Eros & Subtilitas - Tasto Solo

Eros & Subtilitas - Tasto Solo ©
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Danses et madrigaux sous la Renaissance italienne, palimpseste et variations avec Tasto Solo

Tentons de dénouer les imbrications et d’expliciter l’enjeu de ce disque aux séductions immédiates mais à l’orfèvrerie digne d’une montre à complication. Deux strates se croisent en cet atelier savant et somptueux, où abondent filigranes, convergences et jeux de miroir. La première ventile une série de pièces instrumentales en guise d’intermèdes, principalement puisées au Manuscrit de Castell’Arquato, localité italienne près de Plaisance, à laquelle est associée cette source compilée au milieu du XVe siècle. Le programme lui emprunte deux Ricercare, et trois couples de Pavanes & Saltarelles unis par la tonalité. Issues d’un recueil contemporain (1564), les trois autres pages instrumentales proviennent des Capricci in Musica a Tre Voci de Vincenzo Ruffo, alors maestro di cappella de la Cathédrale de Milan, ceux-ci constituant l’ultime contribution non liturgique de ce prêtre ensuite dévoué à la vocation post-tridentine, dans l’activiste contexte de la Contre-Réforme. Non sans que le fonds profane non grata per se ne s’y retrouve bientôt enrôlé dans la célébration spirituelle, sous l’effet d’une métamorphose qui prêtait de nouveaux textes sacrés à la plasticité et l’expressivité du madrigal, ainsi qu’en témoigne l’album Nova Metamorfosi de Vincent Dumestre et son Poème Harmonique (Alpha, janvier 2003). Certains de ces Caprices s’ouvrent à la danse (La Gamba) ou inventent leur matériau contrapuntique (La Disperata, El Cromato). Pour une complète exploration, on renverra au CD d’Alberto Rasi et son Accademia Strumentale (Stradivarius, 1993).

Là intervient la deuxième strate de ce parcours : « ce sont précisément les voix et leur répertoire qui complètent cet enregistrement et donnent tout son sens à l’ensemble de ce projet » résume la notice. Car certains Capricci de Ruffo dérivent de célèbres chansons de l’époque, que l’on entend ici à nu, du moins recréées sous forme de mélodie accompagnée, quand une ligne vocale est escortée par leur contrepartie instrumentale au sein de la polyphonie madrigalesque. Un traitement qu’accueillent Madonna io v’amo de Jhan Gero, mais aussi de Ruffo Liceti felici spirti (in Musica Libro Primo a Tre Voci di Adrian Wigliar, 1566) et Gentil mia donna (in Opera nova di musica intitolata Armonia celeste, 1564). L’entreprise outrepasse l’entrelacement virtuose, en faisant entendre Dormendo un Giorno dans les élaborations respectives de Verdelot (chant) et Ruffo (Caprice instrumental), puis en injectant les voix dans la parure instrumentale dans une sorte de dialogue et même de dialogisme où l’équipe Tasto Solo joue le rôle d’entremetteur. Une certaine ingénierie de l’intertextualité, et même récursive puisque Ruffo… s’inspirait de la chanson originale. Même procédé mixte pour Quand’io penso al martire, O felici occhi miei et Da’ bei rami scendea d’Arcadelt sur les vers de Pétrarque, pour le grivois Martin menoit de Janequin, où Ruffo s’entremêle à ses modèles. Même procédé de superposition pour Io mi sono gioveneta de Ferrabosco, mais cette fois tressé à son alter ego du manuscrit de Castell’Arquato (14v–15v) !

Depuis l’anthologie consacrée à Conrad Paumann en 2009, qui déjà mariait cordes pincées et souffle des tuyaux, les réalisations discographiques de Tasto Solo, précédemment chez le label Passacaille, restent rares mais précieuses. À considérer l’altitude conceptuelle et le degré de finition du présent album, on comprend que ces ambitions ont besoin de mûrir et s’aguerrir, de se roder en concert. Luttant contre toute prévention, arguments à l’appui dans son livret, Guillermo Pérez a bien sûr invité son organetto de Walter Chinaglia dans le trousseau fait de clavecin (Philippe Humeau, facture conforme à la Renaissance italienne), harpe, viole et luth, tenus par des artistes de haute stature (Bertrand Cuiller, Bérengère Sardin, Pau Marcos, Bor Zuljan). Tirés à quatre épingles (un peu trop ? la contribution soprano semble un peu pointue), les deux solistes vocaux s’intègrent à cet écheveau qu’on admire pour son intelligence et qui grise par son envoûtant tramage. Les recettes ne sont pas neuves, mais la concrétisation fascine, courtisant incessamment l’oreille par ses timbres chatoyants et ses textures à fleur de peau. Dans le champ de la lyrique amoureuse du Cinquecento, la gémellité, le calque et la réfraction portés à leur plus subtil accomplissement justifient le titre et l’entreprise de ce disque perfectionniste. Autant de tiroirs et facettes à apprivoiser, dont maintes écoutes approfondissent les charmes puissants.



Publié le 14 juin 2023 par Christophe Steyne