Duel. Porpora and Handel in London

Duel. Porpora and Handel in London ©
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Apogée du bel canto baroque

La rivalité existant entre Georg Friedrich Haendel (1685-1759) et Nicola Porpora (1686-1768) entre 1734 et 1737 a enflammé les esprits et est entrée dans la légende au même titre que celle, également célèbre, existant entre Salieri et Mozart entre 1784 et 1791.

Depuis le triomphe de Rinaldo en 1711, Haendel régnait sur l'opéra italien à Londres. Mais du fait de son éloignement des sources vives de ce genre musical, le compositeurs saxon vivait en partie sur des acquis obtenus lors de son séjour en Italie entre 1706 et 1710, handicap largement compensée par son immense génie. Pendant ce temps, l'esthétique ne cessait d'évoluer dans la péninsule notamment à Naples où des compositeurs tels que Leonardo Vinci (1690-1730), Nicola Porpora et bientôt Johann Adolphe Hasse (1699-1783), en s'appuyant sur une nouvelle génération de librettistes dont Pietro Metastasio (1698-1782), mettaient sur pied un style plus moderne (qualifié de nos jours de galant) basé sur des récitatifs accompagnés plus nombreux et plus longs, la prééminence de la mélodie sur le contrepoint, un rôle plus important des instruments à vents et le développement de la virtuosité. Ainsi la venue de Porpora répondait à un désir des élites anglaises d'introduire dans le royaume ces nouveautés excitantes dont on peut aujourd'hui avoir une idée grâce à un bel enregistrement de Germanico in Germania créé à Rome en 1732, peu avant le départ de Porpora pour Londres en 1733 (lire la chronique dans ces colonnes).

Aucun affrontement public, aucun témoignage de disputes entre les deux hommes ne sont connus. Au contraire les faits militent pour l'existence d'une estime mutuelle entre eux. En fait, il s'agissait plus d'une querelle entre maisons d'opéra rivales, la Deuxième académie sise au Théâtre Royal de Covent Garden que dirigeait Haendel et l'Opera of Nobilty au King's Theater de Haymarket où opérait Porpora. En tout état de cause, ces quelques années de coexistence plus ou moins pacifique fut stimulante puisque Haendel donna le jour à deux œuvres de premier plan : Ariodante et Alcina toutes deux datant de 1735 tandis que Porpora produisait une Arianna in Nasso (1733) et un Polifemo (1735) de haute volée et un magnifique oratorio italien : Davide e Bersabea (1734). Ce dernier connut une chute retentissante. Haendel venant de créer avec grand succès un modèle d'oratorio (Athalia, 1733) en langue vernaculaire, il est possible que le public anglais fut dérouté par l'esthétique radicalement différente des oratorios italiens de Porpora, très proches en fait de l'opera seria.

L'air Sta nell'ircana pietrosa tana (Dans sa tanière pierreuse, la tigresse d'Hyrcanie...), tiré d'Alcina HWV 34, ouvre brillamment le CD. Dans cette aria di paragone (comparaison), le librettiste caractérise Alcina par la métaphore d'une tigresse menacée par un chasseur. Cet air d'une constante énergie écrit pour Giovanni Carestini, alto castrato, témoigne éloquemment de la technique vocale impeccable de Giuseppina Bridelli, de son intonation parfaite et de son art de la vocalise. L'air est agrémenté d'une flamboyante partie de cor jouée ici par Serge Desautel et Eric Villevière (cors naturels).

L'ode à Neptune, Nume che reggi 'l mare (Dieu qui gouverne la mer), est tirée d'Arianna in Nasso de Porpora. Ce dramma per musica fut créé à Londres le 29 décembre 1733 avec la participation de Senesino et de Francesca Cuzzoni qui venaient de déserter le camp de Haendel pour rejoindre celui de Porpora. Si le public londonien attendait de grandes nouveautés, il dut être déçu car le compositeur napolitain a suivi à la lettre un modèle d'aria da capo de structure AA1BA'A'1 tout à fait traditionnel. Une magnifique introduction orchestrale sert de prélude et donne l'occasion à l'orchestre du Concert de l'Hostel Dieu sous la direction de Franck-Emmanuel Comte de ravir l'auditeur par sa plénitude sonore et l'harmonie de son phrasé (superbes triolets). L'air qui suit est centré sur la beauté mélodique et le tempo très modéré donne à Giuseppina Bridelli l'occasion de montrer la beauté de sa ligne de chant. Le timbre charnu de sa voix est d'autant plus séducteur qu'elle chante principalement dans le registre medium et grave de sa tessiture, un registre qui lui convient tout particulièrement. Des volutes sensuelles ornent les deux reprises du da capo.

Le récitatif accompagné Dolce è su queste est tiré de Davide e Bersabea, un oratorio de Porpora. David, dans un texte très poétique, décrit de manière sensuelle, presqu'érotique la beauté de Bethsabée. L'air magnifique qui suit, Fu del braccio onnipotente (Des mains toutes puissantes) est un hommage à la beauté de la femme, dernière œuvre du Créateur. De structure classique avec da capo, il s'agit d'un air d'une grande suavité et morbidezza. On admire la vocalité de la musique, merveilleusement mise en valeur par Giuseppina Bridelli mais l'orchestre très polyphonique donne en même temps à l'ensemble une grande ampleur non dépourvue d'une rigueur que l'allemand du nord qu'était Haendel ne pouvait qu'apprécier. Il y a peu de virtuosité dans cet air et la cantatrice apporte toute son attention au phrasé et à de délicats ornements.

Polifemo, opéra héroïque sur un livret de Paolo Rolli, est une des pièces maîtresses que Porpora composa à Londres. Pour cette ambitieuse composition qui réunissait une pléiade d'artistes dont Farinelli, le compositeur napolitain écrivit une vaste ouverture solennelle à la manière de Lully. La fugue à deux sujets qui suit est d'une magnifique écriture polyphonique qui ne devait pas laisser Haendel indifférent. Un troisième mouvement dansant possède aussi une belle écriture contrapuntique à quatre voix et donne une place importante aux cors. L'air de Calipso, Il gioir qualor l'aspetta est un des plus spectaculaire de l'opéra. Ici encore la partie orchestrale très dense est assez éloignée de la mode napolitaine qui privilégie un rôle plus discret de l'accompagnement. Après une longue introduction de l'orchestre (beaux bariolages des excellents violons du Concert de l'Hostel Dieu), Giuseppina Bridelli nous enchante dans cet air très acrobatique truffé de pièges : vocalises, rythmes lombards, trilles, ornements. Dans ce torrent musical, on admire la diction impeccable de la cantatrice.

On arrive à Scherza infida, sommet d'Ariodante HWV 33 et sommet tout court de l’œuvre de Haendel. Cet air souvent coupé est ici donné avec toutes ses cinq sections AA1BA'A'1, nonobstant l'introduction orchestrale lors de la reprise dal segno. Il dure dix minutes ce qui permet d'admirer cette gestion du temps long par Haendel qui est nécessaire pour que son tempérament dramatique puisse s'exprimer pleinement. Les harmonies sont intenses, poignantes. De simples batteries des cordes et du théorbe accompagnent le bel canto. Un contrechant très expressif, presque funèbre du basson obligé (Pierre Bats et Florent Gazagne) et des altos donne le frisson. Ce rôle du basson anticipe l'utilisation de cet instrument dans certains passages de la messe de Requiem K 626 de Mozart et de l'Anima del Filosofo de Joseph Haydn. Giuseppina Bridelli donne une lecture inspirée et bouleversante de cette page exceptionnelle.

La suite de ballet d'Ariodante est confiée à l'orchestre. Cette suite opportunément rappelle que des ballets ornaient cet opéra et que la célèbre danseuse et chorégraphe française Marie Sallé (1709-1756) en était la maîtresse d’œuvre.

Tolomeo, re d'Egitto, HWV 25 date de 1728 et est donc un peu antérieur à la venue de Porpora. Déjà Haendel donnait plus d'importance aux récitatifs accompagnés. Inumano fratel, barbara madre en est un remarquable exemple. Tolomeo, le roi déchu, se croyant abandonné de tous, va boire le poison que ses ennemis lui ont concocté. Ce récitatif désespéré avec ses accords dissonants est suivi d'un air en la mineur non moins dramatique, Stille amare (Larmes amères) qui reprend dans son introduction les accords du récitatif dessinant une descente chromatique. Cet air est un magnifique exemple de la capacité du saxon d'émouvoir jusqu'à la moelle avec des moyens très simples. De formule simplifiée, ABA', ce lamento est relativement court et Giuseppina Bridelli en donne une version expressive et émouvante.

C'est Porpora qui clôt cet enregistrement avec un air d'une énergie irrésistible Quando piomba improvisa saetta tiré de Catone in Utica, un pasticcio (compilation d'airs de différents compositeurs adaptés à des textes d'un nouveau livret) de Haendel HWV A7 dans lequel cet air de Porpora a été inséré. Dans cet aria di paragone, la métaphore de la foudre qui incendie la forêt de pins et qui affole le berger, est utilisée pour décrire le trouble du protagoniste. Il donne lieu à un belle démonstration de pyrotechnie vocale de la part de la cantatrice qui nous enchante par ses vocalises légères et en même temps parfaitement articulées.

Au cours de ce duel où s'affrontèrent dans la salle d'armes deux valeureux héros et où tous les coups étaient permis, pas de surprises, le Saxon montra son extraordinaire génie dramatique tandis que le sujet du Royaume de Naples s'illustra par la splendeur de ses mélodies et de son génie de l'orchestration. A l'issue du combat, le match fut déclaré nul. S'il n'y eut pas de vainqueur à l'intérieur de la salle d'armes, il y eut beaucoup de victimes collatérales. Les deux maisons d'opéra périclitèrent, Porpora retourna en Italie en 1737 et Haendel, après une ultime phrase d'armes (Serse, 1738), cessa de composer des opéras.

Le présent CD conte de la plus belle manière, par la voix tour à tour émouvante, étincelante et toujours envoûtante de Giuseppina Bridelli et celle tout aussi expressive de l'orchestre du Concert de l'Hostel Dieu sous la direction de Franck-Emmanuel Comte, cette incroyable épopée.



Publié le 11 nov. 2019 par Pierre Benveniste