L’Empio punito - Melani

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Don Juan, le mythe vu par l’opéra romain

Tombé dans l’oubli durant plus de trois siècles, L’Empio punito d’Alessandro Melani (1639 – 1703) avait suscité une première recréation en version de concert, donnée à l’été 2004 aux Festivals de Montpellier et de Beaune sous la direction de Christophe Rousset. Celle-ci comportait malheureusement des coupes sévères (réduisant la durée de l’œuvre à deux heures), ainsi qu’un certain nombre d’interpolations d’airs, qui en modifiaient assez radicalement l’esthétique générale. On pourra s’en faire une idée plus précise à travers l’enregistrement disponible sur YouTube). Le trois cent cinquantième anniversaire de sa création (en 1669) a été marqué par trois productions scéniques. Les deux premières ont été données à peu près simultanément en Italie en octobre 2019 : une à Rome dans le cadre du Reate Festival (et qui a fait l’objet d’un enregistrement chez Naxos) et une autre au Teatro Verdi de Pise, enregistrée par le label Glossa et objet du présent compte-rendu. S’y ajoute celle donnée en août dernier au Festival de Musique ancienne d’Innsbruck, dans une mise en scène originale, et un format réduit pour causes de mesures sanitaires, et à laquelle nous avions eu le plaisir d’assister.

Concernant les circonstances de la création de cet opéra, nous ne reprendrons pas ici les indications déjà données dans notre chronique de la représentation d’Innsbruck : nous y renvoyons notre lecteur, qui y retrouvera également le synopsis de l’action. Précisons que cette version à peu près complète offre évidemment une vision plus exacte de l’opéra. Celle-ci permet d’identifier clairement les passages que l’on retrouvera bien plus tard dans le livret qu’écrira Lorenzo Da Ponte pour le Don Giovanni de Mozart, comme l’allusion au catalogue des conquêtes et à la rencontre des masques – ici, des bergères - à l’acte I, et le dévouement constant d’Elvire (Atamira). Elle témoigne surtout de l’extraordinaire variété de l’écriture musicale de Melani : des airs (courts, en une partie, ou longs, en deux parties), précédés ou non d’un récitatif (mais parfois le récitatif suit l’air…), des récitatifs qui se concluent sur une ou deux phrases chantées, des duos et des chœurs, des ballets (au final des deux premiers actes), et enfin des formes totalement originales, comme le magnifique Se d’amor la cruda sfinge/ Crudelissime catene, air en deux parties chantées successivement par Acrimante puis par Atamira sur une même ligne mélodique, et qui constitue un des sommets musicaux de l’œuvre. Ce foisonnement est particulièrement surprenant car il précède la réforme de l’opéra seria qui interviendra à la fin du siècle, et figera les airs dans la forme da capo (A/B/A), en les séparant très nettement des récitatifs. On est également frappé par la richesse de l’orchestration, qui se démarque nettement de la production vénitienne des décennies précédentes (celle des opéras de Francesco Cavalli). La filiation de L’Empio punito avec l’opéra romain de la première moitié du XVIIème siècle est au contraire clairement établie, et nous retrouvons chez Melani la liberté des formes et l’opulence orchestrale qui nous avaient déjà séduit il y a quelques semaines dans Le Palais enchanté de Luigi Rossi (se reporter à notre compte-rendu).

Le contre-ténor Raffaele Pe prête son phrasé d’une élégante fluidité et ses aigus agiles à ce libertin impénitent, dont il nous fait revivre l’existence mouvementée. De son chant enflammé nous le voyons séduire une bergère (dans le charmeur Io v’amai e v’adorai) puis balayer dans un duo narquois (Resisti mio core/ Correndo) les exhortations d’Atamira à une conduite plus sérieuse. Son Tormentose pallide, air aux aigus tournoyants précédé d’un brillant prologue instrumental, constitue un des sommets musicaux du premier acte. Au second acte, le Se d’Amor est particulièrement réussi, mettant en valeur la qualité de son phrasé et une intense expressivité. Prisonnier, il nous émeut ensuite de sa douloureuse lamentation (Tormentatemi sempre), avant un poignant duo avec Atamira (Crudel mi tradisti/ Fedel ti saro). Retenons encore les deux grands récitatifs suivis d’airs face à la statue de Tidemo (avec la ferme invocation Sassi, che taciti) puis dans les Enfers (le superbe Pene, pianti e sospiri), tout à fait expressifs et convaincants.

Face à lui, l’Atamira de Raffaella Milanesi affiche de chaleureux reflets cuivrés, et un phrasé tout aussi soigné. Ceux-ci font merveille lorsqu’elle se désespère de la conduite d’Acrimante (émouvant Piangete, occhi piangete au premier acte, justement applaudi) ou dans les reproches qu’elle lui lance lors de leurs duos, mais aussi dans les moments de tendresse (le bouleversant duo de la prison Crudel mi tradisti/ Fedel ti saro) ou de résignation (Morte finisci un di, au troisième acte). Elle se taille également un beau succès dans le duo du second acte, où son Crudelissime catene s’enchaîne impeccablement au Se d’Amor d’Acrimante, s’attirant tous deux des applaudissements mérités, en partie conservés à l’enregistrement. On mentionnera encore son air de réjouissance final (Tormento, che fate ?), dont les aigus sont baignés de bonheur.

Dernière pièce de ce trio amoureux, le baryton-basse Lorenzo Barbieri souligne de ses graves généreux les humeurs versatiles du roi Atrace : la forfanterie de sa proclamation initiale Quant’è dolce goder la libertà (Qu’il est doux de profiter de la liberté) s’efface dès qu’il croise Atamira, et le fait sombrer aussitôt dans les tourments de l’amour (Conducetemi a morte) ! Et sa martiale condamnation à mort d’Acrimante au second acte (Muora, Acrimante, muora) n’est évidemment pas dénuée d’arrières-pensées envers Atamira... Le récitatif accompagné du troisième acte (Tidemo, o Dio, che vedo !) est probablement le passage qui révèle le mieux son sens des nuances. Ses attaques nettes, sa projection ample marquent également le Ma se stral nella faretra. Rappelons aussi la savoureuse interprétation du rôle de Bibi donnée par ce jeune chanteur dans la production vue à Innsbruck cet été.

Les autres couples sont également distribués avec soin. Et en tout premier lieu l’improbable union du baryton Giorgio Celenza et du ténor Alberto Allegrezza. Le premier incarne Bibi, fidèle serviteur (et complice) des frasques amoureuses de son maître, même s’il finit par s’en lasser (Si questa vita dura, au troisième acte). Il entraîne avec conviction Delfa dans ses plans au cours d’un long récitatif accompagné (Quest’è del mio padrone). Les innombrables scènes de chamaillerie avec la nourrice le mettent dans tous ses états : un rageur Molto ben io ti comprendo (premier acte), ou encore un furieux Ferma, ferma traditore (second acte). Nous avons particulièrement apprécié Alberto Allegrezza dans le rôle de Delfa, dont il restitue avec finesse le caractère comique, sans verser dans le burlesque appuyé qui est plutôt l’apanage de l’opéra vénitien (concernant les rôles de nourrice dans l’opéra italien du XVIIème siècle, le lecteur pourra se reporter à notre chronique Il canto della nutrice). Celle-ci proclame haut et fort le pouvoir de l’amour : le joyeux et sonore Ridi amor (premier acte), ou encore le sarcastique Questi ferri qui ouvre le second acte, sont particulièrement réussis. Elle se joue avec malice de la passion de Bibi, et leurs duos sont particulièrement savoureux (en particulier le magnifique Addio Delfa/ Addio Bibi au troisième acte), avant leur réconciliation finale (Godiamo pur, godiamo). Retenons encore son invocation tragi-comique devant le prétendu cadavre d’Acrimante au second acte (Santa poltroneria chiamar ti puoi) et ses fermes invectives face à Niceste qui se moque d’elle et de sa vieillesse (S’io non vecchia, e non ti piaccio).

Le troisième couple amoureux de ce livret unit la soprano Roberta Invernizzi (Ipomène) et le contre-ténor Federico Fiorio (Cloridoro). Ce dernier, que nous découvrons à travers cet enregistrement, possède un timbre de sopraniste qui se marie à la perfection avec celui de sa partenaire, de sorte que chacun de leurs duos constitue un régal pour nos oreilles : O luni beati/ O labri adorati (premier acte), Mio chor/ A chi (dans une scène de jalousie particulièrement réussie, au second acte), ou encore le délicat Alle gioie mio coro (avant le chœur final). Dans les numéros solos (Aurette vezzose, Gradite catene, ou encore le retentissant Lieto pesce, rythmé par la guitare battante de Giovanni Bellini), Roberta Invernizzi témoigne d’une technique éprouvée pour nous livrer de savoureux aigus filés, qui mettent en valeur son timbre nacré. Du jeune contre-ténor italien nous retiendrons les vaillants aigus du martial Armati guerrieri, et les volutes aériennes du Uccidetemi, sospiri.

La basse Piersilvio De Santis assure tour à tour les rôles du Capitaine, de Niceste, d’un Démon et de Charron. Ses attaques nerveuses, ses graves caverneux sont particulièrement appropriés dans la scène des Démons, et dans les airs de Charon, qui entraîne implacablement Acrimante vers les Enfers (Alla vela, alla vela). Benedetta Gaggioli est tour à tour une bergère enjouée face à Acrimante (au premier acte) et une Proserpine au chant délicat (Deh vieni, o bello) dans la scène des Démons. Et Carlos Negrin Lopez, ténor au timbre mat (Tidemo), fait montre d’une surprenante sérénité face à Acrimante dans la scène du banquet (Chi a vivande celesti) ; son court rôle de Telefo permet aussi d’apprécier la qualité de ses récitatifs. Mentionnons encore les chœurs, particulièrement réussis : les palefreniers (qui ouvrent l’acte I) sur une lamentation burlesque (O che pena), reprise deux fois, les vigoureuses exclamations des marins face à la tempête (Eole move), ou encore les deux bacchanales endiablées des Démons (Ai diletti, alle gioie et le tourbillonnant Dell’Orco pallido, qui précède le ballet des Furies).

Carlo Ipata dirige une formation nettement plus étoffée que la composition minimaliste choisie par Christophe Rousset en 2004, mais certainement moins fournie que celle de la création. Car les prestigieuses créations romaines ne regardaient pas à la dépense (au contraire des productions vénitiennes, qui devaient équilibrer leur budget par les recettes commerciales) ; elles mobilisaient souvent un nombre de musiciens considérable pour l’époque. La quinzaine d’instrumentistes d’Auser Musici s’avère toutefois bien adaptée à ce répertoire, avec une belle variété de cordes grattées (harpe, théorbe, archiluth, guitare) qui apportent l’indispensable relief à la ligne mélodique, tant dans les récitatifs que dans les airs. Leurs enchaînements sont toujours traités avec un grand souci de la continuité mélodique, essentielle dans le rendu de ce répertoire. Renforcé de deux clavecins, le continuo affiche une onctueuse densité. On retient également la présence marquante d’un instrument qui caractérise à propos certains airs, comme la guitare dans le Ferma, ferma traditore de Bibi, ou la flûte de Martino Noferi dans le Scioglie Febo de Cloridoro.

Notre seul regret concerne la prise de son, qu’on aurait aimé plus dynamique, et plus précise dans la restitution des différentes parties (instruments et chanteurs). Mais nous savons aussi qu’une représentation publique ne réunit pas nécessairement toutes les qualités pour permettre une prise de son idéale… Et malgré cette réserve, cet enregistrement constitue assurément la meilleure référence pour découvrir ou réécouter L’Empio punito.



Publié le 23 mars 2021 par Bruno Maury