Destinées - Bardonnèche

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Un vibrant hommage qui répare un injuste effacement

« Ne fréquente pas la femme musicienne, de peur que tu ne sois pris dans ses rets » [Livre de l’Ecclésiaste (Bible hébraïque), chapitre IX, verset 4]

Dans l’histoire de la musique, peu nombreuses sont les femmes compositrices à avoir laissé un nom à la postérité. D’emblée, on peut en citer toutefois au moins deux : la vénitienne Barbara Strozzi, première compositrice professionnelle de l’histoire de la musique comptant parmi les musiciens les plus talentueux de son temps et, un siècle plus tard… la française Elisabeth Jacquet de La Guerre. Claveciniste virtuose, brillante improvisatrice, elle est reconnue de nos jours comme l’une des grandes figures de la musique baroque française. Son père, Claude Jacquet, la présenta en 1673 à la cour du roi Louis XIV alors qu’elle était seulement âgée de huit ans. Elle connaîtra par la suite une brillante carrière musicale, abordant avec maestria tous les genres pratiqués à l'époque: musique de chambre, cantates et opéra. Par son mariage avec l’organiste Marin de la Guerre, elle est cousine par alliance de François Couperin. Son nom est cité dans le Parnasse François de Titon du Tillet, ce qui permet accessoirement de mesurer sa renommée à l’époque. Mais fut-elle réellement en son temps la seule et unique femme dans un monde musical accaparé dans sa presque totalité par la gent masculine ? Telle est la question que s’est posée la violoniste Sophie de Bardonnèche avant d’entreprendre des recherches sur la place de la femme dans la musique durant l’ère baroque en France. Et c’est le fruit de ces quelques années de recherches assidues dans les bibliothèques qu’elle présente sous forme d’un enregistrement intitulé Destinées, réunissant des œuvres de dix compositrices ayant vécu aux XVIIe et XVIIIe siècles sous les règnes de Louis XIV et de Louis XV.

Membre fondateur du Consort, Sophie de Bardonnèche fait également partie de l’ensemble des Arts Florissants. Violoniste passionnée par le répertoire baroque auquel elle se consacre presque exclusivement suite à sa rencontre avec Amandine Beyer, elle poursuit ses études musicales à la Schola Cantorum de Bâle. En 2017, elle remporte avec le Consort le Premier Prix ainsi que le Prix du Public au Concours International de Musique Ancienne du Val de Loire présidé par William Christie. Depuis, les enregistrements du Consort ont été à juste titre unanimement salués par la critique. Après Justin Taylor, Théotime Langlois de Swarte et Hanna Salzenstein, c’est à son tour cette fois de proposer un projet personnel en tant que soliste. S’offre à elle une belle occasion de tirer de l’oubli quelques compositrices qui ont souvent, à quelques exceptions près, œuvré dans l’ombre dans un monde plutôt masculin, en présentant un programme original composé en grande partie d’œuvres inédites. Le programme s’articule autour de trois sonates et un prélude pour clavecin d’Élisabeth Jacquet de La Guerre qui tient à l’évidence lieu de fil conducteur, auxquelles sont adjointes diverses pièces de neuf compositrices françaises dont les noms sont pour la plupart inconnus du grand public... et dont on ne sait quasiment rien pour la plupart d’entre elles. Sophie de Bardonnèche a ainsi voulu rendre hommage à des musiciennes qui ont connu des destinées très diverses, et dont les œuvres n’ont pour la plupart jamais été enregistrées auparavant.

Et pour réaliser cet enregistrement, elle s’est entourée de musiciens, dont les noms sont désormais bien connus des amateurs de musique baroque. Au clavecin, on retrouve Justin Taylor qui joue sur un instrument historique du XVIIe siècle modifié par Joseph Colesse en 1747, Hanna Salzenstein qui joue sur un violoncelle signé Pierre Rombouts daté de 1715, Marta Paramo et Clément Batrel-Genin, altistes, Louise Ayrton, second violon, et Lucile Boulanger à la viole de gambe. Sophie de Bardonnèche joue quant à elle sur un violon d’exception signé Andrea Guarneri construit en 1690.


Frontispice de la partition du Cabriolet

Le programme débute avec une Ariette dans le goût nouveau signée Anne-Madeleine Guesdon de Presles (à écouter ici), une courte pièce empreinte d’une grande mélancolie, écrite en mode mineur. Chanteuse, compositrice, Anne Madeleine Guédon de Presles est née au début du XVIIIe siècle et décédée aux alentours de 1754. Elle est très probablement la fille d'Honoré Claude Guédon de Presles, ordinaire de la musique de la Chambre et de la Chapelle du Roy qui composa des cantates françoises à voix seule qu’il publia en 1723. Mademoiselle Guédon de Presles se produisit à la cour devant la reine Maria Leszczynska en 1748 dans le ballet de Jean-Joseph Mouret Les Sens. Elle est la première femme à publier en son nom un recueil de chants notamment dans le Mercure de France. Vient aussitôt après Tempête, une courte (trop courte) pièce flamboyante extraite d’une cantatille intitulée Le Cabriolet composée par Elisabeth Louise Papavoine. Contrastant avec la pièce précédente, elle est écrite dans un style très vivaldien totalement assumé par la compositrice, laquelle n’a pas hésité en guise de clin d’œil à emprunter les trois dernière mesures à Antonio Vivaldi. ( à écouter ici). Elle est interprétée avec brio par Sophie de Bardonnèche accompagnée de Louise Ayrton au second violon, soutenues avec efficacité au continuo par Hanna Salzenstein et Justin Taylor. La qualité d’écriture à l’évidence fortement inspirée par la musique italienne est particulièrement séduisante et suscite une certaine curiosité incitant à découvrir d’autres œuvres de cette compositrice. Née Elisabeth-Louise Pellecier vers 1735 à Paris ou à Rouen, elle se marie vers 1755 avec le violoniste Louis-Auguste Papavoine, violoniste et compositeur français né probablement à Rouen vers 1720 et mort à Marseille vers 1793 après y avoir été nommé Directeur de l'Opéra en 1790. De son épouse Elizabeth Louise, on ne connaît ni la date ni le lieu de son décès, on peut juste relever qu'après 1761 son nom n'est plus jamais mentionné. En janvier 1755, le Mercure de France publie un catalogue d’œuvres de Mme Papavoine, composé pour l’essentiel de cantatilles toutes signées du nom de son époux, dont Le Cabriolet, cantatille écrite pour deux violons.


Concert de mademoiselle Laurant

De Mademoiselle Laurant, on ne sait pour ainsi dire rien si ce n’est qu’elle donna un concert à Madame la Dauphine, dans les grands appartements de Versailles et que les partitions d’origine furent recueillie par André Danican Philidor dit Philidor l'Aîné en 1690, comme en témoigne le manuscrit qui est parvenu jusqu’à nos jours. Le Mercure Galant indique en août 1687: « Je vous envoye des Paroles qui ont esté notées par la jeune Mademoiselle Laurent, assez distinguée par les talens extraordinaires qu'elle a pour la Danse, pour la Musique, & pour sa delicatesse à joüer du Clavessin. Elle fit chanter l'Hyver dernier quelques Ouvrages devant Madame la Dauphine, qui l'honora de son approbation ». Trois de ses compositions figurent au programmes, toutes tirées de ce même manuscrit. Un premier air langoureux joué par les cordes seules au départ, rejoint à la reprise par un accompagnement au clavecin d’une grande subtilité, à la fois discret et efficace. Cette pièce étonnante compte assurément parmi les plus belles pages de cet album. On retrouve Mademoiselle Laurant par la suite avec une petite ouverture à la française révélant une belle maîtrise du contrepoint, s’inscrivant clairement dans le sillage de Jean Baptiste Lully décédé trois ans plus tôt. Elle est suivie d’une Gigue à la fois légère et virevoltante dans laquelle les notes piquées qui accentuent l’aspect dansant sont du plus bel effet.

Durant la période baroque, deux instruments de musique avaient particulièrement la faveur des femmes. En premier lieu, le clavecin, bien sûr, mais aussi le luth. Deux luthistes ont marqué leur époque, toutes deux filles de luthistes renommés. Ninon de Lenclos, fille du luthiste Henri de Lenclos, femme de lettres qui réunissait dans son salon les grands esprits de l'époque (hommes et femmes confondus), et Anne-Marguerite Boquet, héritière d’une lignée de luthistes depuis la Renaissance. Née au début du XVIIe siècle, elle était à la fois luthiste et compositrice. La plupart de ses œuvres ont été découvertes dans un manuscrit conservé à la Bibliothèque Nationale de France sous la référence bocquet-vm7-6214. Certaines pièces de cet ouvrage qui portent la mention de Bocquet présentent des caractéristiques stylistiques de la seconde moitié du XVIIe. Elles sont totalement comparable aux œuvres des meilleurs luthistes de son époque, et l’on peut de toute évidence les attribuer par déduction à Anne-Marguerite Bocquet. De même que Ninon de Lenclos, Anne-Marguerite Boquet dirigea avec Madeleine de Scudéry un salon littéraire de 1653 à 1659 et fut en contact avec la plupart des membres fondateurs de l’Académie Française. Selon les écrits de Madeleine de Scudéry, elle jouait du luth « miraculeusement ». En outre, elle participa en 1642 à la rédaction du Recueil des femmes illustres, un plaidoyer féministe avant l’heure, et plus particulièrement à la partie intitulée L’épître aux Dames. Les compositions de d’Anne-Marguerite Bocquet se caractérisent tout particulièrement par l’exploration du potentiel chromatique du luth qui va primer sur l'expression mélodique. Ce Prélude très court, transcrit par Sophie de Bardonnèche et joué au violon sans accompagnement est non mesuré comme la presque totalité des préludes pour le luth à l’époque. Son écriture est tout à fait étonnante, écrit en ré majeur, la tonalité évolue au fil des mesures au point de faire perdre à l’auditeur ses repères. Après 1661 et la fin officielle de l'activité du salon de Madame de Scudéry, il ne reste plus aucune trace de la vie de Mademoiselle Bocquet, on ignore totalement la date de son décès. Quant à Ninon de Lenclos, il est impensable qu’elle n’ait pas composé pour son instrument. Elle fit don à sa mort de sa bibliothèque à Voltaire, laquelle sera cédée par ses héritiers à Catherine II de Russie. Il n’est absolument pas exclu que parmi les 6814 volumes désormais désormais conservés à Saint-Pétersbourg ne se trouve pas un manuscrit de luth de sa composition.


Mademoiselle de Menetou

Françoise-Charlotte de Senneterre de Menetou était la fille de Henri-François, duc de La Ferté-Senneterre. Enfant surdouée, elle joue du clavecin le 18 août 1689 devant le roi Louis XIV au cours d'un concert donné chez la Dauphine alors qu’elle est âgée de dix ans. Deux ans après, en 1691, elle devient la plus jeune compositrice à voir ses œuvres publiées chez Christophe Ballard, imprimeur du Roi. On retrouve sa trace dans les Mémoires de Saint-Simon au chapitre XI du tome 2, dans un passage pour le moins caustique : « La duchesse de La Ferté avoit encore une fille qui avoit un peu rôti le balai (menait une vie libertine, débauchée ndlr), et qui commençoit à monter en graine. Elle étoit fort bien avec Monsieur qui lui proposa ce mariage : elle se fit prier, et elle voulut que La Carte (le marquis François Gabriel Thibault de La Carte, favori de Monsieur, frère du Roi, et son futur mari, ndlr) prit les livrées et les armes de sa fille et le nom de marquis de La Ferté. Cela l’honoroit trop pour n’y pas consentir avec joie. Mais le duc de La Ferté, de tout temps brouillé avec sa femme, et non sans cause, séparé d’elle et qui ne la voyoit point, se fit tenir à quatre, et les Saint-Nectaire encore plus, qui s’opposèrent en forme à la prostitution de leur nom et de leurs armes. Après bien du vacarme et des propos fâcheux, Monsieur apaisa tout avec de l’argent. Tous consentirent, et la duchesse de La Ferté donna une fête à Monsieur en faisant la noce ». En 1716, dans son Second livre de pièces de clavecin, François Couperin lui dédie spécialement une pièce intitulée La Menetou. C’est une courte gavotte qui a été choisie par Sophie de Bardonnèche pour évoquer ce personnage haut en couleurs, une pièce charmante, sautillante, agrémentée d’un élégant pizzicato à la viole qui en souligne le caractère léger.

C’est encore une partition tirée d’un manuscrit de Philidor l’Ainé en 1712 qui mentionne l’existence de Madame La Chaussée dont ne sait strictement rien, pas même son prénom. Le Menuet choisi pour l’enregistrement est tiré de la Suite des dances pour les violons et hautbois qui se jouent ordinairement à tous les bals chez le roy, receuillis par Philidor l’Ainé en 1712. Ce menuet (à écouter ici) est joué au violon seul, en première position, et ne manque ainsi pas de rappeler les danses campagnardes jouées par les musiciens de villages, il met en lumière la frontière parfois très mince entre musiques populaires et musiques dites savantes. Et cette pièce rappelle également que le violon fut avant tout un instrument à faire danser !

C’est à nouveau André Danican Philidor qui a en quelque sorte immortalisé Madame Talon, laquelle n’a laissé pour seule trace de son existence son nom, sans son prénom, dans un Recueil de plusieurs belles pièces de symphonies copiées choisies et mises en musique par Philidor Laisné en 1695. Qui est elle ? On ne dispose d’aucun élément biographique à son sujet. Un second Menuet, la seule pièce de sa composition retrouvée à ce jour, écrite dans un style plus aristocratique. L’interprétation qu’en livre Sophie de Bardonnèche est particulièrement réussie. Joué une première fois au violon seul, subtilement agrémenté d’un pizzicato à la viole par Lucile Boulanger, les deux musiciennes sont rejointe pour la reprise par le clavecin de Justin Taylor à la fois discret et efficace, Lucile Boulanger accompagnant cette fois à l’archet. Il aurait peut-être été intéressant de mettre en miroir ce Menuet (à écouter ici) avec celui de Madame La Chaussée afin de jouer sur le contraste des styles, à la fois différents mais si proches.


Partition du Rondeau de Marie-Christine de Fumeron

On peut aisément retrouver quelques éléments généalogiques de Marie-Christine de Fumeron, épouse de Jean Jacques de Fumeron de Verrières, commissaire ordonnateur des guerres sous le roi Louis XV. Cependant, on ne retrouve qu’une seule pièce de sa composition, à savoir un Rondeau inclus dans une composition collective réunissant au moins trois musiciens intitulée Le Triomphe De L'amour Et de L'hymen Idille, parodiée publiée en janvier 1747. À l'époque et dans ce type de travail, la notion de parodie était éloignée de toute idée de caricature. Le librettiste se contentait juste d'adapter de nouvelles paroles sur des œuvres existantes. L’accompagnement empreint de délicatesse par le clavecin de Justin Taylor accentue le côté mélancolique, nostalgique peut-être aussi, de ce Rondeau des plus élégant écrit dans une tonalité mineure.

Mais parmi ces dix femmes de destinées diverses, deux d’entre elles ont tout de même connu en leur temps leur heure de gloire. Seconde femme à voir ses œuvres jouées à l’Académie royale de musique, Mademoiselle Duval, surnommée sans que l’on n’en connaisse avec certitude la raison La Légende, était tout à la fois une compositrice, une danseuse ainsi qu'une claveciniste accomplie. Son surnom viendrait peut-être du fait qu'elle était une enfant illégitime, dont le père aurait pu être un homme d’église, ce qui laisserait à penser que Duval ne serait qu’un pseudonyme. On sait par déduction qu’elle est née vers 1718 car qu'elle n’avait que dix huit ans en 1736, l'année où est représenté à l'Académie Royale de Musique de Paris son unique opéra-ballet (et son œuvre unique), Les Génies ou les Caractères de l’Amour (récemment enregistré Ensemble Il Caravaggio dirigé par Camille Delaforge chez Château de Versailles Spectacles). Éblouissant le public en tenant le continuo au clavecin durant les neuf représentations de son œuvre, elle remporta un succès à la fois à la fois significatif et inattendu, devenant ainsi la deuxième femme à composer un opéra pour cette institution après Élisabeth Jacquet de la Guerre. Elle disparaît de la scène, peut-être s’est elle mariée entre temps, et l’on suppose qu’elle décède après 1775, date après laquelle on ne retrouve plus aucune mention à son sujet. Sophie de Bardonnèche a choisi d’inscrire au programme trois danses extraites des Génies. Un Rondeau tout d’abord, à la fois martial et théâtral, et en conclusion du programme une Sarabande en tonalité mineure particulièrement expressive précédant une Passacaille en tonalité majeure des plus raffinée.


Portrait d’Elisabeth Jacquet de La Guerre par Jean-François de Troy

Mais c’est bien Élisabeth Jacquet de la Guerre qui est la compositrice la mieux représentée, quatre de ses œuvres œuvres figurent en effet au programme. Et elle demeure à ce jour la seule compositrice baroque qui a inscrit durablement son nom dans l’histoire de la musique, la qualité de ses compositions ne fait d’ailleurs absolument pas débat. Si la pratique d’un instrument de musique faisait à l’époque partie de l'instruction que recevaient les jeunes filles issues de milieux aisés, très peu d’entre elles ont mené une carrière de musicienne, et encore moins de compositrices. Élisabeth Jacquet de La Guerre constitue bel et bien un cas à part dans l’histoire de la musique, et il convient de souligner qu’elle compte parmi les tout premiers compositeurs de sonates en France aux côtés de son contemporain et cousin par alliance François Couperin. Née Élisabeth Jacquet en 1665 à Paris dans une famille de musiciens : son grand-père est facteur de clavecins, son grand-oncle et son oncle sont luthiers et son père Claude Jacquet est organiste à l’église Saint Louis en l’Île. A l’âge de cinq ans, elle joue du clavecin devant le Roi et la cour à Versailles, sa précocité fait en quelque sorte d’elle une version féminine et française de Mozart. En 1684, elle épouse Marin de La Guerre, organiste de l’église Saint-Séverin, elle accole alors à son nom de naissance celui son mari. Claveciniste de très grand talent, brillante improvisatrice, professeur de clavecin de grande renommée, elle se consacre aussi à la composition. Céphale et Procris est le tout premier opéra de l’histoire de la musique en France composé et donné en représentation à l'Académie royale de musique par une femme. Hélas, il ne rencontre aucun succès, et on peut attribuer cet échec à un livret considéré à l’époque comme médiocre, mais son statut de femme n’a probablement pas joué en sa faveur. C’est cependant dans sa musique de chambre et ses pièces pour le clavecin que l’on trouve meilleur de son œuvre. Après l’échec de son opéra, Elisabeth Jacquet de la Guerre va enchaîner les tragédies dans sa vie personnelle, avec les décès en peu de temps de ses deux parents, de son frère, de son mari ainsi que son fils. Par ailleurs, dans le débat parfois virulent au sujet de la suprématie de la musique française ou italienne, cette grande admiratrice d’Arcangelo Corelli (dont elle est quasi contemporaine) compte parmi ceux qui ont ardemment défendu l'idée de la réunion des goûts.

Sophie de Bardonnèche a choisi deux sonates extraites du livre publié en 1707, dont le Mercure Galant fait l’éloge sur son édition du mois d’août 1707 : « Mlle de la Guerre, qui par son rare talent pour la Musique s'est renduë si célèbre, & connuë avant son mariage sous le nom de Mlle Jacquet, vient de donner au Public deux ouvrages fort estimez. Le premier est un Recüeil de Pièces de Clavecin, composé de deux suites. Comme elle possède excellemment tout ce que cet Instrument a de plus fin, on trouve dans ces Pièces de quoy faire une harmonie également brillante & liée, & des tours tout à fait nouveaux. L'autre ouvrage de Mlle de la Guerre, est un livre de Sonnates, qui en comprend six. Elles font connoistre qu'elle ne sçait pas moins la portée du Violon que celle du Clavecin. Quoy que ces six Sonnates soient toutes parfaites en leur genre, elles ont néanmoins partagé les Connoisseurs. Les uns sont pour le naturel qui domine dans la seconde, dans la troisième, & dans la quatrième ; & les autres paroissent plus touchez de la noblesse qui règne dans la première, dans la cinquième, & dans la sixième. Elles peuvent estre toutes d'une grande utilité à ceux qui apprennent la Musique. Ces deux ouvrages, ainsi que tous les autres que Mlle de la Guerre a mis au jour, sont dediez au Roy. On trouve beaucoup d'esprit & de delicatesse dans l'Epître dedicatoire. Cette Demoiselle, présentée par Mr le Duc de Tresmes, ayant remercié Sa Majesté de la bonté avec laquelle elle avoit reçu à Marly, son livre de Pieces de Clavecin & de Sonnates ; elle fit executer deux jours après ses Sonnates en présence de Sa Majesté à son petit couvert, & ce Prince les honnora d'une tres-grande attention. Les Sieurs Marchand, les joüerent parfaitement bien. Plusieurs personnes de distinction qui les entendirent en furent charmées. Le dîné estant fini, Sa Majesté parla à Mlle de La Guerre, d'une manière très-obligeante, & après avoir donné beaucoup de loüanges à ses Sonnates, elle luy dit qu'elles ne ressembloient à rien. On ne pouvoit mieux loüer Mlle de La Guerre, puisque ces paroles font connoistre que le Roy avait non seulement trouvé sa Musique très-belle ; mais aussi qu'elle est originale, ce qui se trouve aujourd'huy fort rarement ».

La première sonate en tonalité en ré mineur pour violon, clavecin et viole obligée débute sur un Prélude sans indication de tempo d’une grande expressivité, suivi d’un Presto qui illustre à merveille les goûts réunis (fusion des styles français et italiens) dont Élisabeth Jacquet de la Guerre fut l’une des instigatrices. On notera également un splendide dialogue entre le violon et la viole de Lucile Boulanger dans le premier Adagio (à écouter ici).

Cette sonate en sept mouvements, qui comprend quatre mouvements Presto, laisse la part belle à la virtuosité, mais une virtuosité sans ostentation, toujours au service de l’expressivité. Elle met en outre en lumière une remarquable maîtrise de l’écriture contrapuntique digne des plus grands. Dans un Presto final ébouriffant, on admire autant l’écriture musicale d’une compositrice au faîte de sa maturité que la complicité entre Sophie de Bardonnèche et Lucile Boulanger qui en offrent une lecture d’une grande fluidité, soutenue par un clavecin irréprochable.

La seconde sonate, en tonalité de la mineur, écrite pour violon, viole obligée et orgue est quant a elle tirée d’un manuscrit conservé à la Bibliothèque Nationale qui daterait de 1695. Il s’agit de l’une des toutes premières sonates pour violon composée en France. La mention de l’orgue(et non du clavecin), écrite de la main même de la compositrice, figure sur le manuscrit de cette sonate qui n’a jamais été publiée. Un Grave fort bien nommé, à l’accent automnal, tient lieu d’introduction. Mais l’Allegro extraverti qui suit induit un changement radical d’atmosphère, il n’est pas sans évoquer un réveil printanier de la nature. Dans la Gavotte, les trois instruments se fondent dans une conversation musicale des plus rafraîchissante. Le Presto qui tient lieu de conclusion est écrit dans un style plus convenu ; cette sonate très équilibrée est particulièrement intéressante car les trois instruments donnent vraiment le sentiment de faire jeu égal, les parties de viole et d’orgue étant également très virtuoses.

Le clavecin était, ne l’oublions pas, l’instrument de prédilection d’Elisabeth Jacquet de la Guerre. Il était donc à la fois donc judicieux et indispensable de présenter au moins une œuvre pour l’instrument seul. Le Prélude en la mineur extrait de sa publication en 1707, à la fois sombre et mystérieux, est totalement caractéristique du style brisé dans la musique française pour le clavier, lequel se caractérise par une texture arpégée irrégulière de l'écriture musicale particulièrement en usage chez les luthistes. Magnifié par le toucher de Justin Taylor, il permet en outre d’apprécier les qualités sonores d’un instrument historique construit au XVIIe siècle et modifié par Joseph Colesse en 1747.

La quatrième et dernière œuvre présentée est une sonate en la mineur, extraite elle aussi du livre de 1707 (page 62). Composée pour le clavecin comme celle en ré mineur, le violon reprend la partie écrite en clef de sol (clé de sol 1ère, c’est à dire une clé de sol une tierce au dessus), en y insérant les ornementations comme il était de mise à l’époque. De par son style particulièrement inspiré, d’apparence moins démonstratif, elle constitue un véritable chef d’œuvre d’écriture qui témoigne d’une compositrice au sommet de son art. Le premier mouvement est un Prélude sans indication de tempo en forme d’élégie des plus mélancolique, vient ensuite un Presto fugué plein de fraîcheur particulièrement bien construit, et l’Aria final qui vient en conclusion se démarque par sa richesse expressive et son lyrisme. Enfin, cette sonate permet tout particulièrement d’apprécier la suavité du timbre du violon de Sophie de Bardonnèche, un instrument signé du célèbre luthier Andrea Guarneri qui fut l’élève de Nicolo Amati, et dont le moins que l’on puisse dire est que le son qu’il produit sublime les œuvres présentées dans le programme.

Ce premier album de Sophie de Bardonnèche, résultant d’une démarche des plus originale, est incontestablement une belle réussite. Les pièces judicieusement choisies constituent un programme à la fois cohérent et passionnant. Elles permettent d’entrevoir la richesse du répertoire dédié à l’instrument ainsi que la place des femmes dans le monde de la composition musicale durant l’ère baroque en dévoilant des pages méconnues du répertoire français pour violon. Des œuvres souvent de dimensions modestes, mais non dénuées d’intérêt, destinées pour la plupart à l'agrément des salons de l’aristocratie. Après un sommeil de plus de trois siècles dans les bibliothèques, ces pièces reprennent vie grâce au travail de recherche mené par Sophie de Bardonnèche, et grâce aussi au travail collectif des six musiciens qui l’ont remarquablement secondés dans la réalisation de cet album. A travers un style de jeu tout en finesse et en sensibilité, sans démonstration excessive de virtuosité, et un phrasé toujours très soigné, elle sait adopter le ton juste pour chacune des pièces du programme. De plus l’ensemble est servi par une excellente prise de son au rendu très naturel, très équilibrée, exempte de réverbération excessive. Enfin, et pour conclure, cet album rend avant tout hommage à Élisabeth Jacquet de La Guerre, l'une des personnalités les plus étonnantes de l'histoire de la musique. Quoiqu’il en soit, l’écoute de cet enregistrement ne peut que susciter l’envie d’en entendre plus !… A quand une intégrale de ses sonates et de ses œuvres pour clavecin par Justin Taylor, Lucile Boulanger et Sophie de Bardonnèche ?

(On pourra écouter ici l’entretien donné par Sophie de Bardonnèche à France Musique)



Publié le 15 janv. 2025 par Eric Lambert