Don Quichotte chez la Duchesse - Boismortier

Don Quichotte chez la Duchesse - Boismortier ©Alpha Classic
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La musique comme remède à la mélancolie

C’était il y a 28 ans. Une partition de Joseph Bodin de Boismortier croise le chemin d’un jeune chef, Hervé Niquet, qui venait de créer un nouvel ensemble : Le Concert Spirituel. C’est le coup de foudre. Don Quichotte chez la Duchesse se réveille alors et retrouve l’éclat d’ « un joyau de musique, d’esprit et d’humour » (Hervé Niquet). Ajoutons-y, maintenant, la patte experte du couple Benizio (alias Shirley & Dino) et nous voilà emportés par un flot bouillonnant de musique pétillante et d’humour carnavalesque.

Pourtant, du vivant de Boismortier, ce ballet comique ne semble pas avoir connu un franc succès. Si l’on en croit le Journal de l’Opéra (1743), la pièce a été créée le mardi 12 février 1743 à l’Académie Royale de Musique. Elle complète le programme auquel est également inscrite la reprise de l’opéra de Jean-Joseph Mouret titrée : Les amours de Ragonde ou La veillée au village (1714). Manifestement, cette soirée du 12 février était dédiée au rire car la pièce de Mouret confiait le premier rôle à une vieille paysanne revêche alors que celle de Boismortier racontait les facéties d’un chevalier fantasque. Hormis le jour de sa création, le Journal de l’Opéra ne mentionnera plus Don Quichotte alors que, la même année, la reprise des Indes Galantes (1735) de Rameau y est citée quarante-trois fois ! Mais rien n’interdit de penser que l’œuvre de Boismortier aura connu un meilleur sort dans les deux résidences saisonnières de l’Opéra-Comique, aux Foires de Saint-Germain (printemps) et de Saint Laurent (automne).

Son argument tient en peu de mots. La Duchesse profite du séjour dans son château de Don Quichotte et de son assistant, Sancho Panza, pour se divertir de l’idéalisme crédule de ses invités. Elle s’est lancé un défi : d’ici la fin de son séjour, elle aura pris la place de la Dulciné de Toloso dans le cœur du chevalier. Pour y parvenir, elle s’amuse à emprunter différentes identités : celle d’Altisidore, captive d’un monstre (Acte 1), celle d’une magicienne hantant la grotte de Montésidor (Acte 2), enfin celle de la reine du Japon (Acte 3). Et c’est dans le costume de la souveraine nippone qu’elle finira par couronner Don Quichotte roi du Japon alors que Sancho Panza se voit attribuer, au son du tam-tam, la couronne du Congo.

Le livret est né sous la plume d’un jeune auteur de trente-trois ans, Charles Simon Favart. En 1743, il avait déjà remporté un premier succès avec la production d’un vaudeville, La chercheuse d’Esprit, pièce donnée le 20 février 1741 à la Foire de Saint-Germain. Boismortier et Favart se rencontrent de façon fortuite : le premier vient d’être nommé sous-chef de la Foire Saint-Laurent alors que le second y est engagé comme metteur en scène. Ils décident de s’associer pour donner naissance à Don Quichotte. Dans ce deuxième livret de sa jeune carrière, Favart puise les matériaux dans le second tome du célèbre roman de Cervantès. Il les retravaille ensuite pour les assaisonner au goût du public populaire de la Foire des Saint-Germain qui, a fortiori, se tient lors de la période du carnaval. Aussi le livret est-il truffé de séquences cocasses rappelant parfois les comédies-ballets des « deux Baptistes » (Molière et Lully) : bastonnades, intermèdes pastoraux, jeux de masques, pitreries, satires et autres farces. Ceci pourrait également expliquer la primauté du valet sur son maître dans la distribution des beaux airs, ceux que l’on retient facilement et que le public reprendra ensuite de façon obsessionnelle.

Comme l’indique le disque enregistré par le Concert Spirituel en juin 1996 (Naxos), la durée de la pièce est de l’ordre d’une heure si l’on s’en tient strictement au livret connu de Favart. Or, celle de la représentation gravée sur le DVD a pratiquement doublé. Corinne et Gilles Benizio en expliquent la raison. Selon eux, « les scènes de comédie qui lient le spectacle sont perdues. Il n’y a plus de narration. Le récit est incompréhensible ». Il convenait donc de créer de toutes pièces le texte dramatique donnant sa cohérence au récit d’ensemble. Le nouveau livret « Favart-Benizio » va cependant au-delà d’un simple ajustement, notamment sur trois plans qui ne correspondent pas forcément aux intentions des premiers auteurs. D’abord, la représentation devient un spectacle à part entière quand elle ne constituait, au départ, qu’un complément de programme (sauf peut-être sur les tréteaux des Foires). Ensuite, le Duc devient l’un des personnages principaux de la pièce alors que le Mercure de France (avril 1743) ne mentionne jamais son apparition sur scène. Enfin, quelques digressions comiques nous font enjamber trois siècles de musique en glissant dans la partition d’origine de courtes séquences contemporaines :musique de cirque, jazz, cucaracha et jusqu’à la musique atonale pour produire le bruitage accompagnant la descente de Don Quichotte dans la grotte de Montesinos.

Des esprits chagrins peuvent s’offusquer de ces changements. En effet, pourquoi ne pas avoir réveillé également les Amours de Ragonde pour reformer le spectacle d’origine dans lequel ces deux pièces étaient si joliment assorties ? Certes, cela n’aurait pas manqué d’intérêt, a fortiori sur la scène du temple de l’opéra baroque. Mais le trio « Niquet-Benizio » n’avait nulle intention de procéder à une reconstitution historique. Leur association visait à divertir. Et ils y ont réussi car, s’ils modifient quelque peu la forme de la pièce, il nous semble en revanche se conformer parfaitement à l‘esprit des auteurs. Ceux-ci comptaient allier la belle musique à un humour exubérant digne d’une période de carnaval. La musique de Boismortier nous entraîne alors dans un tourbillon sonore. Elle joue sur une large palette de styles musicaux et mélange tous les genres appréciés par le public de l’époque : les danses ponctuent la pièce et les chœurs participent à l’action ; des mélodies savantes succèdent aux airs populaires ; la pièce s’ouvre sur un air de chasse et se clôt par une romance. Cet assemblage de courtes séquences musicales a pu apparaître comme l’œuvre d’un compositeur pressé. D’ailleurs, des contemporains jaloux du succès de Boismortier l’ont décrit comme un musicien sans profondeur. Voici par exemple le portait au vitriol tracé dans le premier tome de la Correspondance littéraire : « plus abondant que savant, plutôt mauvais que médiocre... (ses ouvrages ne servent) qu’à quelques bourgeois dans les concerts dont ils régalent leurs voisins et leurs compères ». Pourtant, on ne pouvait mieux souligner la volonté de Boismortier de satisfaire son public, celui des salons dans ses œuvres pour instruments (flûte traversière, notamment) ou celui, plus populaire, qui se délecte de ses divertissements de campagne ou se laisse emporter dans une cascade d’amusements comme dans Don Quichotte.

Cette pièce est délibérément placée sous le signe de gaieté. Tous les acteurs y contribuent par une belle conjonction de leurs immenses talents. Hervé Niquet s’amuse visiblement autant que le public lorsqu’il fait irruption dans la salle en armure d’hidalgo, qu’il manie les castagnettes ou qu’il pousse la chansonnette sur les chemins de fer de Saint-Quentin. Comique dans une pièce comique, il n’en dirige pas moins son orchestre avec maestria. Les musiciens, eux aussi, participent au spectacle lorsqu’ils lancent des cris d’oiseaux et de volailles avant le lever du rideau, lorsqu’ils répliquent aux provocations du chef ou qu’ils participent à la partie de cache-cache de l’avant-dernière scène. Mais ils abandonnent soudain leur air badin pour lancer une ouverture enjouée, virevoltante, libérée de tout académisme mais tellement respectueuse de l’esprit du compositeur. Tout au long de la pièce, l’orchestre se signalera par son jeu collectif sans faille lors des symphonies descriptives, dans l’interprétation enlevée d’un air des pâtres, dans la solennité annonçant l’entrée de Merlin ou en apportant une touche martiale au combat contre le géant.

Venons-en aux metteurs en scène. Loin des usages, ils se mettent eux-mêmes en scène. Gilles Benizio incarne admirablement un Duc successivement animateur du jeu et chanteur japonais dans la scène finale. Il enveloppe la pièce de sa présence quasi permanente, lui insuffle une tonalité burlesque et en incarne le fil conducteur. La courte apparition de Corinne Benizio en chanteuse espagnole apporte un moment de détente, certes un peu décalé, juste avant le dénouement de la pièce. Quant à la mise en scène, elle allie simplicité et efficacité.

Les voix prennent également une grande part dans la réussite de cette représentation. Chantal Santon Jeffery confirme ses talents de chanteuse autant que de comédienne. Son timbre clair survole le son des violons sans basse et des flûtes lorsqu’elle s’adresse aux Habitants de ces forêts (1, sc. 3). Ses vocalises flottent dans les aigus lorsqu’elle se demande pourquoi rougir de changer ? (2, sc.3). Et elle atteint le sommet de sa virtuosité dans le splendide finale Vole, amour, vole (3, sc. 5) salué par un public subjugué qui n’a pu retenir ses applaudissements. L’interprétation de Marc Labonnette, campant un Sancho Panza espiègle et gourmand, est remarquable. Sa diction maîtrisée et sa large palette vocale portent des airs populaires entraînants (Je veux rire, je veux boire/Aimer quand le cœur m’en dit, acte 1, sc.4), moralisants (Il faut aimer quand on vous aime, acte 3, sc.3) ou sautillants (Si ma fortune est un peu mince, acte 3, sc.5). Il habite totalement le personnage, en acteur éprouvé. En revanche, notre sympathie est plus difficile à nouer avec François-Nicolas Geslot. Certes, il a le physique de l’emploi mais sa voix un peu retenue contraste avec la forte présence de celle de ses partenaires. Pourtant, il ne manque pas de talents, se montrant émouvant (Lorsqu’on voit, au Printemps, naître les dons de Flore, acte 1, sc. 3) et révélant son adresse lorsqu’il se plaint qu’ avec l’espoir, l’amour s’envole (acte 3, sc. 4). Virgile Ancely déploie une voix de basse claire, puissante et profonde, notamment lorsqu’il invite le chœur à corriger Sancho Panza : qu’il frémisse, gémisse, frappez, frappez fort (acte 2, sc. 6). Qu’il incarne un Merlin farfelu ou un interprète servile, son humour est communicatif. Marie-Pierre Wattiez est tout à fait convaincante dans le rôle de la paysanne offusquée enjoignant la duchesse à respecter le petit peuple au cri de : Tredame, Madame, Point tant de mépris (acte 1, sc. 5). D’une voix claire et fermement tenue, Agathe Boudet glisse peu à peu vers le mode « jazzy » lorsqu’elle constate que de tous les amants du vieux temps/ la constance était de partage (acte 2, sc.5) : ce moment est délicieux. La voix de haute-contre de Charles Barbier explose les aigus en espérant que jamais tes charmes ne causent d’alarmes (acte 2, sc.5). Le chœur, enfin, ponctue l’ensemble de la pièce, tour à tour entraînant (Chantons tous un héros indomptable, acte 1, sc. 4), charmant (Le joli gentil sapajou, joujou, acte 3, sc. 1) ou effrayé (Un ours en furie vient à nous, acte 3, sc.2). Quant aux danseurs, ils agrémentent la pièce de menuets coquins, de tambourins enjoués ou de tableaux évocateurs.

« Sa musique rend heureux » affirme Hervé Niquet en parlant de la musique de Boismortier. Et lorsque les talents d’interprètes de la troupe du Concert Spirituel s’enrichissent des énergies créatives et de l’inventivité d’experts du rire tels que Shirley & Dino, le bonheur se transforme en plaisir. Dans le même temps, les interprètes font œuvre pédagogique en montrant combien, au Siècle des Lumières, le peuple savait s’amuser d’une joie simple mais tellement communicative.

Publié le 10 juin 2016 par Michel BOESCH