (Chantez le Seigneur). Certes, l’effectif est restreint, se limitant à une voix de soprano, un violon et le continuo. En revanche, chaque section se singularise par un rythme et une couleur spécifique : une sinfonia d’ouverture, une aria, une nouvelle sinfonia, une aria suivie d’un récitatif et d’un nouvel air avant de se dénouer par une sinfonia suivie d’un air conclusif. Mais c’est Nicolaus Bruhns (1665-1697) qui livrera la recette finale à Bach. L’émouvante cantate pour le jour de Pâques, Hemmt eure Tränenflut (Ne pleurez plus), fournit maintenant tous les ingrédients que réemploieront bien des compositeurs de cantates : une sinfonia d’ouverture suivie d’une introduction vocale, des airs bien identifiés au centre, un Amen final mobilisant le tutti vocal et instrumental. Par ailleurs, les parties instrumentales s’enrichissent, s’adjugeant une part croissante dans la production sonore et se hissant à la hauteur des voix.

Comme Heinrich Schütz à Dresde, Dietrich Buxtehude précise les contours d’un genre nouveau : l’oratorio. Son Membra Jesu nostri (Les membres de notre Jésus) apparaît encore sous la forme d’une suite de cantates vénérant, une à une, les sept plaies de Jésus. Il est vrai qu’une suite de cantates ne fait pas un oratorio. Cependant dans Ich suchte des Nachts in meinem Bette (Je cherchais la nuit dans mon lit) on distingue déjà ce mouvement en profondeur vers une narration sur un mode dramatique. Celle qui peint les sentiments qu’éprouve, nuit après nuit, une jeune fille aspirant au retour de son bien-aimé. Mais c’est Nicolaus Bruhns, une fois encore, qui polit la matrice des futurs oratorios dans un Muss nicht der Mensch (L’homme ne doit pas) décrivant le combat des hommes confrontés aux tentations de la vie terrestre. Certes, la forme suggère encore celle qu’empruntent certaines cantates de Bach avec ses ouvertures en fanfare et la succession d’airs et de chœurs. Mais, bien que Jérôme Lejeune ne nous en concède ici qu’un extrait, nous entrevoyons l’exposition théâtrale du combat et de la victoire finale du Bien sur le Mal.

La quatrième figure clé de ce bouillonnement musical, Matthias Weckmann (1616-1674), disciple de Heinrich Schütz, concentre davantage son attention sur un genre que Franz Tunder avait déjà esquissé (Salve mi Jesu/ Salut mon Jésus) et que l’Allemagne centrale voit également fleurir : les Geistlische Konzerte (concerts spirituels). Fondateur d’un Collegium Musicum (société de concert) à Hambourg, il alimente son répertoire avec des compositions dont Jérôme Lejeune nous fait goûter quelques échantillons. La « patte » de Schütz se devine dans le style polychoral du motet Er erhub sich ein Streit (Une bataille s’engagea) décrivant le combat de Saint Michel contre der höllische Drache (le dragon sorti des Enfers). Dans sa période de maturité, Weckmann semble plus sensible à l’influence italienne. Ainsi, Gegrüsset seist du, Holdselige (Salut à toi, bienheureuse) constitue un modèle dans l’art du figuralisme. Les deux violons accompagnant la voix de l’ange reproduisent le battement de ses ailes tandis que les deux flûtes portant la voix de Marie matérialisent l’humilité de la servante de Dieu. Mais c’est dans Weine nicht (Ne pleure pas) que le compositeur exprime sans doute le mieux la profondeur de sa foi. La peste ravage alors Hambourg. Malgré cela, le musicien appelle les fidèles à garder confiance en Dieu. Un admirable message en clair-obscur dans lequel la lumière de la foi éclaire la souffrance des corps.

Ces quatre personnalités couvrent de leur ombre des genres et des compositeurs qui se sont pourtant distingués sur le terrain de l’innovation. Ainsi, seules six lignes sont consacrées aux messes luthériennes, accompagnées d’une seule image sonore : le Kyrie de la Missa Christ lag in Todesbanden/ Messe sur « Le Christ gisait dans les liens de la mort » du maître de Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Friedrich Wilhelm Zachow (1663-1712). Plus tard, Bach transformera ces « messes brèves » en véritables bijoux sonores.

Et d’autres trésors dorment toujours dans le catalogue constitué, pour le compte de la cour de Stockholm, par Gustav Düben (1628-1690). Il contient d’innombrables partitions de compositeurs célèbres ou anonymes (comme cet émouvant Es ist g’nug/ C’en est assez) conservés à la bibliothèque universitaire d’Uppsala.

Un troisième chapitre nous invite à remonter aux sources de Bach

En réalité, Jérôme Lejeune vise ici les musiciens en lien direct avec le jeune Johann Sebastian. Et en premier lieu, les membres de la « dynastie Bach » avec lesquels il entretenait une relation de proximité. Un prétexte subtil pour signaler un genre qui connaît alors un succès grandissant et dans lequel la famille Bach se distingue : le motet.

Cette forme musicale est généralement attachée aux rites funéraires qui débutent lors de l’agonie et s’achèvent à l’inhumation. Ces motets remplissent donc une double vocation : domestique, au domicile du mourant, et officielle, sur le lieu du culte. Cette diversité des lieux d’exécution explique, en partie, la modestie de l’accompagnement instrumental. Quelques exemples suffisent pour apprécier la maîtrise, par la famille Bach, du lexique des sentiments et des émotions. Particulièrement le motet à huit voix Halt was du hast (Conserve ce qui t’appartient) dans lequel Johann Michael Bach (1648-1694) fait alterner les paroles du motet énoncées par un premier chœur aux tonalités pénétrantes (ATTB) et les versets du choral Jesu meine Freude (Jésus, ma joie) chanté par un second chœur à la texture plus habituelle (SATB). De même, qui resterait insensible au mouvement enveloppant du motet à cinq voix Der Gerechte, ob er gleich zu zeitlich stirbt (Le juste, s’il est sur le point de mourir) de Johann Christoph Bach (1642-1703) ?

Ensuite, Jérôme Lejeune élargit le cercle des intimes à celui des amis du père et choisit Johann Pachelbel (1653-1706) pour le représenter. Par cet exemple, il illustre également l’une des modalités de l’apprentissage du métier de compositeur : l’imitation des anciens érigés en modèles. Ainsi, le texte souligne méthodiquement les nombreux points de convergence du motet Christ lag in Todesbanden de Pachelbel avec la cantate de jeunesse (BWV 4) de Bach.

Enfin, des amis de la famille, le champ s’étend aux maîtres, notamment à l’un d’entre eux : Georg Böhm (1661-1733). En effet, rapporte Jérôme Lejeune, dans un manuscrit datant des années 1700, l’adolescent de quinze ans se proclame son élève. Un extrait du concert spirituel Mein Freund ist mein (Mon ami est à moi) souligne le pouvoir mystique de sa musique. Ici, en illuminant les mots ; ailleurs, en faisant chanter les seules touches d’un clavier.

Un quatrième chapitre dédié à la musique d’orgue

Disons-le d’emblée : la clarté de la synthèse proposée par Jérôme Lejeune est éblouissante. Rien ne manque. Ni la description des différents rôles de l’orgue dans la liturgie luthérienne (accompagner le chant, réaliser le continuo, embellir l’ambiance sonore des offices). Ni les particularités techniques de la facture d’orgue allemande (une large palette de registres et un pédalier à plusieurs octaves). Encore moins la maîtrise de l’art de l’improvisation exigée de la part de tout organiste professionnel faisant de la musique d’orgue un art fugitif. C’est pourquoi l’essentiel de la musique d’orgue s’est définitivement dilué dans les limbes du passé, ne laissant subsister, dans les partitions qui nous sont parvenues, que de maigres témoignages d’une production gigantesque. Un exemple en témoigne : Johann Adam Reinken (1643-1722) a tenu les orgues de l’église sainte Catherine de Hambourg pendant plus de quatre-vingt ans. Pourtant, il ne nous reste de son long office que les quelques maigres copies réalisées par Johann Sebastian Bach.

Ce chapitre ne pouvait s’ouvrir sans rendre un hommage appuyé au « faiseur d’organistes » : Jan Pieterszoon Sweelinck (1562-1621). Pourtant, aucun extrait sonore ne rend hommage à cet organiste néerlandais qui a fait d’Amsterdam « le berceau commun » des organistes du Nord de l’Europe. Ni, d’ailleurs, à son élève Reinken.

Jérôme Lejeune propose deux lectures du répertoire organistique : les compositions prenant appui sur le thème d’un choral luthérien et les pièces écrites dans des formes « libres ».

Par tradition, l’organiste-accompagnateur rappelle la mélodie du choral dans un court prélude, puis encadre le chant des fidèles. L’étincelant Christ ist erstanden (Le Christ est ressuscité) de Samuel Scheidt en constitue un prototype. Tout en restant fidèle au thème du choral, l’organiste-improvisateur, maître dans l’art de l’ornementation, explore quatre formes musicales séquentielles. D’abord, le prélude de choral isole la ligne du dessus et la pare de quelques agréments tandis que les trois autres voix sont interprétées sur un second clavier aux tonalités plus graves. Ainsi, dans une forme d’une grande simplicité, Nun komm der Heiden Heiland de Dietrich Buxtehude invite à la méditation avant de donner le ton à l’assemblée des fidèles. Avec le temps, cette forme se complexifie. Ainsi, Nicolaus Hanff (1663-1711) ouvre le prélude Ach Gott, vom Himmel sieh darein (O Dieu, du ciel, regarde ici-bas) sur une fugue. Heinrich Scheidemann (1595-1663) adopte une formule plus éloquente encore lorsqu’il distingue plusieurs strophes du Erbarm dich mein (Aie pitié de moi) en faisant varier la registration et le tempo.

Cette formule ouvre une transition vers la seconde forme : les cycles de chorals. Jérôme Lejeune analyse finement un modèle du genre : Es ist das Heil uns kommen her (Le salut nous est venu) de Matthias Weckmann. Il nous fait entendre les deux derniers versets de ce cycle pour nous permettre de goûter la luxuriance de l’écriture musicale. Une exubérance qui ouvre sur une troisième forme : la fantaisie de choral. Composition des « plus emblématiques du style des organistes allemands du XVIIème siècle », comme cette fantasia de Michael Praetorius. Elle rappelle le thème d’un choral (Ein feste Burg) puis s’illumine de toutes les couleurs sonores que peuvent projeter ces instruments généreusement dotés par les facteurs d’orgue allemands. Enfin, les organistes-compositeurs trouvent, dans une quatrième forme, la partita, une manière de galvaniser leur science et leur inventivité. Une fois encore, Georg Böhm nous entraîne sur le chemin de la spiritualité à l’écoute de Wer nur den lieben Gott lässt walten (Qui seulement laisse notre cher Dieu régner).

Avec le XVIIème siècle, l’heure est pourtant venue de s’émanciper. D’autant que l’office ne constitue plus le lieu exclusif durant lequel vibrent les tuyaux d’orgue. Des formes « libres » naissent d’une science de l’improvisation désormais sûre d’elle. Jérôme Lejeune en dresse un inventaire détaillé : ricercar, canzona, prélude, toccata, fantaisie ou capriccio. L’imagerie sonore n’illustrera pourtant que le prélude. Le choix des pièces permet d’en distinguer avec précision les mutations, de Heinrich Scheidemann à Nicolaus Bruhns. Le premier propose un Praembulum in E (prélude en mi) pour le plein-jeu d’une grave austérité. Dans son Praembulum in G (prélude en sol), Franz Tunder ajoute quelques ornementations et une discrète seconde partie fuguée. Fugue que Dietrich Buxtehude mettra davantage en valeur dans son Praembulum in G. La forme franchit alors une étape décisive conduisant aux « préludes et fugues ». Quant à l’écriture opulente de Buxtehude, elle impose un nouveau style : le stylus fantasticus. Une fois encore, Nicolaus Bruhns se charge de réaliser la synthèse. Son Praembulum in G se caractérise par de nombreux traits de virtuosité, notamment au pédalier, et déploie une fugue d’une grande majesté. Le terrain est prêt pour accueillir la génération de Johann Sebastian Bach.

Après l’orgue, place à la musique instrumentale profane

Une opportunité que saisit Jérôme Lejeune pour présenter trois genres rencontrant un succès grandissant : les airs de danse, les canzones et les sonates. Le succès que remportent ces recueils témoigne d’une large diffusion de la pratique d’un instrument jusqu’aux classes moyennes des sociétés urbaines. Et c’est sans peine que nous imaginons un cercle familial ou amical animer une veillée en interprétant des courtes pièces telle que la fantaisie Innsbruck, ich muss dich lassen (Innsbruck, je dois te laisser) mise en musique par Paul Lütkemann (1560-1611 ?) pour un ensemble de flûtes à bec (Blockflöte).

Mais c’est la pratique des danses récréatives qui remporte la palme dans la catégorie des musiques de divertissement. Au prude et mélancolique Tanz und Nachtanz (Danse et contre-danse) de Melchior Franck (1579-1639) succèdent les mouvements plus ardents des passameze (forme de pavane à l’allure plus légère), gaillardes ou bransles choisis par Jérôme Lejeune parmi les quelques 300 danses du Terpsichore Musarum de Michael Praetorius. Publié en 1612, ce recueil exhale un parfum français, notamment celui que diffuse Anthoine Emeraud ( ?- ?) à la cour du duc Heinrich Julius de Brunswick-Wolfenbüttel (1564-1613) auprès de laquelle Praetorius exerce les fonctions de Kapellmeister depuis 1604. Cette influence est particulièrement sensible dans deux pièces absolument irrésistibles dans le style des ballets de cour français. Il ne manque que le meneur de bal pour esquisser quelques pas à l’écoute du Ballet des sorciers a 4 et du Ballet du Roy a 4 (en français dans le recueil). Afin de souligner la grande variété des couleurs habillant les musiques de danse, Jérôme Lejeune confie à des timbres différents le plaisir d’approfondir notre initiation. Si les vents dominent dans la Pavana del Francisco Segario de Moritz von Hessen-Kassel (1572-1632), le découvreur des talents du jeune Heinrich Schütz, les cordes se morfondent dans la Padouan (pavane) a 4 d’un Samuel Scheidt qui a puisé son inspiration à la source anglaise. Et que dire de la surprenante et délicieuse Padouana a 4 de Johann Hermann Schein interprétée par quatre Krumhörner (tournebout, cornet à l’extrémité recourbée) de l’ensemble Syntagma Amici ?

Jusque-là, les recueils de danses assemblaient les partitions dans un ordre aléatoire. Schein imagine, dans son Banchetto musicale (1617), un classement plus méthodique, formant des Suites dont la cohérence est dictée par un thème ou une construction particulière.

La musique de divertissement s’oriente également vers d’autres voies. Ainsi, la canzone instrumentale abandonne les plateaux de danse pour emprunter à la chanson polyphonique (souvent française) son caractère libre et expressif. Les pouvoirs enchanteurs de la Canzon mit 8 Viol di gamben du polonais Johann Hentzschel ( ?- ?) constituent l’unique exemple de ce genre musical qui prépare le terrain à la sonate.

Une sonate qu’emportent dans leurs bagages les musiciens italiens aspirés vers les cours princières allemandes dès les années 1620. Pour Jérôme Lejeune, le mantouan Carlo Farina (1600-1639) illustre à lui seul l’évolution des formes musicales provoquée par ce brassage culturel. Déjà, sa Pavana tertia révèle une écriture plus libérée dans lequel la ligne du violon constitue l’élément moteur de la partition. Mais c’est dans la Sonata La Farina que, dans une partie soliste particulièrement virtuose, cet instrument brille par ses ornements fantaisie.

Peu à peu, les compositeurs germaniques s’approprient ce genre mûri sous le soleil d’Italie. Qu’ils soient disciples de Schütz (David Pohle, 1624-1695) ou virtuoses du violon (Johann Jakob Walther, 1650-1717), tous s’appliquent à satisfaire la demande exponentielle d’un public à l’affût de nouveautés. Il faut alors surprendre pour capter l’attention. Aussi, Carlo Farina s’autorise-t-il toutes sortes d’audaces dans son Capriccio stravagante (Caprice extravagant) : musique atonale avant l’heure, imitation de cris d’animaux, bizarreries harmoniques et courtes sections aux couleurs acérées et contrastées. Du « baroque » au sens étroit de son étymologie, le terme désignant initialement une « perle irrégulière » dans la joaillerie de l’Europe du Sud. Johann Jakob Walther prendra moins de risques lorsque, dans une musique intentionnellement descriptive, il imite le chant du coucou (Imitatione del Cuccu).

Cette forme libre aux contours encore imprécis servira de canevas sur lequel différents instruments vont tisser leur partition. Ainsi, Michael Praetorius témoigne de l’activité des Stadtpfeifer (fifres de la ville) qui faisaient résonner leurs instruments à vent durant les cérémonies officielles. Pour l’illustrer, l’ensemble de trompettes Gilles Rapin interprète en fanfare sa Galliard de Battaglia, court instantané qui suffit cependant à rappeler l’éclat et la solennité marquant les rassemblements festifs. Cependant, explique Jérôme Lejeune, Praetorius n’est pas le compositeur le plus représentatif de ce genre musical. Johann Christoph Pezel (1639-1694) lui a consacré sa vie. Or, aucune de ses œuvres ne figure dans la sélection qui nous est proposée.

Rapidement, la forme « sonate » se développe en dehors du répertoire du violon. Pour le démontrer par l’exemple, Jérôme Lejeune propose une suite d’extraits dans lesquels d’autres instruments en prennent les commandes. D’abord, la viole de gambe qui s’approprie la sonate à l’approche du XVIIIème siècle. Comme cette Sonata II pour deux violes et continuo qu’August Kühnel (1645-1700) intègre dans son recueil Sonata o Partite publié en 1698. Si les influences françaises et anglaises y s’y croisent, c’est Johannes Schenk (1660-1712) qui réalisera la meilleure synthèse des styles européens, comme en écho aux « goûts réunis » de François Couperin (1668-1733). Le violon et la viole de gambe cheminent également de concert, comme dans cette Sonata V, d-moll (ré mineur) de Philipp Friedrich Buchner (1614-1669). Un subtil dosage de sonorités légèrement acidulées (des violons), veloutées (de la viole) et onctueuses (continuo assuré par l’orgue et une basse de viole). Au fur et à mesure, les ensembles instrumentaux s’étoffent. Ainsi, dans son célèbre Kanon a 3, Johann Pachelbel ajoutera trois flûtes à bec (recorders) qui volettent sur un ostinato obsédant quand Matthias Weckmann intégrera des cornets pour figurer une atmosphère de bataille (a modo di battaglia) dans sa Sonata V.

Une bien modeste place est concédée aux claviers dans l’interprétation de pièces à caractère profane. Successivement, le clavecin, le clavicorde et l’orgue concèdent une fugitive démonstration de leur potentiel. C’est à Matthias Weckmann qu’il revient de faire sonner sa Suite h-moll (si mineur) sur le clavecin et d’exécuter une partita (Die lieblichen Blicke/ Les regards aimables) sur un clavicorde. Mais c’est pour une suite de pièces d’inspiration religieuse que Johann Kuhnau (1660-1722), fera résonner l’orgue pour nous faire découvrir la quatrième de ses sonates bibliques, Hiskia agonizzante e risanato (Ezéchias agonisant et guéri) extraite du Musicalische Vorstellung einiger Biblischer Historien (Représentation musicale de quelques histoires bibliques). La composition propose diverses variantes sur la mélodie du choral luthérien O Haupt voll Blut und Wunden (O tête couverte de sang et de plaies), initiant un genre qui se développera sous l’intitulé « thème et variations ».

Un bref détour par la musique vocale profane

La culture germanique semble entretenir une relation ambivalente avec la musique profane, vocale ou instrumentale. Par exemple, seule la musique sacrée de Heinrich Schütz nous est connue, hormis ses madrigaux italiens. Certes, il avait composé de la musique profane (de divertissement ou de scène). Mais il n’avait, semble-t-il, pas pris le soin de l’imprimer, la condamnant ainsi à disparaître. Considérait-il la musique profane comme une production de second ordre ?

L’itinéraire que Jérôme Lejeune trace à notre intention nous conduit des madrigaux à l’opéra, avec une étape obligée dans l’univers des lieder (chansons) et de la cantate profane. A l’image d’une audition, les principaux contributeurs interprètent une pièce de leur répertoire vocal profane. A la suite d’un Hans Leo Hassler (1564-1612) dont nous ne pouvons apprécier le talent qu’au travers du texte, c’est Heinrich Schütz qui ouvre la voie par des madrigaux composés dans l’un des foyers de ce genre musical : Venise. Si son hymne au printemps (O primavera) est chanté en italien, son ami Johann Hermann Schein adopte la langue vernaculaire lorsqu’il compose ses madrigaux. En revanche, son inspiration est encore largement imprégnée de culture biblique, tel ce Da Jacob vollendet hatte (Lorsque Jacob eut terminé) extrait de l’Israelsbrünnlein (La petite fontaine d’Israël) publié en 1623.

Sans doute inspiré par la monodie accompagnée, formule mise au point par Giulio Caccini (1551-1618), Johann Nauwach (1595-1630) popularise les arias dont l’aimable Ach Liebste, lass uns eilen (Oh mon amour, dépêchons-nous) quand Matthias Weckmann s’exerce aux lieder strophiques tel cet entraînant Ehrenlied an Herrn Martenitz (Chanson en l’honneur de Monsieur Martenitz). Airs strophiques que Dietrich Buxtehude appliquera à son Klag Lied (Chant de déploration) dont il compose les paroles et la musique en hommage à son père disparu. Emouvant assemblage d’une voix exprimant le chagrin et d’un accompagnement en forme de sanglots.

Des airs aux cantates, il n’y a qu’un pas. Pourtant, Jérôme Lejeune ne le franchira pas. Malgré l’annonce d’une incursion en terre profane, il se maintient en périphérie des compositions d’inspiration religieuse. Ainsi, Mein Freund ist mein (Mon ami est à moi) est composé par Johann Christoph Bach à l’occasion de son mariage en 1679 sur un montage de textes extraits du Cantique des Cantiques. Seul le Coridon, der gieng betrübet (Coridon est devenu triste) de Caspar Kittel (1603-1639) pourrait préfigurer les cantates profanes de Johann Sebastian Bach. Plus encore. S’il décrit le lent développement de la musique de scène dans la seconde moitié du XVIIème siècle, il ne nous livre pas la moindre « bande annonce » pour nous y faire pénétrer.

Notre voyage « à thème » s’achève en forme de trait d’union. Le fil conducteur suivi par Jérôme Lejeune devait nous conduire de Schütz à Bach. C’est donc avec Johann Sebastian que nous prenons congé. Plus exactement, avec un motet en latin de Johann Kunhau, son prédécesseur à Leipzig, que Johann Sebastian a traduit en allemand avant de l’orchestrer. Une forme de passage du relais à l’orée du XVIIIème siècle allemand.

Au terme de notre lecture guidée par les 129 extraits sélectionnés, et sans le moindre scrupule, nous recommandons ce voyage musical en terres germaniques. Le texte dense de quarante-quatre pages (version française, disponible avec les détails des extraits sélectionnés sur le site Outhere/ Ricercar : Music in Germany from Schütz to Bach) fourmille d’informations dont le caractère parfois technique peut, au premier abord, décourager le non-initié mais qui le nourrit généreusement s’il persévère. D’autant que les illustrations sonores ajoutent de la vie et de l’émotion à la connaissance pure, ce qui rend l’ensemble plus accessible. Le conditionnement luxueux en fait un cadeau de valeur et son contenu une source de culture musicale indispensable pour mieux vivre et comprendre la musique d’antan.



Publié le 19 nov. 2018 par Michel Boesch