Echoes of the Grand Canal - Ensemble Diderot

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La Venise musicale de Tiepolo

Au début des années 1750, le peintre vénitien Giambattista Tiepolo (1696 – 1770) se rend à Wurtzbourg (Würzburg) dans le centre de l’Allemagne, avec ses deux fils Giandomenico et Lorenzo, peintres comme lui. Tous trois répondent à la commande du prince-évêque Carl Philipp von Greiffenclau, qui souhaite décorer la résidence épiscopale, palais baroque mis en chantier en 1720 par un de ses prédécesseurs. Les Tiepolo y resteront environ trois ans, et réaliseront les immenses fresques qui ornent le monumental escalier de la Résidence. Au plafond trône Apollon, qui conduit la course du soleil parmi les planètes et les continents. Dieu du soleil, Apollon est aussi le dieu des arts, et la fresque représente plusieurs artistes contemporains : le peintre lui-même, Balthasar Neumann, architecte du palais et auteur de ce prodigieux escalier, et plusieurs musiciens. Parmi eux figure certainement Giovanni Benedetto Platti (1697 – 1763), vénitien lui aussi, et dont on sait qu’il était venu en 1722 à la cour du prince-évêque comme compositeur, hautboïste, claveciniste, flûtiste, ténor et professeur de chant. Il y restera jusqu’en 1763, et composera une multitude de pièces instrumentales : de très nombreuses sonates, pas moins de vingt-huit (!) concertos pour violoncelle et au moins onze concertos pour clavecin (dont neuf nous sont parvenus). Il régnait donc une atmosphère artistique particulièrement brillante dans cette cour de Wurtzbourg au milieu du XVIIIème siècle, et ses exubérantes créations architecturales et décoratives ont même permis de caractériser le Würzburger Rokoko au sein du mouvement baroque.

Dans le cadre de la préparation d’une exposition consacrée à Tiepolo, la Staatsgalerie de Stuttgart s’est intéressée à la musique donnée à la cour de Wurtzbourg à cette époque. L’exposition, qui a débuté en octobre dernier, se poursuivra jusqu’en 2020, année qui marque le deux cent cinquantième anniversaire de la mort du peintre. Le présent enregistrement constitue un résumé musical des œuvres appréciées à la cour ; il est diffusé durant le parcours de l’exposition, telle une playlist en hommage à Tiepolo. On y trouve notamment une Sonate en sol mineur commandée par Rudolf Franz Erwein, comte de Schönborn et frère du prince-évêque qui lança les travaux de la Résidence. Platti écrivit de nombreuses pièces pour ce violoncelliste virtuose, qui avait amassé une gigantesque bibliothèque de partitions, toujours visible de nos jours.

Par sa légèreté virtuose, le Concerto pour clavecin en fa majeur qui débute l’enregistrement suggère irrésistiblement la luminosité et la grâce qui caractérisent la peinture vénitienne. Tout au long de l’Allegro initial aux cordes rondes et onctueuses, le clavecin aérien et fluide de Philippe Grisvard tournoie à travers les accords diminués, sortes de pendant musical des somptueux drapés du peintre. Le rythme s’assagit dans les longues attaques des cordes de l’Adagio, dans lequel le clavecin se signale avec discrétion et raffinement. Les échanges se font à nouveau vifs, et plus unis dans le Presto, où cordes et clavecin s’épanouissent dans un ensemble plein de brio, reflet de la vie insouciante dans la Venise du XVIIIème siècle qui attirait l’Europe entière à l’occasion de son Carnaval.

Le second morceau retenu constitue une première mondiale de l’enregistrement de la cantate Armida disperata (Armide désespérée) du compositeur croate Sigismund Martin Gajarek (vers 1689 – 1723). Rappelons qu’à l’époque la côte dalmate faisait partie des possessions vénitiennes depuis le début du XVème siècle, à l’exception de la république de Raguse (actuelle Dubrovnik). Gajarek avait été engagé très jeune, en 1716, comme organiste à la cour du margrave de Bayreuth, où il rapidement devenu maître de chapelle, charge qu’il occupa jusqu’à sa mort prématurée. Vers l’âge de vingt ans il entreprend un voyage à Venise afin de perfectionner ses études musicales : la cantate naîtra au cours de ce séjour. La Jérusalem libérée du Tasse (dont est extrait l’épisode de Renaud et Armide) a constitué une source d’inspiration prolifique pour les arts. Tiepolo y avait eu recours pour composer des toiles destinées au palais d’un noble vénitien, et pour les fresques de la villa Valmarena à Vicence. L’épopée de Renaud et Armide a également inspiré de nombreux compositeurs d’opéras, de Lully et Vivaldi à Haendel, Jommelli et Gluck, jusqu’à la fin du XVIIIème siècle. La cantate nous retrace la colère de la magicienne suite à l’abandon de Renaud : elle se répand à travers un long récitatif, puis éclate dans un air aux attaques tranchantes (Olà Tisifone). Dans le second récitatif elle convoque sa soif de vengeance, qu’elle appelle ensuite dans un impérieux Parto, ma per partire. La mezzo Diana Haller, timbre aux reflets cuivrés qui soulignent le caractère pathétique du désespoir d’Armide, porte l’épisode de sa diction assurée. Les ornements de fureur dévalent dans le premier air, opposés à des graves charnus, témoignant d’un ambitus impressionnant ; la concision du second air renforce sa vigueur, dans un ensemble équilibré entre chant et orchestre.

Place ensuite à Antonio Vivaldi et à sa Sonate en trio en do majeur, qui réunit deux violons autour de la basse continue. Cette pièce illustre brillamment la maîtrise de la technique du violon que le prêtre Roux faisait partager à ses jeunes élèves. Les deux premiers mouvements, au rythme rapide, créent une sorte d’orgie sonore, virtuose et particulièrement nourrie. Dans l’Adagio les deux violons de Johannes Pramsohler et Roldán Bernabé jouent à l’unisson, avec une précision parfaite. Leur complicité est encore plus évidente dans le tourbillonnant Allegro final, emmené par les échanges rapides entre les deux instruments.

Le motet In furore iustissamae irae illustre une autre facette du talent du même compositeur, dédiée cette fois au chant des jeunes pensionnaires des couvents vénitiens (même s’il est probable que cette pièce ait été créée à Rome par un castrat, compte tenu de l’interdit qui éloignait les femmes de la scène dans la cité pontificale). L’Ensemble Diderot nous propose une lecture élégante et limpide de cette œuvre fréquemment enregistrée mais parfois alourdie par la recherche d’effets spectaculaires. Après les attaques frémissantes des cordes, la montée de l’ornementation du chant est particulièrement maîtrisée ; elle culmine dans la reprise pour mener à un finale en apothéose sur potentem. L’atmosphère intime et recueillie du récitatif (Miserationum Pater) est ensuite dépeinte avec délicatesse par l’orgue de Philippe Grisvard. Les longues plaintes des cordes accompagnent ensuite l’élocution ferme et rythmée de Diana Haller pour le Tunc meus flatus ; le second couplet (Fac mi plorare) est empreint d’une émotion retenue, avant que n’éclate l’Alleluia final, enlevé avec tout à la fois brio et sobriété.

La Sonate en sol mineur pour violon, violoncelle et basse continue de Platti constitue une sorte de pendant à la sonate en trio de Vivaldi qui précède. Mais ici le violon virtuose de Johannes Pramsohler se confronte au violoncelle agile et onctueux de Gulrim Choï. Dans le premier mouvement, au rythme lent, les lignes musicales des deux instruments s’entrecroisent délicatement pour former d’intenses mélodies. Dans le second mouvement, plus rapide, les deux instruments semblent s’opposer au clavecin impérieux de Philippe Grisvard, qui soutient son propre phrasé. Dans le Largho, le clavecin se fait plus discret, et permet aux cordes d’étirer leurs lignes avec volupté et douceur, dans une grande délicatesse qui régale les oreilles. Le Presto final réunit enfin les trois instruments.

L’enregistrement se clôt sur un motet du plus italien des musiciens baroques allemands. Né près de Hambourg, Johann Adolf Hasse (1699 – 1783) était en effet venu se former à Naples auprès d’Alessandro Scarlatti. Il s’était ensuite fixé à Venise, où il composa pendant plusieurs décennies pour l’Ospedale degl’Incurabili. C’est aussi à Venise qu’il fit la connaissance de sa future épouse, la cantatrice Faustina Bordoni, pour laquelle il écrivit également de nombreuses pièces. Le motet Alta nubes illustrata a été composé pour Maria Teresa Tagliavacca, soprano de l’Ospedale. Le timbre de Diana Haller se pare de reflets orangés solaires pour mieux nous suggérer la lumière de l’aurore. Dans le premier air (qui dure près de dix minutes avec la reprise, comme le second), les ornements tournoient sur un rythme sautillant, presque saccadé, dans une admirable fluidité ; la reprise les voit augmenter encore, toujours avec la même aisance. Les descentes chromatiques des cordes annoncent ensuite le caractère plus dramatique du récitatif Diffulgite, o funeste vos. Le second air (Coelesti incendio) n’est soutenu que par un accompagnement très réduit du violon, la voix se trouve continuellement au premier plan, configuration qui met en valeur la déclamation délicate de la mezzo, parsemée d’ornements aux couleurs nacrées. La reprise de ce second air constitue un régal par sa grâce vocale, avant la ritournelle joyeuse de l’Alleluia final.

Une fois de plus, les qualités musicales de l’Ensemble Diderot nous ont entièrement conquis. Notons aussi au passage la prise de son claire et tout à fait équilibrée. Et si vous voyagez du côté de Stuttgart, n’oubliez pas que cet enregistrement constitue l’accompagnement musical d’une exposition de peinture consacrée à Tiepolo, visible jusqu’au 2 février prochain !



Publié le 22 déc. 2019 par Bruno Maury