Ein deutsches Barockrequiem - Vox Luminis

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Au bout du chemin, une lumière

« Ne serait-il pas possible, au départ de compositions allemandes du XVIIème siècle, d’imaginer une œuvre semblable au Deutsches Requiem » de Johannes Brahms (1833-1897) s’interrogent l’éminent musicologue Jérôme Lejeune et Lionel Meunier, l’attachant meneur de l’ensemble Vox Luminis ?

Une idée bien étrange, pensions-nous de prime abord. Car nous gardions en mémoire la grandiose interprétation du Requiem brahmsien, sous la baguette de Thomas Hengelbrock, le 29 mars 2017 à la Philharmonie de Paris. Dans notre souvenir, la combinaison d’un orchestre symphonique et d’un chœur d’envergure correspondrait davantage aux goûts d’une classe bourgeoise en plein développement dans l’Allemagne du XIXème siècle. Loin de la psychologie d’une population meurtrie et durablement traumatisée par l’horrible guerre de Trente Ans (1618-1648) à laquelle des motets pour petits ensembles tentent d’instiller une forme d’espérance.

Pourtant, ce type de rapprochement avait été effectué du vivant de Brahms. Notamment le Vendredi Saint 10 avril 1869, en la cathédrale de Brême. Le Requiem de Brahms y avait été associé à trois mouvements du Messiah HWV 56 (Behold the lamp of God, I know that my Redeemer liveth et le fameux Hallelujah) de Georg Friedrich Haendel (1685-1759) ainsi qu’à l’aria Erbarme mich extrait de la Matthäus Passion BWV 244 de Johann Sebastian Bach (1685-1750).

Par ailleurs, Samuel Glasscock (Bellarmin University) s’était, lui aussi, consacré à la recherche des correspondances textuelles et musicales entre le Requiem de Brahms et des œuvres du baroque allemand des XVIIème et XVIIIème siècle (German Requiems before Brahms : An examination of baroque compositions with textual ou musical similarities to Johannes Brahm’s Ein deutsches Requiem, mai 2015). Fort peu de correspondances apparaissent entre le programme de l’enregistrement et la liste établie par Samuel Glasscock (voir notamment son Appendix H).

Pour autant, ces deux intuitions se rejoignent sur un point essentiel : Brahms se nourrit aux mêmes sources que les compositeurs baroques convoqués par Lionel Meunier. Ils partagent notamment une même conception luthérienne de la mort. Explication.

Dans son analyse des Attitudes devant la mort et cérémonies funèbres dans les Eglises protestantes rhénanes vers 1600 (octobre 1974), Bernard Vogler observe que le mouvement de la Réforme a profondément modifié la lecture théologique de la célébration des funérailles. Retenons-en ici trois dimensions.

D’abord, « alors que l’Eglise médiévale se préoccupait surtout du défunt, dont il s’agissait, par une liturgie appropriée, d’adoucir le sort dans l’au-delà, … la Réforme élimine le mort au profit des vivants ». De fait, le Requiem de la liturgie romaine se concentre sur le Jugement dernier et le sort de l’âme du défunt. Le Lacrimosa et le Dies Irae de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) en sont une expression tragique. Tout à l’opposé, Brahms et ses confrères baroques mettent l’accent sur le réconfort des vivants. Leur œuvre se veut humaniste. A tel point que, dans sa lettre au chef d’orchestre brêmois Karl Martin Rheinthaler (1822-1896), Brahms déclare qu’il « supprimerait volontiers le terme « allemand » pour simplement le remplacer par « humain » » (9 octobre 1867). Leur œuvre se veut aussi consolatrice. S’ouvrant sur un contemplatif « Heureux les affligés » et se concluant sur un paisible « Heureux sont les morts ».

Ensuite, « le but de la sépulture chrétienne est avant tout pédagogique et missionnaire : il s’agit d’instruire les vivants des fins dernières… dans l’espérance d’une vie meilleure en Christ ». Une espérance que dissémine Brahms dans sa partition. Comme ses confrères baroques, il ne doute pas que Dieu le soutiendra dans les épreuves. De ce point de vue, leurs œuvres respectives prêchent l’espérance et leurs musiques l’instille dans les esprits.

Enfin, dans cette pédagogie de l’espérance, tout « le poids est… porté, à l’image de la liturgie luthérienne dominicale, sur la Parole par des lectures bibliques et leur commentaire ». Brahms, luthérien érudit (il lit quotidiennement la Bible et l’annote abondamment), entendait-il agir en prédicateur lorsqu’il inscrit sur la partition le titre complet de son ouvrage : Ein deutsches Requiem nach Worten der heiligen Schrift (Un Requiem allemand d’après les mots des Saintes Ecritures) ? De fait, en prenant délibérément ses distances avec le texte latin de la liturgie funèbre catholique, il bifurque sur une voie que d’autres avaient empruntées avant lui. Tel Heinrich Schütz (1585-1672). En 1635, particulièrement dans la première partie des Musikalische Exequien SWV 279 qu’il intitule Concert in Form einer teutschen Begräbnis-Messe (Concert en forme de messe allemande de funérailles), celui-ci met en musique différents extraits de l’Ecriture et de chorals luthériens échantillonnés par son commanditaire, le comte Henri II de Reuss-Gera (1572-1635). A l’orée du XVIIIème siècle, Georg Friedrich Telemann (1681-1767) procède de la même manière. Comme chez Schütz, la facture textuelle de sa probable première cantate sacrée, le Trauer-Actus (entre 1696 et 1701), agrège des citations bibliques et des extraits de cantiques luthériens évoquant le thème de la mort. Moins de dix ans plus tard, dans son Actus tragicus BWV 106, Johann Sebastian Bach (1685-1750) compilera divers écrits spirituels prélevés dans l’Ancien et le Nouveau Testament auxquels il ajoute des versets de chorals luthériens.

A ces convergences sur le fond s’ajoute une unité de langage. En effet, si le Requiem de Brahms est « allemand », c’est tout simplement parce que les textes qu’il met en musique s’expriment tous dans cette langue. Tout comme les motets qui ont attiré l’attention de Lionel Meunier.

Soulignons enfin la concordance des formes. Dans sa version définitive, l’agencement des sept numéros de Ein deutsches Requiem reproduit la forme d’une arche. Le quatrième numéro (méditation éthérée sur la beauté de la demeure de Dieu) en forme le sommet. Il est flanqué de deux mouvements (3 et 5) apportant le réconfort à deux solistes qui confient, pour l’un, son angoisse face à la mort, pour l’autre, son chagrin après la perte d’un être cher. Ceux-ci sont encadrés, à leur tour, par deux mouvements (2 et 6) déclarant que la foi vient finalement à bout de la mort. Enfin, les chœurs d’entrée et de sortie (1 et 7) évoquent la douceur céleste dans laquelle baignent les bienheureux.

Pour constituer « le programme de leur Deutsches Barockrequiem, (Jérôme Lejeune) suit pas à pas l’ordre des textes du modèle de Brahms ». Cependant, si certains numéros ont pu trouver assez facilement leur « jumeau » baroque, d’autres ont nécessité d’élargir le champ de la recherche « en partant des sentiments qui avaient guidé le compositeur romantique ». Enfin, cette « reconstitution » a été complétée, en introduction et en conclusion, avec deux œuvres « dont les textes pouvaient se rapprocher des méditations sur la mort qui avaient été ses guides » (notice).

Prélude
Le Requiem de Brahms n’a pas encore libéré ses premières notes. Pourtant, l’enregistrement s’ouvre sur un Trauerlied (chant funèbre) publié à Nuremberg en 1663. Une manière, pour Lionel Meunier, de préparer nos esprits à ce qui va suivre : un dialogue avec l’au-delà.


Portrait funéraire (voyez la rose blanche que tient sa main droite) de Andreas Scharmann (vers 1644-1674) – Mezzotinte de Georg Fennizer

La partition est de la plume d’un certain Andreas Scharmann dont nous ignorons tout. Peut-il s’agir du médecin et physicien dont le graveur Georg Fennizer (1646-1722) a gravé le portrait ? Serait-il un scientifique mélomane ou un homonyme énigmatique, musicien de son état ? Un équivalent allemand de Jean Desprez (?-1710), ce musicien ordinaire de la chapelle de Louis XIV (1638-1715) qui obtint du roi l’autorisation d’achever ses études de médecine (pour les curieux, voyez le recueil du Mercure galant paru en août 1680) ?

Si tel devait être le cas, notre médecin mélomane serait non seulement un grand médecin (ingenuus medicus, faustus, gravis, atque peritus/ « noble médecin, prospère, prestigieux et en outre expérimenté », selon la formule inscrite dans le cartouche), mais également un musicien de grand talent. Car la construction de son motet révèle une remarquable maîtrise de la polyphonie concertante.

Le texte de ce Trauerklag aus Jeremias (littéralement : « plainte funèbre » extraite du Livre des Lamentations qui était alors attribué au prophète Jérémie) est prélevé dans la Bible publiée en 1545 par Martin Luther (1483-1546). Plus précisément dans la cinquième Lamentation. Andreas Scharmann en retire trois coupons : l’incipit (Gedenke Herr wie es uns gehet/ Souviens-toi, Seigneur, de ce qui nous arrive) ouvre le motet puis se greffe sur les versets 15 et 16 du texte biblique. En attribuant à l’incipit une fonction d’articulation entre chaque fragment du discours, le musicien compose le message suivant : regarde, Seigneur, les conséquences de nos péchés.

Une courte sinfonia installe l’atmosphère. Sa tonalité exsude l’angoisse tandis que le mouvement mélodique, entrecoupé par des reprises, suggère l’incertitude et l’appréhension. D’une voix limpide marquée par l’humilité, Erika Tandiono invoque le Seigneur : Gedenke Herr. Le suppliant, sur la ligne ascendante d’une prière, puis descendante lorsqu’elle devient supplication, de porter son regard sur la situation (wie es uns gehet).

L’ensemble vocal et instrumental appelle maintenant l’attention divine sur trois effets provoqués par les péchés des hommes. Dans cette opération de mémorisation du quinzième et du début du seizième verset, le compositeur adopte la technique suivante. Le texte est découpé en trois fragments. Les deux premiers sont exposés successivement, puis combinés. Il en va de même lorsque le troisième est associé aux deux précédents. Donnant ainsi de l’épaisseur et de la profondeur à un texte relativement concis.

Premier constat : toute joie s’est éteinte. Exposée par un duo, développée par un trio au terme d’une ritournelle instrumentale, la première partie du quinzième verset est finalement amplifiée par le ripieno (chœur). Celui-ci souligne, par une répétition, la fin de la parenthèse heureuse (hat nun ein Ende). Nouvelle invocation. Cette fois, dans une entrée serrée en imitation, un quatuor évoque la danse : Unser Reige (notre danse), déplore successivement chaque soliste. L’effectif vocal engagé symbolise-t-il les danses à quatre temps ? Particulièrement l’Allemande que Johann Mattheson (1681-1764) considérera comme « une authentique invention allemande (aufrichtige Teutsche Erfindung) … qui porte l’image d’un esprit satisfait ou joyeux qui se délecte du bon ordre et de la paix » (Der volkommene Capellmeister, 2ème partie, chapitre 13, & 128, 1739) ? Mais de danses, il n’est plus question, souligne amèrement Sebastian Myrus. Elles se sont transformées en lamentations. Jusque-là exposé par fragments, l’intégralité du quinzième verset est maintenant reconstituée par le chœur. Enfin, dans le prolongement d’une troisième invocation, la basse décrit la chute des princes dont la couronne dévale une ligne se précipitant dans les graves. Au terme d’une ritournelle, cette première partie du seizième verset déclenche la réexposition des trois effets : d’abord en solo, puis en duo, enfin en chœur.

Le dernier mouvement est celui de la repentance. O weh (hélas), se lamente douloureusement le chœur. Puis, les solistes d’abord, les instruments ensuite dans une ritournelle, le chœur enfin, expriment successivement le repentir : dass wir so gesundiget haben (car nous avons tant péché). Reconnaissant que tous ces maux résultent des péchés individuels (les solistes) et collectifs (le chœur). Cet acte de contrition constitue le point culminant d’un motet dont l’opulence polyphonique parle d’espérance quand le texte implore le pardon.

Premier mouvement : Selig sind, die da Leid tragen (Heureux les affligés, car ils seront consolés)
Chez Brahms, le substrat de ce premier mouvement est constitué d’une introduction instrumentale, d’un motif unificateur fondé sur l’une des Béatitudes (Matthieu, 5,5) prononcées par Jésus dans son Sermon sur la montagne. Ce motif est éclairé ensuite par deux versets du Psaume 126/125 (l’allégorie des semailles dans les larmes et des moissons dans la joie).

Son versant baroque repose exactement sur le même type de supports : une Sinfonia de Thomas Selle (1599-1663), la mise en musique de l’intégralité des neuf Béatitudes (Matthieu, 5, 3-12) par Johann Hermann Schein (1586-1630) suivie de la composition de Christian Geist (1650-1711) inspirée, dans son début, par les deux mêmes versets du Psaume 126/125.

Tandis que, dans un délicat crescendo, la lumière de Brahms éclaire peu à peu les affligés, celle que projette Thomas Selle annonce le jour de la Résurrection. Un thème qu’apprécie particulièrement cet ancien élève de la Thomasschule de Leipzig qui a marqué l’activité cultuelle de la ville de Hambourg en dotant chacune de ses cinq églises principales d’un ensemble musical. Musicien engagé, il est également un compositeur novateur. Le premier à introduire des intermèdes instrumentaux dans le récit de sa Passio secundum Johannem cum intermediis (1643), la plus ancienne Passion oratoriale connue.

Ici, la courte sinfonia retenue par Lionel Meunier ouvre, dit Jérôme Lejeune, l’un de ses Geistliche Konzert probablement inspiré par le récit de l’Evangile de Marc (16,1) : Und da der Sabbath vergangen war (Quand le sabbat fut passé), « comme le soleil se levait », un groupe de femmes se dirige vers le tombeau du Christ. Les cordes, encore marquées par la mort tragique du Christ (quelques dissonances résiduelles), pressentent un événement heureux (rythme alerte et ligne ascendante du continuo). Ainsi, Brahms et Selle dirigent-ils leurs regards vers un même horizon, au-delà des portes de la mort.

L’affliction nourrit pourtant la créativité de Brahms. Celle, déjà ancienne mais toujours douloureusement ressentie, provoquée par la disparition de Robert Schumann (1810-1856). Celle, toute récente, charnellement endurée au décès de sa mère, Johanna Henrika Christiana Nissen (1789-1865). Pour autant, sa foi humaniste produit une musique consolatrice. Comme, bien avant lui, celle de Johann Hermann Schein dont Carl von Winterfeld (1784-1852) décrit le génie musical en ces termes : il semble « être le fruit d’un talent artistique minutieux et magistral, d’un véritable enthousiasme pour son métier et d’un esprit pieux et pur (einem frommen und reinen Gemüth) » (in Der evangelische Kirchengesang und sein Verhältniss zur Kunst, tome 2 (article Schein), 1845). Propos qui s’applique tout particulièrement à ce concert célébrant les Béatitudes que Lionel Meunier puise dans les Opella nova, ander Theil (autre partie), geistlicher Concerten… auff italienische Invention componirt (concerts spirituels… composés selon la nouvelle manière italienne) parus en 1626.

Sur le plan artistique, Schein est acquis à la seconda prattica. Même si sa constitution physique ne lui a pas permis de se rendre auprès des maîtres italiens, comme le fera, à deux reprises, son ami Heinrich Schütz, il maîtrise admirablement e nuove maniera di scriverle… la nuove musiche (la nouvelle façon d’écrire la nouvelle musique), pour paraphraser le titre de l’ouvrage de Giulio Caccini (1551-1618) imprimé en 1616. Son concert spirituel Selig sind die da geistlich arm sind (Heureux les pauvres en esprit) en témoigne à plus d’un égard.

Intrinsèquement, le texte se présente sous la forme d’une litanie (ici, une liste de béatitudes). De manière immuable (hormis la dernière), chaque béatitude ajuste deux formules uniformes : l’identification des catégories promises au bonheur (Selig sind/ Heureux sont…) suivie de la proclamation de la récompense qui leur est destinée (denn sie/ car ils…). Schein trouve dans le style polychoral vénitien (cori spezzati/ chœurs séparés) une manière esthétique de souligner cette différence de nature. Ainsi, les solistes font l’appel des catégories élues tandis que le chœur proclame le bonheur spécifique qui leur est réservé. Cependant, afin de conjurer toute monotonie généralement associée aux séquences répétitives, il modifie constamment la distribution vocale, le phrasé et le style d’écriture, particulièrement dans les parties solistes.

La dynamique d’ensemble est celle d’une illumination progressive. D’abord livrées aux duos (première et seconde béatitude), puis aux trios (troisième et quatrième), un premier point culminant est atteint lorsque la basse rejoint ces combinaisons évolutives pour s’adresser aux miséricordieux (die Barmherzigen). Comme si le compositeur entendait souligner le lien privilégié qu’ils entretiennent avec l’esprit de miséricorde divine. Celle-ci étant, rappelons-le, un pilier de la doctrine réformatrice (« Si la foi justifie ou sauve, ce n’est pas qu’elle soit une œuvre méritoire par elle-même, c’est uniquement parce qu’elle reçoit la miséricorde promise », énonce l’article 4 de L’apologie de la confession d’Augsbourg, 1537). La dynamique prend ensuite un second élan. Un duo suivi d’un trio parachève le recensement. A ce moment-là, les cinq solistes se réunissent pour tisser un somptueux contrepoint afin d’en recouvrir les persécutés pour leur foi. Etape ultime avant d’atteindre le second point culminant : un finale polyphonique d’une grande majesté que font rayonner le tutti vocal et instrumental pour adresser à la communauté des auditeurs un majestueux message d’espérance : seid fröhlich und getrost ; es wird euch im Himmel wohl belohnt werden (Réjouissez-vous et soyez confiants ; vous serez bien récompensés dans le ciel).

L’écriture des parties chorales est le plus souvent homorythmique. Pour autant, leurs coloris varient en fonction de l’accompagnement instrumental indiqué (orgue seul, cordes et continuo ou tutti orchestral). Un peu moins sensiblement ici, car l’instrumentarium est constitué exclusivement de cordes. Il pourrait l’être davantage si, comme l’envisage le compositeur, chacune des lignes était soutenue par des cuivres (un cornet pour l’une des soprani, un trombone pour l’alto, le ténor et la basse) ou des bois (une flûte (traversa) pour la seconde des soprani).

A bien des égards, l’écriture musicale de Schein se rapproche de celle de Claudio Monteverdi (1567-1643) dans certains passages de sa Letanie (litanie) della Beata Vergine à Sei Voci parue en 1620 dans le Libro secondo de motetti in Iode della gloriosissima Vergine Maria nostra signora. Mêmes effets d’alternance. Mêmes contrastes rythmiques. Mêmes broderies en imitation. Avec sans doute un glissement encore plus marqué de la musique de Schein vers le style de la seconda prattica. Notamment dans l’usage d’ornements mélodiques et d’agréments. Témoignant ainsi de la vitesse de propagation de la grammaire musicale italienne jusque sur la table de travail du Thomaskantor de Leipzig.

Brahms veille à la continuité du discours entre la troisième béatitude et les cinquième et sixième verset du Psaume 126/125. Cette corrélation est plus difficile à atteindre dans un projet tel que celui de Jérôme Lejeune et de Lionel Meunier. De fait, la cohérence n’est pas absolue lorsqu’ils choisissent d’associer l’exaltation des Béatitudes aux soupirs d’un chant funèbre.

L’œuvre sélectionnée est composée par Christian Geist (1640-1711) pour les funérailles de Anna Margareta von Haugwitz (1622-1673), l’épouse du fameux généralissime de la couronne suédoise, Carl Gustav Wrangel (1613-1676), décédée le 20 mars 1673. En 1640, leur mariage avait fait scandale. L’aristocratie de Stockholm goûtant peu qu’une jeune femme issue de la noblesse pauvre et sans titre du diocèse de Magdebourg épouse, qui plus est par amour, l’un des membres les plus éminents de la noblesse suédoise.

Candidat malheureux à la succession de Thomas Selle (1663) à Hambourg, Geist n’a pourtant pas démérité. Dans son Grundlage einer Ehre-Pforte (littéralement : fondement pour l’inscription des musiciens méritants sur une porte d’honneur) paru en 1740, Johann Mattheson note que le collège des examinateurs hambourgeois a même suggéré son profil à la cour de Stockholm. Avait particulièrement été apprécié « son style délicat, duquel on pouvait ressentir qu’il était en harmonie avec les Italiens », observe-t-il. En 1670, Geist démissionne de son poste de musicien à la cour de Mecklembourg pour rejoindre la chapelle de la cour suédoise qui était alors sous la direction de Gustaf Düben l’aîné (1608 ?-1690), ami et correspondant assidu de Dietrich Buxtehude (1637-1707). C’est dans ce contexte qu’il est choisi pour composer un chant funèbre. Une sorte de motet concertant à 8 parties (SSATB, trois violes de gambe soutenues par le continuo).

Pourtant, le motet Die mit tränen säen (Ceux qui sèment avec des larmes) ne correspond pas complètement, nous semble-t-il, aux canons du genre. Celui de Geist évoquerait plutôt une suite d’intermèdes musicaux interprétés, par exemple, lors d’une « veillée de prière » à la mémoire de la défunte. En effet, plusieurs mouvements s’en détachent assez nettement.

Il s’ouvre sur une Sinfonia expressive. A l’image des Leçons de Ténèbres qui se déroulent à la lueur des bougies, elle installe une atmosphère funèbre. Les instruments se partagent les rôles : l’orgue du continuo pousse une plainte sourde et continue tandis que les trois violes de gambe hoquettent dans une arabesque de notes inégales accablées de dissonances. Avec de simples notes jetées sur une partition, Geist livre une peinture d’atmosphère : quand les uns pleurent, les autres prient.

Le premier mouvement, le plus développé, met en musique les cinquième et sixième verset du Psaume 126/125. Une fois encore, Geist révèle son génie d’aquarelliste sonore. Mais cette fois, il ne projette pas une image. Il représente la foi en action. D’abord, les larmes (tränen) et les rires (freude) baignent dans une même tristesse. Le dessin des lignes mélodiques exprime les mouvements de l’âme : une direction ascendante pour représenter la tension suscitant les pleurs ; une courbe descendante signifiant la détente apportée par la joie. A peine cette dernière est-elle ornée de légers battements. Puis, au fil de l’entrée des voix, les tonalités se démarquent peu à peu. Les pleurs se bousculent dans des épisodes en imitation, gravissant avec peine quelques échelons chromatiques. En revanche, des vocalises plus volubiles indiquent le raffermissement de la joie. Enfin, les lignes mélodiques s’enchevêtrent, superposant les pleurs et la joie. Dans un tempo jovial, celle-ci manque de l’emporter. Pourtant, le mouvement se perd à nouveau dans les larmes. Dans une ritournelle mélancolique, les instruments posent un dernier regard sur la défunte.

Le second mouvement emprunte son texte au Livre de la Sagesse (3,1) : les justes sont protégés par la main de Dieu. Sur une tonalité apaisée, un duo (A,T) affirme qu’aucun tourment (keine Qual) ne peut les atteindre. L’écriture est sobre, alternant l’homophonie et l’imitation. Les timbres chatoyants d’Alexander Chance et de Raphaël Höhn éclairent ce passage d’une lumière azurée tandis que leur message sonne comme venant d’un au-delà olympien.

Les cinq autres mouvements forment un ensemble homogène. Leur texte n’est plus extrait des Ecritures mais pourrait être de la plume du frère du compositeur, Samuel Geist ( ?- ?). Le véritable motetto commencerait maintenant. Un motet qui sonne à la manière d’un sublime choral.

Ses cinq couplets sont maillés par un « refrain » instrumental. A sa première apparition, il porte le nom de sinfonia tandis qu’à sa reprise, il est qualifié de ritornello. Sur le ton du recueillement, les trois violes de gambe apaisent les esprits, les invitant à l’introspection.

Du côté des voix, deux superbes chœurs encadrent trois saisissants ariosos. Le premier, puissant, célèbre das grosse Heer der Sterne (la grande armée des étoiles). Le dernier, extatique, attend patiemment le salut (wir warten auf das Heil). Dans les trois mouvements solistes, Viola Blache, Erika Tandiono et Alexander Chance communiquent l’émotion d’une façon magistrale. La voix tendre et séraphique de l’une fait vibrer die engelreine Seel’ (l’âme angélique et pure). Le timbre aérien et assuré métamorphose les larmes en béatitude (mit Himmelslust erfreuet). Les accents attendris du dernier recueillent l’héritage et la couronne du Sauveur (das Erbteil und die Krone). En somme, trois ariosos transfigurés par trois admirables voix qui nimbent ce chant de deuil d’une esthétique lumineuse.

Second mouvement : Denn alles Fleisch, es ist wie Gras (Car toute chair est comme l’herbe)
A la façon d’un oratorio de poche, Brahms décrit le lent cheminement de la foi. Du fatalisme (tout est périssable) imprégnant une sorte de marche funèbre au triomphalisme (l’allégresse éternelle promise aux justes) illuminé par une sorte de fugue héroïque. Cette progression dramatique prend appui sur quatre extraits de trois textes : deux apocryphes (Evangile de Pierre et Protévangile de Jacques) et le Livre d’Isaïe.


Tobias Michael – Musicalischer Seelenlust – Erster Teil, 1634

Au risque d’édulcorer le message de Brahms, Jérôme Lejeune et Lionel Meunier n’en retiendront que la dernière partie qu’ils confient à Tobias Michael (1592-1657). Successeur de Johann Hermann Schein dans les fonctions de Kantor et Musikdirektor de la Thomaskirche de Leipzig, sa production est assez restreinte. Principalement pour des raisons de santé. Elève de son père, Rogier Michael (1552-1629) à la Hofkapelle de Dresde, peut-être même de Heinrich Schütz, alors l’assistant de son père, il a étudié la théologie et la philosophie à l’université de Wittenberg. Son art conjugue donc la double compétence de musicien et de fin connaisseur des textes bibliques.

L’extrait choisi est prélevé dans l’œuvre emblématique de Tobias Michael : le Musicalischer Seelenlust (littéralement : Plaisir musical de l’âme). Dans ce premier volume publié en 1634, sur la page-titre, il explicite son projet : à partir de petits soupirs de la foi (Glaubens-Seuffsserlein) sélectionnés dans les Saintes Ecritures, il a composé des pièces vouées à la dévotion et à la joie (Andacht und Freude) dans la façon particulière et aimable des madrigaux (auff sonderbare liebliche Madrigalische Art). « Sonderbar » (particulier, singulier) ? Ce terme était déjà employé par Schein sur la page-titre de son Israëlsbrünnlein publié l’année précédente (voir notre chronique). De fait, le style de Tobias Michael présente bien des analogies avec celui de Schein. Par sa nature polyphonique et par l’effectif convoqué (cinq voix et continuo). Au demeurant, un ensemble consistant en comparaison avec la chapelle anémique que dirige Schütz au même moment (voir notre chronique).

Cependant, comme l’insinue son Die Erlöseten des Herren werden wieder kommen (Les rachetés du Seigneur reviendront), l’art madrigalesque de Tobias Michael n’entretient plus qu’une relation ténue avec celui des initiateurs de ce genre musical à l’époque de Francesco Petrarca, dit Pétrarque (1304-1374). A-t-il retenu les critiques formulés par Torquato Tasso, dit Le Tasse (1544-1595) « déplorant que des madrigalistes concentrent leur art sur quelques mots au dépend de sa structure » (David Fallows in Guide de la Musique de la Renaissance, Fayard, 2011) ? Il saute aux oreilles que sa manière de relier musique et texte est plus proche du motet que du madrigal. Pour simplifier, l’art de la déclamation chantée devient, sous sa plume, un art du discours. Un discours pour convaincre en provoquant des émotions.

Le verset mis en musique (Livre d’Isaïe, 35, 10) célèbre le retour des exilés de Babylone. Cependant, en pleine guerre de Trente Ans, (depuis 1631, Leipzig est situé en zone de guerre), le texte d’Isaïe prend une dimension singulière : il exalte la victoire divine qui mettra un terme aux désordres. Afin de rendre ce contenu plus explicite, Tobias Michael découpe le verset en quatre fragments.

Le premier manifeste la joie du peuple des humains au retour des rachetés. Ce terme (Erlöseten) doit s’entendre ici à la lumière de la théologie de Luther : le « rachat » étant le fruit du sacrifice du « Rédempteur, c’est-à-dire celui qui nous a amenés du diable à Dieu, de la mort à la vie, du péché à la justice et qui nous y maintient » (Le Grand Catéchisme de Luther, II, premier article, 1529). Ce message de rédemption est d’abord confié aux voix du dessus. Comme pour souligner son origine céleste. Ensuite, par un jeu de répétitions singulièrement insistant, le compositeur enfouit deux affects dans l’esprit de l’auditeur : d’une part, le soulagement du retour (wieder kommen) qu’il recouvre d’un voile paisible ; d’autre part, le sentiment d’allégresse qui surgit de la boucle des répétitions (mit Jauchzen). Par divers effets musicaux, le second passage fait apparaître l’image d’une bénédiction divine. Un geste reproduit à trois reprises : d’abord par les dessus, puis par les dessous, enfin par le tutti. Représentant manifestement la Trinité qui, sur une ligne mélodique descendante, répand la béatitude sur toutes les têtes. Ensuite, sur un rythme de gigue, la joie et l’allégresse se saisissent des âmes. La joie surtout (Freude) que l’écriture contrapunctique met en valeur par le jeu des superpositions. Cette « joie perpétuelle » que Luther égraine dans divers écrits. Le dernier fragment, le plus figuratif, ébauche un diptyque. D’un côté, le souvenir sombre des douleurs et des gémissements (Schmerzen und Seufzen). Sur un tempo lourd, le chant y gravit l’échelle chromatique de la souffrance. De l’autre, un hymne à la foi. Un rythme jubilatoire fait vibrer les âmes à la perspective de « la joie, bonheur et salut pour le temps et pour l’éternité » (Le Grand Catéchisme de Luther, I, Quatrième commandement).

Troisième mouvement : Herr, lehre doch mich (Eternel, donne-moi à connaître)
Comme le précédent, ce mouvement chemine de l’ombre du péché à la lumière de la foi. D’abord, l’anxiété imprègne le chant du baryton. Déclinant quatre versets du Psaume 39/38, celui-ci s’inquiète de la fragilité de son existence (versets 5-6) puis prend conscience de la vanité d’une vie consacrée à amasser des biens (versets 7-8). Enfin, électrisant un verset du Livre de la Sagesse (III,1), le chœur s’empresse de rassurer en déclenchant une fugue enthousiaste.

En regard, les concepteurs du programme retiennent trois coupons baroques. Wolfgang Carl Briegel (1626-1712) prend appui sur le cinquième et sixième verset du Psaume. Andreas Hammerschmidt (1611 ?-1675) poursuit en se concentrant sur les deux versets suivants. Enfin, Heinrich Schwemmer (1621-1696) médite sur l’attente du salut en combinant l’extrait du Livre de la Sagesse avec un verset du Livre de Daniel (12,3).


Wolfgang Carl Briegel d’après le portrait peint par Johann Henrich Leuchter et gravé en 1691 par Elias Nessenthaler (1664 ?-1714)

Wolfgang Carl Briegel, un oublié de l’histoire de la musique ? Dans ce cas, sa relégation daterait même de son vivant, comme le raconte son successeur dans les fonctions de Kapellmeister de la cour de Darmstadt, Christoph Graupner (1683-1760). Subjugué par un air de l’opéra Dido, Königin von Carthago (1709) – voir la récente chronique, le landgrave Ernst Ludwig von Hesse-Darmstadt (1667-1739) avait imposé le jeune Graupner comme vice Kapellmeister. Avant de congédier brutalement le maître de musique âgé de 85 ans, le 28 janvier 1711. Aucun salaire ne lui étant plus versé, celui-ci meurt dans la misère.

Pourtant, en 1691, lorsque Elias Nessenthaler (1664-1714) gravait son portrait, Briegel, était adulé. En témoigne la vignette soutenant son buste. Nous proposons la traduction de ce qui ressemble fort à un certificat de civisme : « Voici l’estimé homme dont le cœur et l’âme sont remués par le tendre enthousiasme pour l’art des sons suaves des anges. Sieur Briegel vit constamment en digne fils de Pallas (Pallas étant l’autre nom donné à Athéna, protectrice de la cité d’Athènes ; la formule pourrait alors s’appliquer ici à « la cité » de Darmstadt). Par son travail, ce prix lui revient de droit ». De fait, Briegel est un compositeur prolifique et éclectique. Il a écrit pour le théâtre, les banquets et les salons. Mais c’est dans le domaine de la musique sacrée qu’il se distingue. D’ailleurs, pour Jean-Luc Gester (Université de Metz), il est « le compositeur de cantates le plus joué à la fin du XVIIème siècle ; il n’est pas de cour, pas de paroisse de quelque importance, qui n’ait possédé plusieurs volumes de ses œuvres ». Au demeurant, dans le temps long de l’histoire de la musique, ses 9 cycles complets de cantates se situent « à la croisée de la musique encore savante et italianisante des Kappellmeister allemands et de celle, volontiers édifiante et pédagogique, de la cantate luthérienne naissante ». D’évidence, un maillon important entre Heinrich Schütz et Johann Sebastian Bach.

Lionel Meunier a prélevé le motet Ach Herr, lehre doch mich (Oh Seigneur, enseigne-moi donc) dans le recueil contenant Zwölff Madrigalische Trost Gesänge (Douze chants de consolation composés à la manière d’un madrigal). Briegel l’avait offert, en 1671, à Ernst Ier de Saxe-Gotha (1605-1675) au service duquel il était attaché, depuis 1650, pour assurer l’éducation musicale des enfants du duc. Or, en 1657, ils sont tous victimes d’une épidémie de variole. A l’exception de la fille aînée, Elisabeth Dorothea (1640-1709). En 1666, celle-ci épouse Louis VI de Hesse-Darmstadt et demande à Briegel de la rejoindre. Durant près de quatre ans, Ernst Ier refuse. En 1670, il finit par accepter. Pour exprimer sa gratitude, Briegel lui dédie son recueil de chants de consolation.

Parmi ces douze chants, Ach Herr, lehre doch mich concentre toutes les caractéristiques du style de Briegel tels que Arrey von Dommer (1828-1905) les a identifiées dans son article paru dans le troisième tome de l’Allgemeine Deutsche Biographie (1876) : l’attachement au sens du texte (sinnvolle Erfassung und Ausgestaltung der Texte) ; la sensibilité de son écriture mélodique (Innigkeit, Wärme und Fülle) ; l’habileté de sa composition (geschickter Factur) ; la vivacité de son développement (lebhaftigkeit der Darstellung). Qualités qui, de fait, font écho à la facture madrigalesque.

Par un seul mot, le dernier du texte mis en musique, Briegel indique probablement la vocation de sa composition. Ce terme, Sela ou Selah, est utilisé dans plusieurs Psaumes. Mais il n’est qu’exceptionnellement mis en musique. Au demeurant, son sens exact échappe aux exégètes. Il ne peut s’agir ici d’une instruction donnée aux musiciens appelés à exécuter une parenthèse musicale. De toute évidence, il invite à une pause. Une pause pour méditer ce qui vient d’être chanté. Car la musique de Briegel n’est pas seulement une musique à écouter. Elle est surtout une musique pour aider à penser. C’est d’ailleurs dans cet esprit qu’il avait confectionné son recueil, explique Gregory S. Johnston dans la notice de présentation de l’enregistrement de ces douze chants par l’Ensemble Polyharmonique (CPO, 2022) : « Briegel n’a pas voulu que ce recueil de douze chants funèbres soit un cycle à interpréter du début à la fin. La collection se compose plutôt de 10 lectures individuelles réconfortantes, compagnons ou aides à la réflexion mentale ou spirituelle ».

Exactement comme dans le « madrigal » de Tobias Michael, le premier verset est exposé à trois reprises. Par les voix du dessus (SSA). Puis par celles du dessous (TTB). Enfin, par le tutti. Nous y voyons un hommage adressé à la Trinité, pièce centrale de la doctrine luthérienne : « Que le Père, le Fils et le Saint-Esprit, trois personnes distinctes en une seule essence et nature divine… » (Articles de Smalkalde,1533). Trois reprises. Mais également trois invocations successives dès les six premières mesures. Invocations révérencieuses énoncées sur un mode quasi homophonique. Elles sont suivies d’une prière dans laquelle chaque ligne mélodique reprend son indépendance afin de figurer la singularité de chaque demandeur : lehre doch mich (enseigne-moi). Une demande précisée ensuite dans un stile concitato (style agité). Agitation exprimant l’inquiétude qui saisit quiconque s’interroge sur le terme fixé à sa vie (mein Leben ein Ziel hat). Avec cependant une accélération homophonique pour souligner son caractère inéluctable (und ich davon muss). Si la seconde reprise est enrichie de quelques variations, la troisième déploie un condensé des styles anciens et modernes. Celui du premier baroque porté par un cantus firmus (échantillon d’un air de choral) à la basse et au continuo. Tel autre évoquant la fluidité de l’écriture palestrinienne. Sans oublier ce court segment marqué du sceau de la polychoralité vénitienne. Ce passage en particulier nous fait éprouver un plaisir esthétique, tant les voix de lumière (Vox Luminis) pétrissent cette pâte généreuse avec une extrême délicatesse.

La seconde partie s’ouvre sur un Siehe (Regarde) dont l’homophonie résonne comme un appel général à l’attention. Car, en fragmentant le second verset, le compositeur entend délivrer trois préceptes. Le premier a trait à l’échéance d’une vie terrestre. A l’image des destins individuels, les lignes mélodiques se croisent, se dispersent mais pour mieux converger vers un constat éclairé par la superposition des lignes vocales : je suis à une main de toi. La « main » (eine Hand) correspondant ici à une unité de mesure de la longueur et désigne, en l’occurrence, une échéance proche. Le second précepte évalue la valeur d’une vie mesurée à l’aune de Dieu. Sur des lignes hachées par des silences exprimant le vide, par l’insistance des répétitions de nichts (rien), les dessus puis les dessous signifient l’inanité de la vie humaine. Message aussitôt renforcé dans le fragment suivant. Et pour qu’aucun mot n’échappe à son auditoire, Briegel emploie le langage du stile antico palestrinien. Valeurs longues. Continuo colla parte (accompagnement instrumental identique aux voix) pour ne pas distraire l’oreille de l’auditeur. Lignes mélodiques disparates pour figurer l’inconsistance d’une vie aux yeux de Dieu. Avant de généraliser le précepte à toutes les vies humaines dans un tutti homophone. Le troisième précepte condamne l’impudence de ceux qui s’imaginent en sécurité. Sur une ligne fluctuante, les voix se bousculent comme pour les avertir de la fragilité de leur situation. Dans un accord final imposant, le compositeur annonce aux auditeurs que le temps de la musique est révolu. Selah : faites une pause et pensez à tout cela.

Andreas Hammerschmidt anime cette séance de méditation. Son motet taillé en forme de rondeau, Ach wie gar nichts sind alle Menschen (Ah, combien tous les hommes ne sont absolument rien), assène, martèle, scande le second précepte de Briegel. Plus injonctif que son confrère de Darmstadt, l’organiste de Zittau remplit énergiquement cette mission que Joachim Burmeister (1564-1629) confie aux musiciens : « c’est par l’harmonie que les sentences remarquables, profondes et pieuses des textes sacrés… sont expliqués » (Lettre dédicatoire de l’Hypomnematum musicae poeticae, 1599).

Pour élever le degré d’efficacité de sa musique, il quitte l’univers du madrigal (concentré sur les mots du texte) pour entrer dans celui du motet concertant (davantage attentif au message). Son motet est extrait du quatrième recueil de ses Musicalischer Andachten (Méditations musicales) contenant 40 Moteten und Concerten (motets et concertos) écrits pour 5 et jusqu’à 12 voix. A sa parution, en 1646, Hammerschmidt n’avait pas encore acquis l’aura dont il jouira après la Guerre de Trente Ans. Il sera alors considéré comme une personnalité musicale germanique de premier plan. En témoigne un passage de la courte biographie que Johann Gottfried Walther (1684-1748) consacre à Bach (son cousin du côté de sa mère) dans son Musikalisches Lexicon oder musikalische Bibliotek (1732). Il y hiérarchise les compositeurs, situant son cousin, « dans la considération des vivants, après un Hammerschmidt et un Kuhnau », rapporte Alberto Basso dans sa biographie de Bach (Fayard, 1983). Mattheson ne sera pas moins élogieux dans Der vollkommene Capellmeister (1739). Au dixième chapitre de son ouvrage, il déclare en substance : si vous vous intéressez au style des motets, il vous suffit d’étudier ceux qu’Hammerschmidt a composé (§39). Dans l’alinéa suivant, il poursuit son hommage : en ce qui concerne la gloire de Dieu, Hammerschmidt a fait bien plus et que ne pourront faire à l’avenir cent compositeurs d’opéra (Operisten). D’ailleurs, observe-t-il, sa musique est interprétée, aujourd’hui encore, dans toutes les églises paroissiales de Thuringe, de Saxe et des environs (§40).

Tout, dans son concert spirituel, est concertant. Concertant au sens de dialogues et de confrontations (du latin concertare). Une écriture qui active quantité de jeux de contrastes. Ici, Hammerschmidt fait dialoguer le sixième et le septième verset du Psaume 39/38. Deux motifs interagissent. Le premier affiche le thème : les hommes ne sont rien et pourtant ils se croient en sécurité. Le second les décrit. Ils marchent, s’agitent, amassent des biens.

L’esprit concertant s’applique également aux six voix. Particulièrement dans ce long passage inspiré de la musique responsoriale durant lequel l’alto dialogue avec le chœur. Retenons bien cette image extraordinairement suggestive. Un homme seul (l’alto) clame son néant face à une masse chorale qui en généralise la portée au genre humain. Dans ces passages, nous sommes particulièrement touchés par l’éloquence de Jan Kullmann, saisissant d’émotion.

Ce qui distingue ce concert spirituel de bien des motets de son temps est le caractère répétitif, insistant, pressant, opiniâtre et sans équivoque de la dénonciation de la vanité humaine. Rythmé de scansions, Wie gar nichts (comme absolument rien) flagelle les consciences. Incessamment répété à la manière d’un mantra. Véritable conditionnement mental, tant cette formule s’insinue dans les moindres recoins mélodiques. D’abord, elle coule des soprani jusqu’à la basse. Comme par effet de contagion. Elle est ensuite saisie par deux chœurs (les dessus puis les dessous) qui finissent par l’élargir, dans une quasi-homophonie, à tous les humains (sind alle Menschen). Le pilonnage reprend, cette fois à la façon vénitienne des cori spezzati (ensembles séparés). Une alternance percutante entre l’alto et le tutti. Au demeurant, les trois orgues dont était alors pourvue la Johanneskirche de Zittau (jusqu’à sa destruction en juillet 1757, en pleine guerre de Sept Ans), pouvaient offrir l’opportunité de créer un bel effet de spatialisation. Ce premier mouvement, qui devient refrain, se conclut par un jeu d’écho faisant le constat désabusé de l’inconscience de ceux qui vivent en se croyant en sécurité. Comme Briegel, Hammerschmidt impose maintenant une première pause méditative (Sela). Ensuite, en tissant un contrepoint aérien, un duo de soprani décrit les ombres divagantes évoquées dans la première partie du septième verset tandis que la basse continue à mortifier les consciences en les rappelant continuellement à leur néant (wie gar nichts). Second refrain et nouvelle pause méditative. Cette fois, un duo de ténors dévoile l’accumulation des richesses observée dans la seconde partie du verset tandis que la basse reste dans son rôle de prêcheur persévérant. Cette fois, l’écriture contrapunctique se veut plus expressive. Notamment en incluant, dans une même ligne irrégulière de noires et de croches, l’accaparement des richesses (sammlen) et l’absence de certitude sur leur destination finale (wissen nicht). Dernier refrain et nouvelle pause.


Leichpredigt aux funérailles de Johann Michael Dilherr (1669)

Une pause durant laquelle Heinrich Schwemmer saisit le relais que lui tend Andreas Hammerschmidt. Au sermon véhément de l’organiste de la Johanneskirche de Zittau succède une méditation apaisée sur le sens de la mort, conduite par le Director chori musici de la Sebalduskirche (église Saint-Sébald) de Nuremberg. Car c’est une œuvre de circonstance que nous soumet Schwemmer. Celle qu’il a composée pour les funérailles de Johann Michael Dilherr (1604-1669). Ce prédicateur et rhétoricien tenait alors une place de premier plan à Nuremberg. En atteste la longue liste des titres et charges énumérées dans la partie centrale de la page-titre du livret imprimé après son inhumation (sur cette pratique, voir notre chronique). Il fut également membre de la République des lettres, comme en témoigne la correspondance qu’il entretient avec le médecin et épistolier français, Guy Patin (1601-1672). Dans ce livret, après l’homélie (Christliche Leichpredigt), le rappel de sa biographie (Personalia, Lebens-Lauff) et du catalogue de ses écrits en latin et en allemand (heraussgegebenen Schrifften), sont imprimées les partitions des œuvres interprétées lors des cérémonies. Dont le motet Der Gerechten Seelen (les âmes des justes) … in die Noten gesesst (mis en musique) von Heinrich Schwemmer, Director musici. L’accompagnement instrumental assuré par quatre viola da braccio (littéralement : viole de bras) indique que ce chant a probablement été interprété lors d’un cortège funèbre (Leichenbegängnis). Cortège qui s’étire cependant à l’intérieur de l’église car la basse continue est écrite pour l’orgue.

La voix est le domaine d’expertise pédagogique de Heinrich Schwemmer. Durant des décennies, il enseigne son art aux élèves de l’école Saint-Sébald, une enclave luthérienne dans une ville majoritairement catholique. Sa maîtrise du stile concertato (plusieurs groupes vocaux se partageant la mélodie) trouve un terrain d’application dans ce texte de circonstance taillé à la mesure de la personnalité du défunt.

Le concerto est ouvert par une Sonata. Cette pièce instrumentale décrit, par les lignes, par les rythmes et les sons, le parcours que va emprunter le défunt. D’abord, l’inhumation (tonalité sombre, lignes brisées et descendantes, quelques dissonances). Rite que la page-titre du livret décrit en ces termes : auf dem Gottes-Acker… in sein Ruhkämmerlein beigesetzet (inhumé sur les arpents de Dieu dans sa chambrette de repos). Notons que cette formulation décline exactement le lexique luthérien. Ensuite, dans une progression chromatique ascendante, l’âme rejoint le lieu de son repos éternel (tonalités plus lumineuses, lignes ascendantes ornementées).

Le message principal est énoncé d’emblée : les âmes des justes sont dans la main de Dieu. Dans les cérémonies funéraires d’alors, ce verset du Livre de la Sagesse (3,1) est couramment sollicité. Ainsi, Heinrich Reuss-Gera l’avait-il fait inscrire au programme de ses propres funérailles (Heinrich Schütz – Musikalische Exequien - 1635). Des soprani au ténor, cette formule rebondit de pupitre en pupitre. Drapée dans un contrepoint imitatif dont le tissage simple facilite la compréhension du texte et dont l’élégance harmonique suscite le désir d’apprendre. Une ritournelle isole ensuite l’intervention de la basse. Comme si la vox Christi entendait confirmer leur déclaration. Aussitôt, les voix du dessus, voix célestes, relaient l’approbation divine. Auxquelles le tutti répond en enveloppant les justes dans une riche polyphonie. De même, à l’appel de l’alto et d’un ténor, le tutti se réjouit qu’aucun tourment n’ait de prise sur eux. Enfin, les cordes se hissent à la hauteur des voix pour conclure en toute indépendance. Reprenant à leur compte la séquence vocale tout en laissant aux auditeurs le soin d’en réciter les paroles.

Le texte du second mouvement s’intéresse clairement au parcours du défunt. En effet, Dilherr ayant exercé les fonctions de direction dans plusieurs établissements d’enseignement (Gymnasii und anderer Schulen Directoris), le choix se porte sur un verset du Livre de Daniel (12,3). Le prophète y loue ceux qui enseignent, les comparant aux étoiles qui brillent dans le ciel. Schwemmer conjugue ici madrigalisme et esthétisme. Madrigalisme lorsque la basse et les ténors saluent gravement les enseignants (die Lehrer) tandis que les voix du dessus font scintiller ardemment le ciel. Esthétisme dans l’inversion de la distribution vocale. Le chœur décline ensuite la seconde partie du verset. D’abord, dans un passage homophone, il place les pédagogues au rang des justes. Puis, dans un style polychoral, fait briller les étoiles. Ce mouvement, riche en images et en couleurs, s’entend comme un hommage personnel rendu au défunt autant qu’une célébration de la place de l’enseignement dans le prosélytisme luthérien. Luther accordant une importance capitale à l’instruction et à l’éducation des filles et des garçons. Voyez, à ce propos, sa Prédication sur le devoir d’envoyer les enfants à l’école (1530).

Avec les quatre dernières parties, nous quittons l’univers des Ecritures pour entrer dans celui de la poésie. Une poésie au service d’un dernier adieu. Oraison funèbre en forme de prière de recommandation de l’âme du défunt à Dieu. La basse, d’abord, lui trace le chemin du ciel par une ligne chromatique indiquant les degrés qu’il va gravir. L’alto salue le prédicateur de l’église Saint-Sébald qui, durant son magistère, a montré la justice a beaucoup d’hommes et qui verra maintenant, de ses yeux, ce qu’il avait enseigné sur terre. Il s’en réjouit dans une vocalise radieuse faisant chatoyer Freuden (joies). Le ténor, enfin, rend hommage à ses enseignements et déclare qu’il perçoit désormais le salaire qu’il a mérité.

La péroraison porte, quant à elle, la prière de la communauté. Elle est donc logiquement confiée au chœur. D’abord, dans le style du choral luthérien, celui-ci exprime l’attente patiente du salut. Jusqu’à ce que Schwemmer entrouvre les portes du Paradis. Aussitôt, les voix sont gagnées par l’enthousiasme. Un enthousiasme d’abord nourri par l’espoir d’une échéance proche (bis wir auch gleich). Espoir que se renvoient joyeusement les soprani et les ténors avant qu’il n’enfièvre le tutti. Puis, dans un mouvement expressif par le rythme, les yeux se ferment peu à peu (die Augen selig schliessen). Jusqu’à ce finale en forme d’endormissement bienheureux (selig).

Quatrième mouvement : Wie lieblich sind deine Wohnungen (Que tes demeures sont aimables)
Ecartant les pensées sombres qui ruissellent des mouvements précédents, Brahms prend appui sur les versets 2, 3 et 5 du Psaume 84/83 pour se livrer à une méditation paisible sur la beauté accueillante des demeures de Dieu. Douceur et spiritualité affleurent de sa partition.

Lionel Meunier et Jérôme Lejeune ont trouvé son analogie baroque dans le Cantional oder Gesangbuch Augusburgischer Confession (Livre de chant pour l’église de la Confession d’Augsbourg) que publie Johann Hermann Schein en 1627. Le maître de chapelle de la Thomaskirche y explique sa démarche dans l’épître dédicatoire adressée au maire et aux conseillers de la ville de Leipzig. Voici, en substance, ce qu’il leur écrit : j’ai remarqué que, jusque-là, des livres de chants différents étaient utilisés dans les différents lieux de prières de la ville (von unterschiedenen Orten unterschiedene Gesangbücher). Je propose de les regrouper en un seul volume, d’imprimer les mélodies, d’y ajouter une basse continue ainsi que des indications destinées aux musiciens accompagnateurs. Avec une attention particulière pour les amateurs de musique des deux sexes (Liebhaber und Liebhaberin), il supprime des publications actuelles les parties gênantes et inutiles pour ajouter ce qui peut encourager à la dévotion.

Deux versions de l’intégralité du Psaume 84/83 y sont imprimées à la suite l’une de l’autre. La première, sans mélodie associée, est une traduction poétique en langue allemande réalisée par un ancien élève de la Thomasschuhle de Leipzig : Cornelius Becker (1561-1604). Celui-là même dont Heinrich Schütz mettra en musique, en 1628, la traduction libre des Psaumes de David dans son Becker-Psalter (Le psautier de Becker) SWV 97-256. La seconde version, qualifiée de « Meditation », est signée Schein. Et c’est dans cet esprit qu’il convient de nous laisser imprégner par cette page de laquelle s’exhale une spiritualité apaisante.

La dynamique rythmique des extraits choisis (versets 2 à 4) emprunte la courbe d’une arche. Aux extrémités de ces cinq sections, deux socles contemplatifs. Au sommet, la joie éclatante qu’inspire la présence du Dieu vivant. Dans les deux parties intermédiaires, deux images complémentaires : l’espérance d’une part ; la béatitude, de l’autre.

Du premier mouvement se dégagent des accents mystiques. Murmures célestes que les voix de Luminis transforment en expérience sensorielle pour l’auditeur. Notes affectueusement distendues pour évoquer le caractère enchanteur des demeures divines (Wie lieblich). Tout à la fois révérencieux et envoûtant, cet incipit réunit la terre (les dessous) et les cieux (les dessus) dans une harmonie cosmique magnétique. En pleine guerre de Trente Ans, il se déploie comme un songe, gommant ostensiblement la fonction guerrière du dieu Zebaoth (Dieu des armées). Bien que le texte de la seconde section mette en scène une âme qui soupire et qui se languit, la musique est imprégnée d’une joie lumineuse, retenue mais sensible. Les paroles s’écoulent avec fluidité. Hormis ce madrigalisme poussant un soupir ardent en direction du ciel (verlanget). Au point culminant de ce motet, saisis d’allégresse, le corps et l’âme (mein Leib und Seele) gravissent à vive allure une ligne ascendante pavée de chromatismes. Parvenues au sommet, elles saluent solennellement celui qui a apporté la joie : le Christ Sauveur (dem lebendigen Gott) dont le sacrifice est le fondement de la théologie de Luther. La section suivante est singulière à un double titre. D’abord, son texte est métaphorique. Dans ce passage, l’hirondelle incarne l’âme qui a trouvé sa destination. Ensuite, l’écriture musicale adopte le style madrigalesque. Battement d’ailes des oiseaux. Virevoltes de l’hirondelle. Par le rythme et la trajectoire de la ligne mélodique, Schein brosse un tableau pastoral confondant la demeure de Dieu avec un nid douillet. Dans la péroraison, l’image s’efface pour céder la place à une émotion mystique. Un sentiment de plénitude se dégage de la musique. Comme si elle nous racontait l’alchimie de la rencontre avec Dieu. Ainsi, dans un murmure, cette contemplation extatique laisse entrevoir la demeure divine. Les humains (dessous), les saints et les anges (dessus) finissent par unir leurs voix pour révérer, majestueusement, leur Roi et Dieu (mein König und mein Gott).

Cinquième mouvement : Ihr habt nun Traurigkeit (Vous aussi, maintenant, êtes attristés)
Jérôme Lejeune admet avoir peiné à trouver un écho baroque à ce passage ajouté deux ans après la création de l’opus (en six parties) à Brême, le 10 avril 1868. Sans doute parce qu’il est l’un des plus personnels du compositeur romantique. La soprano soliste y incarnerait la voix d’une défunte. En l’occurrence, la mère de Brahms. Elle lui parle d’outre-tombe pour le réconforter : nous nous reverrons et « je vous consolerai comme une mère console son enfant » (Isaïe, LXVI, 13).

Son choix se porte finalement sur une seconde composition de Johann Hermann Schein. Une musique de deuil (la partition porte le titre Threnus, terme dérivé du grec ancien thrênos/ chant funèbre) conçue à l’occasion des funérailles de la duchesse de Saxe-Weimar, Dorothea-Maria von Anhalt (1574-1617), décédée à la suite d’une chute de cheval, le 18 juillet 1617. Lors de son court séjour à la cour de Weimar en qualité de maître de chapelle (entre mai 1615 et août 1616), Schein avait certainement gagné les faveurs de la veuve de Johann II de Saxe-Weimar (1570-1605). Aussi, bien qu’il exerçât déjà ses fonctions de Cantor und Musicus zu Leipzig, adresse-t-il ses condoléances en musique à la famille de son ancienne protectrice. C’est du moins ce que semble indiquer sa déclaration d’intention rapportée par Grantley McDonald dans la notice accompagnant l’enregistrement de la pièce par l’ensemble InAlto (Ramée, 2015) : zu Erweckung Chrislicher Gedult und zu Bezeigung unterthäniger schüldiger Condolentz (pour susciter l’indulgence chrétienne et en témoignage de condoléances humbles et dues). Une formule qui pourrait sonner comme une demande de pardon pour avoir quitté prématurément la cour de Saxe-Weimar afin de rejoindre un poste plus prestigieux à Leipzig.

Ich will schweigen (Je veux me taire) décline un extrait du Psaume 39/38 (versets 10 à 12) qui se conclut, comme l’a martelé Hammerschmidt, par un retentissant Ach wie gar nichts sind doch alle Menschen (Ah, comme tous les hommes ne sont absolument rien). Sorti de son contexte, une grande noirceur se dégage de ce texte. Pourtant, la musique de Schein le fait miroiter. Car, réinscrit dans l’intégralité du Psaume (que tous les auditeurs connaissaient pour l’avoir médité ou entendu commenter lors des prêches), la perspective s’éclaire. D’abord, parce qu’il appelle à pratiquer l’humilité bienfaisante (« une telle humilité acquiert de la grâce auprès de Dieu » écrit Luther dans ses Articles de Smalkalde, III,3). Mais aussi parce que, comme le Psalmiste, le pécheur s’en remet finalement à Dieu et espère sa clémence.

Schein opère ici la synthèse de deux grammaires : celle du madrigal et celle du choral harmonisé. Du madrigal polyphonique, il conserve essentiellement l’attention à la poésie du texte et l’art de l’animer en musique. En revanche, le choral luthérien l’inspire notamment pour énoncer des principes de nature biblique (ici : la toute-puissance divine et le néant de l’homme devant Dieu).

L’héritage madrigalesque se lit également dans la manière de fragmenter le texte en six parties différentes. Elles-mêmes scindées pour les besoins de la mise en scène du discours. Toutes différentes par le coloris, le rythmes et l’émotion qui s’en dégage.

D’entrée, dans un vibrant bruissement de voix, le pécheur murmure son intention de se taire. Puis, empruntant un mouvement ascendant durant lequel chaque registre vocal gravit successivement un degré chromatique vers Dieu, il fait taire sa bouche pour laisser parler son âme. Enfin, les deux séquences se superposent. Simultanément, les dessus (SSA) parlent le langage de l’âme (und meinen Mund nicht aufrun) tandis que les dessous (TTB) réduisent la bouche au silence (ich will schweigen). Dans une quasi-homophonie, avec la solennité d’un choral luthérien, le chœur déclame maintenant sa foi en la toute-puissance divine : Seigneur, tu le feras (Herr, du wirst’s machen). Le troisième mouvement dresse le tableau des émotions ressenties par le pécheur face au Dieu justicier. D’abord, l’affolement attisé par un stile concitato, agité par une rafale de croches et de notes répétées. Puis l’effroi suscité par la crainte de la sanction. Enchaînant les répétitions, Schein représente la crainte obsessionnelle du fléau divin (von der Strafe). Enfin, l’attente du coup fatal lorsque la main de Dieu (deiner Hand) s’abat sur une ligne soudainement descendante. Dans le verset suivant, Schein fragmente à nouveau le texte au plus petit dénominateur. Polyphonie et polychoralité teinteront chacun de ces éclats d’un coloris singulier. Par des chromatismes que froissent deux lignes chorales distinctes, il commence par dramatiser l’intention divine d’infliger une punition (Wenn du einen züchtigest/ Si tu châties quelqu’un). Puis, dans une séquence homorythmique réunissant les deux ensembles, il s’accorde sur la nature de l’infraction (um der Sünde will/ pour ses péchés). Ensuite, sur un mode strictement polychoral (les dessus répondent aux dessous), le pécheur signale à Dieu les effets délétères de son projet sur la beauté dont il est le créateur (so wird seine Schöne verzehrt/ et sa beauté est détruite). Enfin, pour en illustrer les conséquences, dans un madrigalisme du plus bel effet, il reconstitue en musique l’action dévastatrice et irritante de la maladie parasitaire provoquée par la teigne (wie von Motten/ comme par la teigne).

La péroraison s’adresse directement aux vivants. Sur un ton empreint d’une grande solennité, le tutti les appelle d’abord à l’humilité. Leur rappelant qu’ils ne sont rien sans Dieu : wie gar nichts sin alle Menschen. Il les invite enfin à la méditation par un Selah dont les répétitions tintent avant de s’éteindre dans la contemplation. Peut-être est-il lui-même absorbé par le souvenir de la princesse disparue ?

Sixième mouvement : Denn wir haben hier keine bleibende Stadt (Car nous n’avons ici aucune cité durable)
Ce récit s’apprécie comme un oratorio de poche. Dans un univers sombre, les âmes frémissantes errent à la recherche de leur dernière demeure. Un baryton les réconforte : bientôt les trompettes sonneront et les morts ressusciteront. Aussitôt s’engage une magistrale bataille. Bataille qui s’achève par une retentissante victoire de la vie sur la mort. Der Tod ist verschlungen in den Sieg (La mort a été engloutie dans la victoire), exulte le chœur.

Sur ce thème, et plus précisément sur ce texte, le gisement baroque est abondant. Mais c’est l’un des compositeurs fétiches de Lionel Meunier (voyez notamment le CD Concerts spirituels et madrigaux, Ricercar, 2019) qui donnera la réplique à ce sixième mouvement. Entendez, Andreas Harmmerschmidt. Après bien d’autres de ses confrères, comme le théoricien francfortois Johann Andreas Herbst (1588-1666) ou l’organiste hambourgeois Matthias Weckmann (1616-1674), il met en musique ce bulletin de victoire affiché dans la première Epître aux Corinthiens (15,54-57). Sa composition jubilatoire, constellée de cris de triomphe (Victoria) et d’acclamations joyeuses (Alleluia) est publiée en 1646 dans le quatrième tome de ses Musicalische Andachten. La pièce a probablement été taillée pour les célébrations de Pâques. En tout état de cause, elle sonne comme un grandiose Te Deum.

Le souvenir d’une autre victoire, personnelle cette fois, a-t-il orienté Hammerschmidt vers ce texte de l’apôtre Paul ? Même si le rapprochement dont il va être question n’est que pure conjecture, rien n’interdit de penser que la saveur de cette victoire a pu galvaniser son énergie créatrice. Racontons. En 1635, Michael Dehn ( ?-1656) exerce les fonctions d’organiste de la ville saxonne de Döbeln. Or, natif de Freiberg, il aspire à un retour au pays et se porte candidat à la succession de l’organiste titulaire de la Petrikirche zu Freiberg (l’église Saint Pierre à Freiberg), Christoph Schreiber (1605-1639). Ce dernier soutient et encourage l’enfant du pays. Or, le bohémien Hammerschmidt, alors organiste en second au château de Weesenstein (près de Doha, en Saxe) fait également acte de candidature. Est-ce pour prouver ses capacités que Dehn publie, à Freiberg précisément, son concert spirituel intitulé Der Tod ist verschlungen ? Rien n’y fit car, si Dehn était théoriquement le mieux placé, c’est sur le nom de Hammerschmidt que se porte la majorité des suffrages de la municipalité de Freiberg. Pourtant, Dehn ne se résigne pas. La situation se crispe. Quelques mois plus tard, Hammerschmidt finit par être titularisé. Il composera son propre chant sacré sur le même texte. Une nouvelle fois, entendait-il affirmer sa supériorité sur son ancien concurrent ?

Avant même d’en entendre les premières notes, le caractère festif de cette pièce se lit dans la distribution vocale et instrumentale. Huit voix réparties en deux chœurs à la manière vénitienne : un coro favorito regroupant les solistes et une capella pour donner de la puissance à certains passages. Aux parties vocales s’ajoutent deux violons (pour les chapelles aux moyens modestes) pouvant être renforcés ad placitum (à volonté) par d’autres instruments (notamment des trombones, absents de cet enregistrement). Enfin, le continuus est assuré ici par un orgue que Bart Jacobs fait sonner en majesté.

La pièce est ouverte par une Symphonia à 3. Tandis que le continuo murmure une mélodie de choral sur le mode d’un cantus firmus (mélodie de base), les deux violons en ornent les notes longues avec des guirlandes de croches. Leurs sons peignent une atmosphère. Celle du matin du jour de la Résurrection.

Excellent musicien, Hammerschmidt fait ici la démonstration de son habileté pédagogique en confectionnant un diptyque. D’une part, l’anéantissement de la mort ; d’autre part, l’acclamation de son triomphateur. A chacune de ces images, sa tonalité.

D’emblée, et à trois reprises, il proclame le naufrage du vaincu. Sa catéchèse franchit trois étapes. Au terme de la première, l’auditeur devra s’être imprégné du texte. Pour atteindre son but, le compositeur emploie ce que nous nommons « la méthode analytique ». Il fragmente la phrase en deux segments distincts. D’abord, en alternance, les dessus (SA) suivis des dessous (TB) énoncent la première partie. La plus importante à ce stade, car elle fait le constat de l’écrasement de la mort. Puis, à l’unisson, les voix reconstituent la phrase entière, prenant acte de la victoire (den Sieg). En réponse, la capella exulte, triomphe (Victoria) et explose de joie (Alleluia). Dans un second temps, ce même texte est mis en image. Une image animée par une écriture contrapunctique mouvementée. Elle décrit une scène de combat. Entrée par la basse, la mort se propage, par un procédé en imitation, jusqu’au soprano. Puis les lignes vocales s’entremêlent dans un corps à corps qui s’achève par l’annonce de la victoire. Nouvelle explosion de bonheur amplifiée par la capella. Pour conclure son enseignement, Hammerschmidt choisit une forme d’unisson. Comme pour imprimer définitivement le message dans la mémoire de l’auditeur et l’inviter à se joindre (mentalement ou vocalement) à l’Alleluia solennel concluant cette première partie.

Dans un mouvement de transition, le coro favorito ironise à trois reprises. Esquissant, en quelque sorte, une image inversée du reniement de Pierre lors de la Passion du Christ. Tod, wo ist dein Stachel ? Helle, wo ist dein Sieg ? (Mort, où est donc ton aiguillon ? Enfer, où est donc ta victoire ?). L’homorythmie exprime la hardiesse tandis que la capella se confond en remerciements. Sur le rythme trépidant d’une danse, elle rend grâce à Dieu : Gott Sey Danck, der uns den Sieg gibt (Dieu soit remercié pour nous avoir donné la victoire).

Imperceptiblement, un troisième mouvement se dessine. D’abord, gagnée par l’enthousiasme, la capella rejoint le chœur des solistes pour proclamer le texte d’ouverture. Puis elle retourne à ses fonctions pour crier victoire (Victoria) tandis que les solistes raillent, à nouveau, la mort et l’enfer. Solistes qui, maintenant, se tournent vers le vainqueur et finissent par le nommer, sur un ton révérencieux : Herren Jesum Christum. Mettant à l’honneur la théologie de la croix dans une explosion d’allégresse surgie d’un tutti des plus démonstratif. Tous les éclats du style vénitien se déversent à profusion dans ce chant d’action de grâce : polyphonie, polychoralité et orgues éblouissants. Pour se conclure dans un Alleluia ample et euphorisant.

Septième mouvement : Selig sind die Toten (Bienheureux sont les morts)
Sur le ton apaisant du premier mouvement, Brahms plonge son ouvrage dans un dernier bain mystique. Epanchements de tendresse à l’égard des défunts. Contemplation lumineuse de la destination qui leur est promise. En tout état de cause, une nouvelle ligne inscrite au tableau des Béatitudes de l’évangile selon Matthieu : Heureux sont les défunts.

En 1635, dans des circonstances particulières, un modeste assistant à l’école de la cathédrale de Königsberg avait, lui aussi, envié le sort des disparus : O wie selig send ihr doch ihr Frommen (O, combien êtes-vous bienheureux, vous les pieux). Le 9 mai 1635, meurt le bourgmestre de l’Altstadt de Königsberg (aujourd’hui Kaliningrad), Hiob Lepner ( ?- 1635). Dans un article consacré au poète Simon Dach (1605-1659), paru dans l’Ostpreussenblatt (25 juillet 1952), le musicologue Joseph Müller-Blattau qualifie l’édile « d’amateur et promoteur incomparable de l’aimable art musical ». Le jeune poète avait composé une méditation en six strophes chantées sur la tombe de l’édile par la maîtrise de la cathédrale. Il y compare la pénibilité de la vie terrestre à la plénitude de l’éternité céleste. Son poème est publié à Dantzig sous le titre de Musikalisches Ehrengedächtniss (littéralement : souvenir musical pour honorer…) avec une mélodie de Johann Stobäus (1580-1646), chantre de la cathédrale de Königsberg et maître de chapelle. Si ce titre est purement honorifique (la cour princière étant installée à Berlin), ce musicien s’est pourtant fait un nom dans l’univers des compositeurs. En témoigne le chant de noce que lui adresse, depuis Amsterdam, Jan Pieterszoon Schweelinck (1562-1621) à l’occasion de son troisième mariage.


Texte complet (6 strophes) de Simon Dach sur une mélodie de Johann Crüger in Praxis pietatis melica (1647)

Le texte de Simon Dach remporte vraisemblablement un grand succès. En 1647, Johann Crüger (1598-1662) l’habille d’une nouvelle mélodie et l’intègre, au chapitre des Sterbelieder, dans son Praxis Pietatis Melica (das ist) Übung der Gottseligkeit in Christlischen und trostreichen Gesängen (c’est-à-dire Pratique de la félicité divine dans les chants chrétiens riches en réconfort). Texte et musique se diffusent largement, tant ils sont en harmonie avec la spiritualité du moment. En atteste l’anecdote suivante. Le théologien et professeur Johann Andreas Hochstetter (1637-1720), prélat de Bebenhausen, près de Tübingen, « convoque en juillet 1719 sa famille pour l’accompagner dans la visite du lieu de sépulture familiale dans l’église, et là, il leur a indiqué son lieu de repos, leur a parlé de la vie éternelle et a terminé en leur demandant de chanter cet hymne » (voir le site Hymnary.org à l’article : Simon Dach).

L’ont-ils chanté sur la mélodie transfigurée par Johann Philipp Frötsch (1652-1732) ? Jusqu’en 1689, date à laquelle Frötsch abandonne la musique pour se consacrer exclusivement à la médecine à la cour du Schleswig-Holstein-Gottorf, son activité de compositeur avait été prolifique. Concerts spirituels. Pièces instrumentales. Mais également douze opéras (tous perdus, à l’exception de quelques arias) dont il compose le livret et la musique pour être représentés à l’Oper am Gänsemarkt. L’Opéra de Hambourg, inauguré le 2 janvier 1678, dont il sera l’un des tous premiers compositeurs attitrés.

Son expérience opératique l’a peut-être guidé lorsqu’il travaille à la partition de Selig sind die Toten. En effet, éminemment attentif à la logique narrative, il articule deux textes de nature et de vocation différentes : un texte biblique, porteur du sens (Apocalypse, 14,13), qui encadre un texte poétique (celui de Simon Dach) habité par l’émotion. Ces deux parties bien distinctes adoptent deux styles de musique : une riche polyphonie pour l’un ; une forme en rondeau pour le second.

Le verset de l’Apocalypse est découpé en cinq fragments. Pour l’essentiel, chacun d’eux pose un principe que le compositeur développe et commente en musique. Le premier, entonné par un tutti à l’unisson, est émerveillé par la béatitude des défunts qui ont rejoint cet « espace immense et une félicité infinie » qu’évoque Luther dans son Sermon sur la préparation à la mort. Notes délicatement étirées et répétitions les décrivent en état de grâce (Selig), en état d’apesanteur. Les solistes évoquent ensuite les derniers instants du mourant qui, suivant les recommandations de Luther, s’est « tourné vers Dieu seul ». Car, sous-entend ce passage polyphonique, seuls seront bienheureux ceux qui se conforment à ces ars moriendi (l’art de bien mourir) qui garnissent alors les rayons des librairies. Cet ultime dialogue mystique de son existence terrestre est représenté en musique par les effets d’échos que se renvoient les dessous (la vie terrestre) et les dessus (la destination céleste). Le tutti réunit maintenant ces deux membres de la phrase à laquelle il ajoute un codicille : von nun an (dès à présent). Soulignant ainsi l’immédiateté de l’application de cette condition. Sans transition, mais sur un ton empreint d’une certaine solennité, le tutti annonce la prise de parole de l’Esprit Saint. Il va délivrer deux messages distincts, séparés par une ritournelle instrumentale. Afin d’en faciliter la réception, Frötsch use de madrigalismes. Ainsi, par un rythme solidement étreint, il figure, en valeurs longues, le repos (dass sie ruhen) mérité après le travail (Arbeit). De même, de longs mélismes décrivent le chapelet des œuvres qui suivront (folgen) le défunt jusqu’au jour de son Jugement.

Les Ecritures ont parlé. Place aux émotions. Elles s’épanouissent dans les six strophes du poème de Simon Dach. La structure générale correspond à celle d’un rondeau. Sur une ligne mélodique constante initiée par les cordes, une strophe est récitée en musique par cinq solistes successifs tandis que le refrain est exclusivement chanté par les instruments. Dans les deux premières strophes, les soprani se plaignent du caractère misérable de l’existence terrestre. Si Viola Blache nous empoigne, Erika Tandiono nous bouleverse. Les deux strophes suivantes sont confiées successivement à l’alto et au ténor. Ils décrivent la sérénité de la vie dans l’au-delà. Le timbre cristallin de Alexander Chance et de Raphael Höhn nous ouvre les portes de cet univers dans lequel les âmes pieuses vivent un bonheur limpide. La basse, enfin, s’adresse aux vivants. D’une voix veloutée, Sebastian Myrus les interroge : n’enviez-vous pas les bienheureux ? Le tutti lui répond. Malheureusement, le texte ne figure pas dans la notice accompagnant le CD. Il s’adresse au Christ, l’appelant à le conduire dès que possible dans l’univers ensoleillé de l’au-delà. Puis, dans un chœur entrecoupé d’échanges solistes, la première partie est réexposée. Comme pour rappeler le sens à donner à la poésie.

Postlude
Le Requiem de Brahms s’est tu dans un murmure. Pour autant, les concepteurs du programme de l’enregistrement laissent le dernier mot à Andreas Hammerschmidt. Ils prélèvent, toujours dans le quatrième volume de ses Musicalische Andachten (1646), une pièce que chanterait un mourant, fixant son regard sur le lieu d’où lui viendra le salut.

Le Psaume 121/120 Ich hebe meine Augen auf zu Bergen (Je lève mes yeux vers les montagnes) est un chant de pèlerinage. Ein Wallfartslied, précise Luther dans sa traduction du Psaume. Or, lors des pèlerinages, particulièrement durant les processions, l’on chantait des répons. Est-ce en référence à ces pratiques que Hammerschmidt façonne, à la manière d’un concerto, les huit versets du Psaume ? Une structure construite sur le principe de l’alternance d’une voce sola (un ténor) avec une capella à 5 parties. Cette partition est bien plus élaborée que celle qu’il avait publiée, en 1638, dans le premier volume de ses Musicalische Andachten. Elle ne mobilisait alors que trois voix (2T, B).

Si les répons ont pu l’inspirer, il gomme ici leur aspect lancinant en variant constamment son style d’écriture. C’est pourquoi, ce concerto nous semble emblématique de son génie créatif tel que le caractérisait déjà son ami, le recteur de l’école de Zittau, Christian Keimann (1607-1662). Dans le poème dédicatoire qu’il glisse en tête du quatrième volume des geistlicher Moteten und Concerten, celui-ci rend hommage à cet ouvrage qui « honore le Très-Haut, apporte de la joie aux âmes, ranime, console, enseigne (weil es den Höchsten ehret, der Seelen Freude bringt, erquicket, tröstet, lehret). Divertir en édifiant. Edifier en divertissant. Quel que soit l’ordre des mots, Hammerschmidt exerce ici ces deux fonctions avec le concours d’un ensemble vocal animé d’une généreuse ferveur.

Sur une mélodie évoquant celle d’un choral, une symphonia pose le contexte. Un contexte dont la tonalité mineure diffuse une atmosphère maussade. Le rythme est pesant. Criblée de quelques altérations et brisée par des silences, la prosodie exprime l’incertitude. Manifestement, un pèlerin cherche son chemin. Le mouvement ascendant de la ligne mélodique indique que c’est dans les hauteurs qu’il trouvera la réponse.

Les quatre premiers versets se conforment strictement au principe d’alternance entre le ténor et le chœur. Si le langage du soliste est généralement fleuri, le chœur se prononce avec davantage de solennité. Manifestement, Hammerschmidt entend charmer l’âme. Jacob Lawrence le fait d’ailleurs à merveille, par sa diction sans écarts et ses phrasés ciselés. Pourtant, l’art affirme ici son caractère indissociable de l’enseignement de la doctrine. Notamment par la puissance de la répétition. De ce point de vue, le traitement musical du premier verset est exemplaire. Pour donner de la joie à l’âme, le compositeur recourt au mélisme. Figurant ainsi le mouvement des yeux qui se lèvent (hebe) vers les sommets. En revanche, il enchaîne aussitôt les répétitions pour concentrer l’attention de ses auditeurs sur la nécessité de solliciter de l’aide (von welchen mir Hülffe). Sans préciser, à ce stade, l’origine de l’intervention secourable. Car, toujours sur le mode de l’apprentissage par répétition, c’est au chœur qu’il revient de la désigner : meine Hülffe kömmet vom Herren (mon secours me vient du Seigneur). Magnifiant, dans ce mouvement en imitation porté par une énergie ascendante, l’enseignement de Luther à propos du second article de son Credo : la foi en Christ « dont dépend tout notre salut et notre félicité » (Le Grand catéchisme, II, deuxième partie). Le procédé est reconduit pour les deux versets suivants. Particulièrement dans la partie soliste insistant pour que celui qui protège ne dorme pas (der dich behütet schläft nicht). Le chœur, cette fois, change de registre. Il emprunte à l’écriture madrigalesque sa manière très suggestive d’évoquer deux états : le sommeil (schläft), par une forme d’unisson assoupi ; la veille, par une succession de notes inégales.

Pour les quatre versets suivants, l’alternance prend davantage la forme d’un dialogue. D’un dialogue sans cesse renouvelé. Mais sans jamais renoncer à la récurrence des phrases clés. Ainsi, dans le cinquième verset, la capella précise et commente le propos du ténor. Le Seigneur veille sur toi, assure le soliste ; il est l’ombre qui protège de sa main, objective le tutti en figurant la silhouette et son ombre dans un passage en imitation (entrées successives des voix regroupées en deux ensembles). Comme pour acquiescer, le ténor reformule le texte de la capella. Puis le prolonge d’une explication pratique délicatement expressive : la protection contre les effets du soleil suit une courbe ascendante tandis qu’elle est descendante à l’évocation de la lune (le psalmiste fait allusion à l’humidité nocturne). Le septième verset en appelle à la protection du pèlerin. Cette fois, c’est la capella qui ouvre la séquence. Elle assure que le Seigneur le protégera de tout mal. Dans un jeu d’écho, le ténor le prie de veiller également sur son âme. Pour l’écriture musicale du dernier verset, Hammerschmidt a manifestement trempé sa plume dans une encre vénitienne. Puissance sonore du tutti. Effets polychoraux. Ornements enrichis par Jacob Lawrence à la manière des volutes traversant le motet Duo Seraphim des Vespro della Beata Vergine de Claudio Monteverdi. Et pourtant, un finale empreint de tendresse qui permet à ce concerto de faire office d’un Sterbelied accompagnant la fin du pèlerinage terrestre, en direction d’une lumière, au bout du chemin.

Né dans un murmure d’Andreas Scharmann, nous voilà étreints par celui d’Andreas Hammerschmidt. De bout en bout, Lionel Meunier nous aura guidé dans un univers de sensations et de spiritualité. Il est vrai que son ensemble, Vox Luminis, excelle dans l’art de transmettre de l’émotion par le son.

En solistes ou en chœur, aux voix ou aux instruments, ses membres nous impressionnent par la justesse et la gravité de leur expression. De leurs interprétations colorées et chaleureuses se dégage une chaleur humaine qui adoucit la rudesse des textes. Particulièrement dans ces chants funèbres toujours auréolés par la lumière de l’espérance en un monde meilleur. Ainsi font-ils éclore quelque chose de plus beau que les mots : une spiritualité tantôt pensive, tantôt exubérante.

C’est pourquoi, ce programme original mérite bien plus qu’une oreille curieuse. Après la singularité du projet, il nous a enthousiasmé à double titre. D’abord, la découverte de ces musiciens que Samuel Glasscock range dans la catégorie des Kleinmeister (Petits maîtres). Inconnus du grand public pour la plupart, ils méritent d’être déclarés méconnus tant Vox Luminis parvient à sublimer leur partition. Ensuite, l’illustration du pouvoir de la musique lorsqu’elle se met au service d’un apostolat. Une musique qui n’est pas simplement faite pour être écoutée. Une musique militante, qui veut agir sur les esprits. Avec finesse et énergie, les artistes de Vox Luminis ont magnifié ces mélodies chargées de sens. Grâce leur soit rendue !



Publié le 04 sept. 2024 par Michel Boesch