Ein Lämmlein geht - Stölzel

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Un chapelet de perles spirituelles

Vous étiez à la recherche d’une victime du paradoxe de la célébrité ? Ecce homo  : voici Gottfried Heinrich Stölzel (1690-1749). Car, en la matière, le destin de son œuvre raconte une double infortune. La première a trait à sa notoriété. Si « la gloire naît… de l’admiration jointe à la célébrité », comme l’affirme l’un de ses compatriotes, Jakob von Mauvillon (1743-1794) (Paradoxes moraux et littéraires, 1768), il avait cumulé l’une et l’autre. Aujourd’hui pourtant, il s’évanouit dans l’immense cortège des illustres inconnus. La seconde se rapporte à ses partitions. Les pages clairsemées qui nous sont parvenues l’ont été grâce à la cour princière de Sondershausen (Thuringe), celle précisément qui avait rejeté sa candidature au poste de maître de chapelle.

Lorsqu’il crée son oratorio de la Passion en avril 1720, Gottfried Heinrich Stölzel vient d’entrer au service de la cour du duc Frédéric II de Saxe-Gotha-Altenburg (1676-1732) en qualité de maître de chapelle. Poste qu’il conservera jusqu’à sa disparition, le 27 novembre 1749. A peine trentenaire, il mettait ainsi un terme à un périple en forme de formation itinérante. Celle-ci débuta en 1707 à l’Université de théologie de Leipzig où, paradoxalement, il « trouva, dans l’opéra… une nouvelle occasion d’augmenter ses connaissances et de former son goût », affirment Alexandre Choron (1771-1834) et François Fayolle (1774-1852) dans leur Dictionnaire historique des musiciens, artistes et amateurs, morts ou vivants (Tome II, 1817). Son « Grand Tour » le conduit ensuite de Breslau (Silésie), où il donne des cours de chant et de clavecin, jusqu’en Italie. Il y « profita beaucoup de la conversation avec Heinichen qui s’y trouvait alors » et visite en sa compagnie les Ospedale de Venise, « si célèbres par leurs belles musiques », souligne encore le Dictionnaire. Ses pérégrinations italiennes lui fournissent l’occasion de bénéficier des conseils et des enseignements des grands maîtres vénitiens du moment, qu’ils soient spécialistes de la basse continue comme Francesco Gasparini (1661-1727), initiateurs de la virtuosité instrumentale tel Antonio Vivaldi (1678-1741) ou passés maîtres dans l’art de l’expressivité et de la couleur avec Antonio Biffi (1666-1733 ?). Son séjour romain est plus court mais lui permet néanmoins de se lier avec le mentor de la polychoralité Giovanni Bononcini (1670-1747) et l’éclectique Alessandro Scarlatti (1660-1725). D’Italie, il se rend à Prague (où il se consacre à l’opéra), à Bayreuth « où il fut chargé de composer quelques musiques solennelles » à l’occasion du second jubilé de la Réforme luthérienne avant de se poser définitivement à la cour de Gotha.

Musicien accompli formé au contact des plus grands, son talent suscite l’estime de ses confrères contemporains. Ainsi, John Eliot Gardiner (Musique au château du ciel, 2013) raconte que Johann Sebastian Bach (1685-1750) lui emprunte, en 1735-1736, « un cycle annuel complet de cantates, Das Saitenspiel des Herzens (littéralement « Le jeu de cordes du cœur ») ». Mieux encore. Le Cantor de Leipzig s’approprie quelques pages aujourd’hui célèbres telle cette Partita di Signore Stelzeln BWV 929 copiée dans le cahier d’exercice (Clavierbüchlein) de son fils Wilhelm Friedeman (1710-1784). Ou ce poignant Bist du bei mir (Si vous êtes avec moi) BWV 508 extrait de l’opéra Diomedes oder die triumphierende Unschuld (Diomède, ou l’innocence triomphante - 1718) pour être glissé dans le cahier de musique (Notenbüchlein) à l’usage de sa seconde épouse, Anna Magdalena (1701-1760). Mais il est loin d’être le seul à reconnaître ses qualités musicales. Stölzel « a été considéré de son vivant déjà comme un des musiciens les plus importants et les plus cultivés », résume Carl de Nys (La cantate, 1980). Au demeurant, sa réputation avait déjà été signalée par François-Joseph Fétis (1784-871) lorsqu’il le compte parmi les neuf compositeurs qui « élevèrent à l’art et à la science allemande des monuments d’autant plus indestructibles, que le vrai et le beau ont des charmes impérissables » (Revue musicale, 1830). Un hommage qui s’amplifie au fil de l’appel de ses huit autres pairs : Reinhard Keiser (1674-1739), Johann Jakob Froberger (1616-1667), Johann Caspar Kerl (1627-1693), Dietrich Buxtehude (1637-1707), Johann Christoph Bach (1642-1703), Georg Philipp Telemann (1681-1767), Georg Friedrich Haendel (1685-1759) et Johann Sebastian Bach. Une bien vénérable compagnie pour entourer un maître quasiment tombé dans l’oubli.

Compositeur au répertoire prestigieux (douze cycles complets de cantates quand Bach ne nous en laissera que cinq, sept Passions, des messes brèves et des oratorios … mais aussi dix-huit opéras dont il façonne le texte et cisèle la musique, des pièces instrumentales et autres sérénades ou pastorales), il s’intéresse également à la théorie. L’année suivant la création, par Lorenz Christoph Mizler (1711-1778), de la Correspondiernde Societät der musicalischen Wissenschaften (1738), Telemann et lui-même rejoignent ce cénacle de compositeurs de haut niveau intéressés par la démarche spéculative appliquée à la science musicale (Bach ne l’intégrera que dix ans plus tard, même s’il avait été sollicité auparavant). Sans doute connu dans l’univers des spécialistes par son « petit traité des canons multiforme et perpétuels sur un seul thème » (Fétis) qu’il distribue à ses seuls amis en 1725, il rédigera, pour le compte de la société savante, le premier traité relatif au récitatif (Abhandlung vom Recitativ) dont la publication attendra… 1962 !

Une trop modeste proportion de son répertoire a pu être sauvée de la poussière, du feu, de l’eau ou des rongeurs. Et nous le devons, en partie, à la cour de Sondershausen avec laquelle il a entretenu des relations heurtées. En 1720, il « dispute la place de maître de chapelle » contre Johann Baltasar Christian Freisslich (1686-1764), l’organiste de la chapelle princière. Mais, bien qu’il fût « homme d’un mérite bien supérieur » à Freisslich, ce dernier « l’emporta par l’influence de ses protecteurs » (Fétis – Biographie universelle des musiciens, 1838, article « Freisslich »). Le prince de Schwarzburg-Sondershausen, Günther XLIII (1678-1740), regrettera le choix de son père et demande à Stölzel de fournir la musique pour la chapelle de la cour. Celui-ci n’y consentira que dix ans plus tard, au départ du titulaire.

Cette réconciliation fut salutaire pour la partition de l’oratorio de la Passion à laquelle György Vashegyi redonne de la couleur. Car Stölzel y laissera une copie révisée de sa première version interprétée en deux parties, le Jeudi Saint puis le Vendredi Saint (14 et 15 avril) 1720 en la chapelle ducale du château de Friedenstein. Indicateur formel du succès remporté par cet opus, la partition inspirera, dans la durée, de nombreuses adaptations (à Leipzig, Bach la dirigera en lieu et place de l’une de ses Passions, le 23 avril 1734) mais aussi des publications comme à Rudolstadt (Thuringe) et à Nuremberg (Bavière) en 1736 ou à Göttingen (Basse-Saxe) en 1741. Une copie manuscrite de la version de Nuremberg est conservée à la Bibliothèque Municipale de Berlin. « Cette version est bien plus courte et les mouvements ne sont pas agencés par trois, car le réviseur (apparemment pas Stölzel) élimina pratiquement toute la partie de l’Evangéliste et environ un tiers de tous les récitatifs et arias », précise le musicologue hongrois Gergely Fazekas dans le livret accompagnant le CD. Cette version édulcorée a pourtant été choisie pour l’enregistrement qui nous est proposé (réduite ici à 40 numéros au lieu des 79 de la version initiale). Mais est-elle fidèle aux intentions du géniteur de la version conservée à la Bibliothèque Municipale de Sondershausen ?

N’ayant ni la connaissance ni la compétence pour en juger, nous soumettons ici aux spécialistes notre doute en même temps que notre souhait d’entendre, un jour, la version intégrale de Sondershausen, considérée comme la plus proche de l’intention originelle. Notre doute naît du titre donné au livret imprimé à Gotha en 1720 : Die leidende und am Creuz sterbende Liebe Jesu (L’amour de Jésus souffrant et mourant sur la croix). Ce titre indique, nous semble-t-il, les deux temps bien distincts de l’oratorio initial : le martyre, d’une part, la mort sur la croix, d’autre part. Or, le manuscrit de Berlin « allège » considérablement la scène qui se déroule sur le Golgotha. La version berlinoise livrerait-elle une lecture doloriste de la partition, celle qui privilégie le partage de la souffrance de Jésus comme moyen de se rapprocher de Dieu ?

A ce stade, notre lecteur peut légitimement s’interroger sur l’œuvre dont il va être question : ne devions-nous pas rendre compte d’un opus intitulé Ein Lämmlein geht und trägt die Schuld (Un agneau passe en portant la faute) ? En réalité, nous parlons bien d’une seule et même œuvre. En effet, selon les usages du temps, celle-ci peut être désignée par son titre ou son incipit. Le premier fournit une indication sur les intentions de l’auteur tandis que le second reproduit ses premiers mots.

Au demeurant, l’incipit permet de reconstituer la généalogie de la production de Stölzel. Celle-ci naît de l’union d’un texte et d’une mélodie scellée par un compagnon de la première heure de Martin Luther (1483-1546) : Wolfgang Dachstein (1487-1553). Ce dominicain strasbourgeois passé à la Réforme rédige le texte d’un hymne, An Wasserflüssen Babylon (Aux confluences de Babylone) et le dépose sur une mélodie qui fera les délices des organistes de la période baroque. Ainsi, Johann Adam Reincken (1643-1722) composera, sur ce thème, une monumentale fantaisie chorale et Bach sera gratifié des félicitations de ce maître après avoir longuement improvisé sur cette ligne mélodique. Cet hymne sera l’un des premiers à figurer dans un recueil de chants d’église, notamment le Teutschen Kirchenampt publié en 1525. Un siècle plus tard, Paul Gerhardt (1607-1676) imagine un nouveau texte (Ein Lämmlein geht und trägt die Schuld) tout en conservant la mélodie de Dachstein. Intégré dans les hymnaires à partir de 1647 pour être chanté durant la Semaine Sainte, de nombreux musiciens s’en saisiront pour le placer en tête de leurs oratorios. En 1711, Reinhardt Keiser, sera le premier à ouvrir ainsi sa mise en musique du livret de Johann Ulrich König (1688-1744), Thränen unter dem Kreuze Jesu (Des larmes sous la croix de Jésus). En 1720, Stölzel fera de même. D’autres, comme Telemann, suivront.

Car la Semaine Sainte stimule l’ingéniosité des compositeurs. Comme nous l’avons précisé dans notre chronique consacrée à un oratorio de la Passion de Telemann (Seliges erwägen), les officiants peuvent, selon leurs moyens et leur ouverture d’esprit, recourir à quatre types de formules : le mode grégorien traditionnel psalmodiant le texte de l’Evangile ; la version polyphonique dans laquelle le chœur tient tous les rôles ; le modèle dramatique construit sur l’alternance des psalmodies de l’Evangéliste et des séquences polyphoniques développées par les autres acteurs de la scène ; enfin, le genre plus récent de l’oratorio qui prend appui sur un livret de type opératique, souvent versifié et prenant quelques distances avec les textes évangéliques. En ce début du XVIIIème siècle, ce dernier modèle bénéficie de l’engouement pour le style entendu à l’opéra. D’autant qu’il croise une nouvelle conception de la spiritualité, celle développée par le piétisme de l’alsacien Philipp Jacob Spener (1635-1705). Ce mouvement, revendiquant un retour aux sources du luthérianisme, insiste sur la nécessité d’une piété personnelle. Qu’importe la stricte observance de l’orthodoxie. L’essentiel tient dans ce dialogue intime entre soi-même et Dieu. En l’occurrence, l’oratorio constitue un moyen plus efficace que la psalmodie pour guider le croyant dans son introspection, en quête d’une relation personnelle avec Jésus. Particulièrement durant ce moment crucial où celui-ci rétablit la relation de confiance entre Dieu et l’humanité par l’effacement du péché originel du haut de sa croix. C’est probablement dans ce bain spirituel que nous devons nous immerger pour tenter de saisir les clés dissimulées par Stölzel dans le texte comme dans la musique.

Sa partition fournit l’accompagnement musical de deux services religieux se déroulant à deux jours d’intervalle : le Jeudi Saint et le Vendredi Saint. Le premier jour, la communauté commémore la Cène, le dernier repas partagé par Jésus et ses disciples ; le second, elle célèbre la Passion du Christ. Une tonalité singulière habite donc chacun de ces services : la célébration de Jésus pour la première, le sacrifice salutaire pour la seconde.

Chaque service est découpé en courtes séquences méditatives (ici, cinq pour le jeudi et sept pour le vendredi). Chaque séquence est construite sur un modèle globalement uniforme : un récitatif expose le thème, une aria le reformule sur un mode expressif tandis que le chœur conclut ce temps d’introspection par le chant d’une strophe d’un cantique harmonisé. Sa mélodie est généralement connue des fidèles. Ceux-ci peuvent donc la murmurer à défaut d’en chanter les paroles. En outre, ces chorals agissent comme des pulsations régulières destinées à marquer les différents degrés de l’exercice de piété.

L’oratorio met en scène trois personnages : l’Evangéliste, l’Eglise chrétienne (Christliche Kirche) et l’âme croyante (Gläubigen Seele). Dans la version berlinoise retenue, la place de l’Evangéliste est considérablement réduite. Pour simplifier, la scénographie se borne finalement à un dialogue entre l’âme individuelle et le collectif ecclésial. A l’âme, les récitatifs et les arias ; à la communauté, les chorals.


Retable des frères Van Eyck : L’Agneau mystique (Gand)

Parte prima : la Cène (Jeudi Saint)

Le choral d’entrée installe une atmosphère paisible, celle d’un repas convivial qui sera transfiguré en eucharistie dans les rites liturgiques ultérieurs. En outre, il remplit une fonction rhétorique majeure : la captatio benevolentiae. Nul doute que l’ancien étudiant en théologie aura appris que, pour persuader, il convenait de gagner au préalable la sympathie de son auditoire. Il le fera ici en puisant dans les Gesangbücher (recueils de cantiques) la première strophe d’un choral dont la mélodie séculaire est enracinée dans « l’ADN luthérien » et dont la poésie du texte fait vibrer les cordes sensibles de l’auditeur. Particulièrement cette image saisissante d’un agnelet (Lämmlein) portant sur son dos le poids des péchés du monde (Schuld). Une paisible entrée instrumentale fait office de prélude de choral, pièce musicale généralement jouée à l’orgue pour indiquer le ton et le rythme du cantique. Sur une tonalité en sol majeur, plutôt joyeuse et délicate, l’Eglise chrétienne (Christliche Kirche) se déclare soulagée par la perspective d’être libérée de la malédiction du péché originel. Tandis que le chœur scande le choral, les cordes se glissent dans les interstices laissés par les chanteurs pour frisotter de charmants rubans de notes. Si la tonalité est à la dévotion, l’esprit apporte la consolation.

Pourtant, le premier tableau est habité par l’angoisse. Sa composition recourt à toute la palette des formes musicales propres à l’opéra : le recitativo secco (récitatif dans lequel l’accompagnement est réduit au minimum, ici limité au continuo et entrecoupé de silences) suivi d’un recitativo accompagnato (récitatif accompagné par les cordes et piqueté par le clavecin), d’une aria et d’un chœur (en l’occurrence, le chant d’une strophe d’un cantique harmonisé). La mise en scène est soignée. L’âme représentée par une trinité vocale (ténor, soprano, contre-ténor) s’inquiète, tour à tour, de l’absence de l’ami qu’elle comptait rencontrer (notez la familiarité entretenue avec Jésus, assimilé à un ami). L’Evangéliste (basse) les informe qu’elle le trouvera au Mont des Oliviers où il se prépare douloureusement à racheter les péchés du monde. Dans un récitatif introspectif, l’âme (ténor) culpabilise car, en fin de compte, ce sont ses fautes qui contraignent Jésus au sacrifice. Elle s’abandonne alors aux larmes dans une aria expressive associant, par des vocalises appuyées, Tränen (larmes) et beweinen (pleurer). Conjugué à la voix argentine et magnifiquement ductile de Zoltan Megyesi, le hautbois solo renforce le sentiment d’affliction que dégage ce lamento. La quatrième strophe du cantique O Haupt voll Blut und Wunden (littéralement « O tête couverte de sang et de plaies ») de Paul Gerhardt pour le texte et Hans Leo Hassler (1564 ?-1612) pour la mélodie, signe ce premier tableau. Stölzel y démontre sa capacité à varier les styles tout en préservant une grande fluidité mélodique, habileté que Robert Eitner (1832-1905) considère comme l’une des caractéristiques de son écriture musicale (Biographisch-Bibliographisches Quellen-Lexicon, 1903).

Les trois tableaux suivants forment un triptyque théologique illustrant la conception luthérienne de la foi et de la vie chrétienne. Celle-ci « consiste, à proprement parler, en ce que nous nous reconnaissons pécheurs et que nous demandons grâce », enseigne Luther dans son Deutscher Katechismus (ou Grand catéchisme de 1538). Une grâce que Dieu accordera, source d’une « conscience joyeuse », ajoute-t-il.

Pour illustrer cette doctrine, Stölzel associe d’abord deux images contrastées : celle de la trahison de Judas et celle d’un Dieu secourable. Dans un récitatif suivi d’une aria, l’âme croyante (Peter Barany, totalement habité par son texte et électrisé par le rythme pointé de la partie instrumentale) dénonce la duplicité incarnée par Judas puis assimile sa trahison à l’hypocrisie qui infeste le monde (falschen Welt). L’aria pose alors le problème de la confiance : comment se fier à celui qui vous embrasse amicalement quand Jésus lui-même a été trahi par un baiser ? La douzième strophe du cantique Jesu, meiner Seelen Wonne (Jésus, la joie de mon âme) sur une mélodie de Johann Schop (1590-1667) et un texte de Martin Jahn (1620-1682) délivre la réponse : simplement, en accordant sa confiance à Jésus.

Une transition délicate vers un second tableau personnifiant Dieu sous les traits d’un médecin des âmes (Seelenartz). Dans un récitatif plaintif parsemé de silences du continuo, l’âme croyante (Lorant Najbauer, avec une grande justesse d’expression et d’émotion dans l’interprétation) adjure Dieu de la guérir des péchés, de consolider sa foi chancelante et de le protéger des entreprises de Satan. Un bref intermède instrumental annonce l’aria qui se déploie dans un climat rasséréné : l’appel a été entendu. Le tempo s’accélère, les cordes virevoltent. Dans une longue tenue de note, l’âme s’étire, comme guérie par le baume poétique que lui administre son Herr und Meister in dem Helfen (Seigneur et maître miséricordieux). Aussitôt, l’Eglise chrétienne réunit Jésus et l’Esprit Saint dans un hommage rendu à la médecine divine en entonnant la quatrième strophe du cantique Nun lasst uns Gott dem Herren Dank sagen (Laissez-nous maintenant remercier Dieu le Seigneur) sur des paroles de Ludwig Helmbold (1532-1598) et une mélodie de Nikolaus Selnecker (1530-1592).

Dans la même veine, Stölzel choisit une seconde image, celle d’un berger qui se sacrifie par amour (Hirte, der aus Liebe stirbt). L’âme croyante (Agnes Kovacs avec une voix cristalline successivement fiévreuse et délicate) confesse qu’elle se laisserait volontiers tenter par les voies montrées par Satan, Fleisch und Blut (Satan, le plaisir charnel et la violence) si Jésus ne la guidait vers le chemin du bien. Une sécurité qu’une ritournelle dépeint en accordant une basse puissante (la sûreté) avec des cordes effervescentes (la sérénité). Dans une marche d’harmonie constellée de vocalises, l’âme croyante réaffirme sa volonté de rester pour toujours sous la protection de son berger. Une joie que couronne, sur un tempo enjoué, la septième strophe du cantique Gottlob ! ich habe dich gefunden (Dieu soit loué ! je t’ai trouvé) dont le texte (sans précision d’auteur) figure dans le recueil Harmonischer Lieder-Schatz (Trésor des chants les plus harmonieux) publié en 1738 avec l’indication qu’il soit chanté sur une mélodie composée par Georg Neumark (1621-1681) pour un autre cantique.

Le service du Jeudi Saint s’achève ici sur un acte de contrition. Celui de Pierre, tourmenté par le remord d’avoir renié Jésus. L’âme croyante (Lorant Najbauer aux accents poignants) constate que Jésus la scrute et constate ses fautes passées. Cette exposition au regard divin est soulignée par une répétition pressante, comme pour signaler au fidèle que vraiment rien ne peut lui échapper. L’aria met en scène une conscience tourmentée, rongée par la culpabilité et fouettée par des accords palpitants des cordes. Des vocalises affligées soulignent la fragilité de l’âme (matte Seele) et supplient Jésus de la laisser pleurer. Cette fois, le choral n’apporte pas de réponse. Par son texte, l’Eglise chrétienne s’interroge à son tour : Ach, was soll ich Sünder machen (Oh ! que dois-je faire, moi, pécheur ?). Cette première strophe du choral de Johann Flittner (1618-1678) constitue, en quelque sorte, une transition préparant à l’épisode suivant, celui qui contiendra la réponse.


Lucas Cranach : Allegorie auf Gesetz und Gnade – La Grâce. Germanisches Nationalmuseum de Nuremberg

Parte seconda : la Passion (Vendredi Saint)

Le service de la veille s’achevait sur un examen de conscience personnel, répandant des larmes sur ses péchés accumulés. Le service du jour adopte une thématique similaire, mais en la généralisant. L’âme croyante (Zoltan Megyesi laissant exploser son désarroi) dénonce un monde de reniement livré à la ruse et au mensonge (List und Lügen). Peut-être une évocation des frictions inter-religieuses ou, plus probablement, une dénonciation des philosophies rationalistes et antireligieuses qui se propagent en ces débuts de l’Aufklärung (« Lumières » allemandes). En tout état de cause, il désigne explicitement ce combat sempiternel entre des Unrechts schwarze Macht (les forces obscures du mal) contre die Sonne der Gerechtigkeit (le soleil de la justice). L’aria est particulièrement tumultueuse, secouée par des accords décochés staccato. Et c’est sur un doute que se conclut cette séquence introductive, suspendue à la question : Was frag’ich nach der Welt (Que puis-je attendre du monde ?). Une question empruntée au choral du même nom de Balthasar Kindermann (1636-1706) pour le texte et Ahasverus Fritsch (1629-1701) pour la mélodie.

Mais l’heure de la libération est proche. L’âme croyante (Lorant Najbauer avec force et dévotion) sait que Jésus agira en médiateur (Mittler) entre Dieu et le fidèle souffrant. Mais au prix de son sacrifice. Nous voici revenus à cette démarche individuelle qui forme le socle d’un piétisme qui nous semble latent tout au long de cet oratorio. C’est ce divin médiateur que salue une aria concertante aux allures solennelles, à la tonalité quasi martiale dominée par le cor et les autres vents. Stölzel se montre ici en mélodiste ingénieux méritant ce compliment dispensé par Robert Eitner à propos de ses œuvres vocales : er erzeugt Klangfülle und Wohlklang (il allie puissance sonore et élégante harmonie). Et c’est avec la troisième strophe du Gloria luthérien (Allein Gott in der höhe, sei Ehr und Dank/ Seul Dieu, au ciel, soit honoré et remercié) composé par Nikolaus Decius (1485-1546) que s’achève cet hommage.

Car s’annonce maintenant la partie finale du récit de la Passion. Mais pas avant d’avoir souligné, dans les deux tableaux suivants, le principe de responsabilité individuelle dans la crucifixion du Christ. En premier lieu, dans une forme d’exaltation de la douleur du Christ, l’âme croyante (Peter Barany tremblant d’indignation) découvre le corps supplicié de son souverain bien (mein höchstes Gut) pendu sur une croix. Dans l’aria, il tente d’intervenir pour que le Christ soit épargné. Cette démarche spirituelle se place au point d’intersection entre un élément de la doctrine (J’ai été crucifié avec le Christ, Saint Paul, Epitre aux Galates, 2, 19) et le développement du langage de l’émotion et des passions dans la musique de ce premier quart du XVIIIème siècle. Une implication personnelle dans le cours des événements du passé sans doute inspirée par une vision doloriste, plus calviniste et catholique que luthérienne, selon laquelle la souffrance contribue à la rédemption. Mais une conception vite nuancée par le choix de la quatrième strophe du cantique Herzlibster Jesu, was hast du verbrochen (Jésus, très cher à mon cœur, qu’as-tu fait de mal ?) sur un texte de Johann Heermann (1585-1647) et une mélodie de Johann Crüger (1598-1662). Ce couplet éclaire le chemin tracé par le supplicié, celui qui mène à la félicité (Wie wunderbarlich ist doch diese Strasse/ Comme elle est merveilleuse, cette route). Le second tableau dénonce l’injustice dont est victime le Christ. L’âme croyante (Lorant Najbauer trouvant le ton exact entre dénonciation et résignation) s’indigne du choix favorable au brigand Barabas et condamnant un simple agnelet (Lämmlein). Portée par des cordes qui gémissent en de longues tenues de notes entrecoupées de brefs silences, l’âme s’interroge : n’ai-je pas moi-même contribué à cette injustice par mes péchés ? Sous les traits acérés des violons, l’aria révèle la double nature de l’âme humaine : celle qui recherche l’amitié du Christ (Seelenfreund) et cet autre moi (mein ander ich) qui, par ses péchés, a participé à sa condamnation. Dans ce passage virtuose, Lorant Najbauer réalise une prouesse technique, du type de celles qui ont inspiré à Robert Eitner l’observation suivante sur les lignes vocales tracées par Stölzel : « les voix sont si souvent traitées à la manière des instruments que l’on est étonné des capacités vocale des chanteurs d’alors ». Cette séquence tourmentée s’apaise lorsque le chœur entonne la quatrième strophe du cantique O Welt, sieh hier dein Leben am Stamm (O monde, regarde ta vie attachée à la croix) sur des paroles de Paul Gerhardt et une mélodie de Heinrich Isaac (1445 ?-1517).

Dans les derniers tableaux, Stölzel quitte le mode de l’introspection pour celui de la contemplation de quatre des dernières stations du chemin de croix : la montée vers le Golgotha, la crucifixion, les dernières paroles et la mise au tombeau.

Le premier met en regard la réquisition de Simon et la démarche volontaire de l’âme croyante pour venir en aide au Christ qui peine à porter le fardeau de sa croix. Une nouvelle fois, Stölzel appelle à s’unir au Christ jusque dans sa Passion. Un énoncé propre à une forme de spiritualité proche du mysticisme protestant prônant une approche individualiste, subjective, émotionnelle de la dévotion. L’aria prolongera cette réflexion en développant le thème de la mystique nuptiale initiée par Bernard de Clairvaux (1090-1153) et reformulée par Luther lui-même dans son Traité de la liberté chrétienne (1520) : la foi « unit l’âme à Christ comme l’épouse est unie à l’époux ». Un dialogue apaisé entre la voix et les instruments dominés par le hautbois, transforme la croix, instrument de supplice, en un symbole mehr als schön (plus que beau) pour le chrétien. Bach ouvrira sa cantate BWV 200 (Bekennen will ich seinen Namen/ Je veux reconnaitre son nom) en empruntant à Stölzel ce magnifique mouvement marqué par la tendresse. Et c’est sur un tempo joyeux que se déploie la seizième strophe du cantique Ach Gott, wie manches Herzeleid (O Dieu, comme maintes peines de cœur) dont Martin Moller (1547-1606) a posé le texte sur une mélodie du XVème siècle.

Le second accumule les images pieuses, comme dans cette théologie de l’image chère à Luther : les bras tendus de Jésus crucifié s’apprêtent à secourir les âmes croyantes ; Jésus attaché au bois de la croix neutralisant le serpent tentateur accroché à l’arbre du Paradis ; la rançon que paye Jésus pour racheter les péchés du monde. Une aria concertante et apaisante montre ensuite comment « ce sacrifice propitiatoire » (Luther) est seul à pouvoir indiquer le chemin qui mène à la félicité. Un sacrifice salué avec vénération et soulagement par la première strophe du cantique Seele, geh’ auf Golgotha (Ame, monte au Golgotha) chanté sur une mélodie de Johann Crüger.

Subitement, cette joie est suspendue lors de la contemplation des deux derniers tableaux. Leur structure est allégée car ces séquences ne comportent plus qu’un récitatif et un choral. Le premier récitatif entend susciter l’émotion des auditeurs à l’évocation des dernières paroles du Christ. Une émotion enveloppée dans un texte poétique glissant sur une polyphonie ponctuée par des pizzicati des cordes figurant les battements du cœur du mourant (Mein Jesu stirbt). Dans le dernier récitatif, le hautbois pleure tandis que Zoltan Megyesi appelle la communauté chrétienne à baiser les plaies du supplicié. Une procession s’ébranle alors que résonne la huitième strophe du cantique O Traurigkeit, O Herzeleid (O tristesse, O peine de cœur) sur des paroles de Friedrich Spee (1591-1635) et une mélodie de Johann Rist (1607-1667). Avec ce chant funèbre, nous avons le sentiment que les lumières s’éteignent et que le corps du supplicié repose désormais dans l’obscurité de son tombeau.

Pourtant, il nous manque le troisième temps de la Semaine Sainte, celui qui relate la résurrection sans laquelle le récit n’aurait pas de sens. Quelle musique Stölzel avait-il programmé pour célébrer le service du jour suivant, celui des festivités de Pâques ? Nous l’ignorons, sans doute à jamais.

Comme nous ne connaissons pas les conditions dans lesquelles cet oratorio a été exécuté. A-t-il été interprété en continu, comme une pièce de concert ainsi que nous le propose l’enregistrement de György Vashegyi ? Ou plus probablement, selon nous, chaque séquence a-t-elle été précédée ou suivie d’une lecture d’un texte biblique ou d’une courte prédication ?

C’est sur ce temps suspendu que nous concluons notre compte rendu. Le temps de relire la notice biographique de Robert Eitner, notamment ce passage dans lequel il déclare que Stölzel figure parmi les compositeurs remarquables de son temps, sauf Bach et Haendel « qu’il ne peut suivre car il ne dépasse jamais une certaine douceur d’expression ». Une douceur dans laquelle baigne effectivement cet oratorio et que le Purcell Choir et l’Orfeo Orchestra restituent admirablement, jusque dans les moindres nuances. Certes, le style de Stölzel n’a rien de capiteux. Aucune surcharge et moins encore d’ornementations à l’italienne. En revanche, il surprend par la délicatesse et la fluidité de son discours musical. Sans oublier sa culture théologique autant que musicale qui lui ont permis d’écrire le texte en même temps que la musique. La rencontre de cette partition avec un ensemble instrumental et vocal totalement investi dans la renaissance de compositions méconnues nous conduit à saluer la performance et à souhaiter découvrir, avec et grâce à eux, d’autres trésors enfouis.



Publié le 17 juin 2020 par Michel Boesch