La Descente d’Orphée aux enfers - Charpentier

La Descente d’Orphée aux enfers - Charpentier ©
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Le bonheur des Enfers rendra le Ciel jaloux

Les divertissements que Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) écrivit pour sa protectrice Mademoiselle de Guise se portent décidément bien. Après des Arts Florissans, H. 487 de fort belle tenue (voir la chronique dans ces colonnes), ce sont, à quelques mois d’intervalle deux versions de La Descente d’Orphée aux Enfers, H. 488 qui s’offrent tour à tour pour nous réjouir. La première, réalisée sous la direction de Sébastien Daucé a été très appréciée, à juste titre, comme en témoignait l’un de mes confrères (lire la chronique). La seconde, avec l’Ensemble Desmarest, sous la direction de Ronan Khalil, ne lui cède en rien, la surpassant presque de mon point de vue.

Je ne m’étendrai pas sur la genèse de cet ouvrage, teintée de mystère, laissant à quelques siècles de distance toute une série de questions sans réponses. Pour quelle occasion Charpentier écrivit-il cet opéra ? L’a-t-il seulement achevé ? Catherine Cessac, grande spécialiste du compositeur soutient que oui, quand Wiley H. Hitchcock, auteur du catalogue de ses œuvres affirme le contraire. Bien entendu, la disparition d’un hypothétique troisième acte constituerait une perte irréparable, tant ce qui le précède témoigne d’un Charpentier au faîte de ses moyens. À l’auditeur d’imaginer la fin qui lui sied, heureuse ou malheureuse !

Cette nouvelle réalisation ne fait guère double emploi avec celles qui l’ont précédée, tant elle sait renouveler l’approche de l’œuvre par une lecture extrêmement raffinée de celle-ci. Il semble que nos musiciens aient cherché à caractériser chaque scène en leur donnant un éclairage spécifique et jouant sur une palette de coloris bien plus étendue que celle des versions antérieures.

Sur le plan instrumental, l’ouverture donne le ton avec une première partie jouée aux flûtes (Sophie Ardiet et Diana Baroni), nous plongeant dans une atmosphère pastorale, la deuxième partie s’animant dans un dialogue avec les violons (Reynier Guerrero et Simon Pierre). Un peu plus loin, l’Entrée de Nymphes se voit gratifiée d’un traitement des plus soignés : elle joue sur l’union des cordes pincées où clavecins (Ronan Khalil et Loris Barrucand), théorbes et guitare (Josep Maria Marti et Romain Falik) concertent (Gaspard Le Roux n’est pas loin !). Lorsque cette entrée est reprise par la suite, seuls les théorbes sont conviés, donnant un effet de profondeur à la scène. Cette relative liberté avec la partition en matière d’instrumentation n’est pas pour rien dans le charme de cette version. L’Entrée de Nymphes et Bergers désespérés renoue avec ces dialogues d’instruments auxquels vient s’ajouter l’effet palpitant d’une percussion (Raphaël Mas) tout à fait judicieuse. Peu avant, la mort d’Eurydice l’emploi d’un continuo dépouillé à l’orgue (Ronan Khalil), conférant une ambiance proche de l’univers des Leçons de Ténèbres, provoque un effet saisissant. Terminons par un dernier exemple de cette richesse instrumentale : celui de l’Entrée de Fantômes qui vient conclure l’ouvrage. Jouée aux basses, elle illustre parfaitement la descente aux Enfers d’Orphée. Les merveilleux Robin Pharo et Ronald Martin Alonso (violes de gambe), soutenus par Julien Hainsworth (basse de violon) et Matthieu Serrano (violone) nous gratifient alors d’une sarabande profonde et moelleuse, qui vous apaise au terme de toutes ces émotions. Et afin de faire durer le plaisir encore quelques secondes, ils ajoutent une cadence rompue, provoquant une deuxième petite reprise, toute à fait française d’esprit.

Sur le plan vocal, on observe le même degré d’excellence. On en voudrait presque au compositeur de faire mourir aussi vite Eurydice, étant donné le luxe qu’offre Céline Scheen à cette réalisation ! Dès son entrée, elle nous subjugue et émeut. Le timbre a encore gagné en chaleur, la voix est capiteuse. Sa déploration, Soutiens-moi chère Oenone, nous saisit pour nous convier à une longue méditation sur la mort et le deuil. Cyril Auvity campe un Orphée splendide : diction parfaite, dramatisation et engagement total, couleur vocale de toute beauté. J’avoue le préférer à ses concurrents pourtant très recommandables. Il a cependant pour lui un français parfaitement idiomatique qui le rend tout à fait naturel, là où on pouvait parfois trouver ailleurs une certaine affectation. Son expérience de la scène comme celle de l’air de cour lui permettent ici de faire montre d’une maîtrise totale des exigences de son rôle. Les récitatifs sont vécus avec intensité et les airs délivrent une musique réellement enchanteresse. Ah ! Bergers, c’en est fait ou Souviens-toi du larcin pourront en offrir quelques exemples parmi les plus convaincants. Mais c’est dans Ah ! Laisse-toi toucher à ma douleur extrême, que Cyril Auvity se montre au zénith : il ferait effectivement pleurer les pierres les plus dures. À chaque reprise, sa plainte se fait plus intense, à quoi l’accompagnement des basses offre son écho éploré. François Anthoine, qui chantait Orphée à la création (vraisemblablement en 1686), trouve ici un digne successeur.

Les voix féminines sont délicieuses. Maïlys de Villoutreys (Daphné), Jeanne Crousaud (Oenone) et Dagmar Saskova (Aréthuze) apportent une touche de fraîcheur appréciable, lors de la scène inaugurale, où airs et duos adoptent une grâce mélodique admirable (Inventons mille jeux divers et Ruisseau qui dans ce beau séjour). La Proserpine de Floriane Hasler sait se montrer particulièrement persuasive comme avocate d’Orphée (Pauvre amant, quel cœur de rocher ne se laisserait pas toucher).

Les rôles masculins sont eux aussi irréprochables. Etienne Bazola, qui chantait Apollon dans la version de l’Ensemble Correspondances, incarne ici un Pluton noir et plein d’autorité mais qui sait se laisser fléchir. Virgile Ancely fait d’Apollon un père d’Orphée empathique (J’entre dans ta douleur, ton tourment est le mien). Il campe aussi Titye, l’un des malheureux suppliciés des Enfers avec Ixion, Kevin Skelton et Guillaume Gutierrez, dont les trios (Affreux tourments et Quelle touchante voix) séduisent incontestablement aussi bien par la fusion des voix que le raffinement harmonique (Hélas, durerez-vous toujours ?). Relevons également la participation active dans les ensembles des excellents François-Nicolas Geslot et David Witczak (qui figurait récemment une saisissante Discorde dans la version des Arts Florissans citée plus haut).

Les chœurs mobilisent l’ensemble des chanteurs, concourant là encore à l’expression la plus aboutie qui soit. Homogénéité, intelligibilité irréprochable, couleurs et nuances des plus variées : tout est mis en œuvre pour faire de chaque intervention une réussite totale. Ses beaux yeux sont fermés pour ne jamais s’ouvrir déploient une large envergure pour finir dans un quasi murmure (Et vous en terminez le cours). Juste sujet de pleurs sait marquer la sidération qui s’empare des nymphes et bergers en jouant sur un effet d’éloignement progressif, qui ne provoque que davantage de contraste avec la danse échevelée qui lui fait suite. Il n’est rien aux Enfers et Courage Orphée se montrent galvanisants. Le chœur final, Vous partez donc, Orphée, étonne par son caractère éthéré et son ré majeur n’a rien du « joyeux et très guerrier » défini par le compositeur. Il s’agit plutôt de prolonger ici des Plaisirs trop peu durables et des songes agréables laissés par la charmante impression de cette voix touchante, qui nous ravit, qui nous enchante.



Publié le 26 janv. 2019 par Stefan Wandriesse