VI sonate - Erlebach

VI sonate - Erlebach ©akg-images : Paysage de lune, par Aert van der Neer (1603 - 1677) - Museum der Bildenden Künste, Leipzig
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Influences italiennes et françaises en Allemagne du Nord

Philipp Heinrich Erlebach (1657-1714) est né à Esens en Frise orientale et a effectué toute sa carrière au service du comte de Schwarzbourg-Rudolstadt en tant que maître de chapelle. Les six sonate a violino e viola da gamba col il suo basso continuo (six sonates pour violon, viole de gambe et basse continue) sont dédiées au comte Schönborn-Wiesentheid. Dans sa dédicace le compositeur indique qu'en composant ces œuvres, il a voulu tenir compte des effectifs instrumentaux restreints des cours princières.

La sonate en trio apparaît en Italie avec des œuvres pour deux dessus (flûtes ou violons) et continuo de Tarquinio Merula, Giovanni Bertali, Francesco Cavalli. Ce dernier compose vers 1650 une remarquable sonate en trio en la mineur se terminant par une chaconne lente, utilisée aussi dans un opéra contemporain, La Calisto (Christopher Hogwood, The trio sonata, BBC Music Guides, p. 13-15). Ce modèle de sonate en trio donnera une riche descendance avec des œuvres de Henry Purcell, Antonio Vivaldi, Georg Friedrich Haendel, Jean Sébastien Bach, Carl Philipp Emmanuel Bach,... Parallèlement des musiciens d'Allemagne du Nord (Dietrich Buxtehude, Dietrich Becker, Johann Adam Reinken, Philipp Heinrich Erlebach) composent des sonates en trio dans lesquelles un des dessus, est tenu par une basse de viole. A la même époque, Marin Marais compose une série d’œuvres remarquables (Pièces à une ou deux violes de 1686, Le tombeau de Mr Meliton, par exemple) dans lesquelles les deux dessus sont joués par des basses de viole.

La coupe des sonates en trio est très variable. En Italie, la sonate en trio possède plusieurs mouvements alternant les tempi lents et rapides, une évolution se dessine vers la sonata da chiesa avec la succession Lent/ rapide/ lent/ rapide qui s'imposera au cours du 18ème siècle. L'Allemagne en ce 17ème siècle finissant subit les influences françaises et italiennes et adopte des coupes originales traduisant ces deux influences. Ainsi nombre de sonates en trio de Becker, de Erlebach ainsi que le Hortus musicus de Reinken commencent comme une sonate à l'italienne avec trois mouvements (Lent, vif, lent) et continuent comme une suite de danses à la française avec le plus souvent une Allemande, une Courante, une Sarabande et une Gigue. A noter que Buxtehude se singularise dans ses sonates en trio opus 1 et 2 avec une suite de mouvements sans ordre évident, mélangeant des mouvements lents et rapides, des formes anciennes comme la chaconne, des improvisations fantaisistes pour violon solo dans le plus pur Stylus Phantasticus.

En 1694, Philipp Heinrich Erlebach publie un recueil de sonates destiné à une formation qui réunit un violon à une basse de viole, soutenus par la basse continue. Tandis que chez Buxtehude la partie de basse de viole d'une grande virtuosité utilise toute la tessiture de l'instrument, l'ambitus de la partie de viole de gambe dans les sonates de Erlebach est plus restreint et la musique est confinée dans le registre aigu de l'instrument. Ainsi, selon le vœu du compositeur, la basse de viole, notée dans la clé d'ut3 et même en clé de sol pour certaines, peut-être remplacée facilement par un alto, une viole ténor, voire un deuxième violon. Le continuo n'est pas précisé mais il y a lieu de penser qu'il s'agissait d'un clavecin ou d'un orgue selon le caractère de chaque pièce avec une basse d'archet (basse de viole ou violone) pour renforcer les basses du clavier.

Excepté la sonate n° III, toutes les sonates du présent recueil présentent les mouvements suivants : lent, rapide, lent, allemande, courante, sarabande, gigue. La sonate n° III se termine non pas par une gigue mais par une vaste chaconne. Cinq sarabandes sur six possèdent la mention écrite en français : Sarabande et variation. On notera également que la sonate n° VI en fa majeur, dernière du recueil, comporte une partie de violon piccolo (accordé une tierce au dessus d'un violon ordinaire) et que le procédé de la scordatura (lire aussi notre chronique) est utilisé dans le cas de deux sonates du recueil, pratique qui consiste à accorder le violon différemment d'un violon normal. Ainsi les quatre cordes du violon de la sonate n° V en do majeur sont accordées comme suit : Do, Sol, Do, Mi (quinte, quarte, tierce) au lieu de Sol, Ré, La, Mi (quinte, quinte, quinte) dans le violon ordinaire tandis que les cordes de la sonate n° III en la majeur sont accordées : La, Mi, La, Mi (quinte, quarte, quinte). Inutile de souligner que ces modalités posent de sérieux problèmes techniques aux exécutants mais permettent de jouer les accords de la tonalité principale du morceau avec des cordes à vide ce qui donne à ces accords plus de brillant et un son aux résonances plus riches.

Vu les ressemblances formelles entre ces six sonates, le risque de la monotonie guettait, surtout dans les suites de danses. Les instrumentistes ont évité cet écueil en adoptant un ordre d'exécution astucieux et en variant subtilement l'instrumentation. Ils débutent le récital avec la sonate n° IV en do majeur qui, du fait de la scordatura possède un son spécial d'une étonnante plénitude. La sonate n° VI en fa majeur avec violon piccolo, est irrésistible. Le fugato qui suit l'affettuoso introductif avec son sujet en quartes ascendantes et son contre-sujet agile est un ébouriffant exercice de contrepoint. Les harmonies sont archaïques, souvent modales et le son un peu aigrelet du violon ainsi que le registre très aigu utilisé par la basse de viole donnent à cette sonate un charme unique. Si les sonates n° V et I en si bémol et ré majeur respectivement sont plus conventionnelles bien que toujours très agréables, la sonate n° II en mi mineur sort immédiatement du lot par l'emploi du mode mineur qui donne à cette sonate un caractère sérieux et plus dramatique. La magnifique chaconne de la sonate n° III en la majeur avec scordatura clôt ce cycle sur un sommet avec un son bien nourri et chaleureux. La mention finale, lento - tremolo e adagissimo m'a tout l'air d'être humoristique.

Sur le fond, la beauté mélodique et une certaine sensualité me font penser à un dialogue amoureux apaisé entre le violon et la basse de viole, instruments illustrant respectivement une voix de soprano et une voix de ténor. Ces deux voix se répondent ou se poursuivent avec grâce sous la forme musicale du canon, de l'imitation, du répons, du fugato. Les effusions amoureuses se chantent puis se dansent joyeusement sans jamais perdre de vue l'élégance et la retenue du moins jusqu'à la chaconne finale où une certaine exubérance passionnée se fait jour.

Marie Rouquié assurait la partie de violon baroque avec une intonation impeccable, un son très séduisant et beaucoup de sentiment dans les mouvements lents qui ouvraient chacune des sonates. Elle a fait preuve d'une grande maîtrise technique dans les morceaux en scordatura qui posent des problèmes complexes. J'ai souligné combien l'usage du violon piccolo conférait de charme à la sonate n° VI en fa majeur et je dois dire que j'ai été enthousiasmé par son jeu sur ce petit instrument. Dans toutes les sonates, la violoniste pratique une ornementation sobre et élégante.

François Joubert-Caillet, directeur musical de l'ensemble L’Achéron, officiait à la viole de gambe, une basse de viole à sept cordes. Cet instrument, utilisé dans le registre aigu de sa tessiture est très expressif sous ses doigts experts et se distingue parfaitement des autres instruments de l'ensemble ce qui permet à l'auditeur d'admirer le merveilleux entrejeu du violon et de la viole, basé essentiellement sur des canons ou des imitations entre les deux instruments. La sobriété était de mise aussi dans l'ornementation afin de ne pas nuire à la clarté du propos musical.

Au clavecin et à l'orgue, Yoann Moulin a magistralement assuré l'assise harmonique et rythmique de l'ensemble. Il l'a fait avec autorité mais en même temps souplesse afin d'éviter toute sécheresse.

Le rôle de l'archiluth sous les doigts de Miguel Henry est essentiel. L'instrument a autant un rôle harmonique qu'un rôle mélodique. Dans cette dernière fonction, il assure la jonction entre les phrases musicales et en même temps agrémente délicatement de couleurs irisées le son de l'ensemble.

A la basse de viole, Sarah van Oudenhove complétait l'harmonie. Du fait des registres très différents des deux basses de viole et d'une excellente prise de son, on distingue aisément son instrument ce qui permet d'apprécier le beau son de ce dernier. Incidemment je regrette que les origines des instruments utilisés par L'Achéron ne soient pas précisés sur la notice.

En définitive ces sonates procurent beaucoup de plaisir et en surprendront plus d'un(e) par leur beauté mélodique et leur originalité. La sonate n° VI pour violon piccolo justifie à elle seule l'achat du CD. Ce cycle constitue un jalon important dans l'évolution de la musique instrumentale du nord de l'Allemagne en attendant les innombrables sonates en trio de Georg Philipp Telemann dont certaines relèvent d'une esthétique voisine.



Publié le 26 févr. 2019 par Pierre Benveniste