Fantastissimus - Castello Consort

Fantastissimus - Castello Consort ©
Afficher les détails
Un festival de couleurs sonores

C’est au Conservatoire Royal de La Haye aux Pays Bas que débute l’histoire du Castello Consort. Elise Dupont, violoniste, Anne-Linde Visser, gambiste et Matthijs Van Der Moolen, sacqueboutier, se retrouvent à l’origine pour faire revivre le répertoire assez peu abordé du XVIIe siècle consacré à un ensemble réunissant trombone, violon, violoncelle ou viole de gambe et basse continue. Cependant, des musiciens invités rejoignent régulièrement l’ensemble lorsqu’il se produit en concert. Et ce sont neuf musiciens au total qui forment le Castello Consort afin de mener à bien un premier projet discographique, parmi lesquels Menno Van Delft, un organiste jouant sur un instrument unique en son genre. Il s’agit en effet de la reproduction d’un orgue d’église italien construit par Orgelmakerij Reil, une entreprise de facture d’orgue basée à Heerde aux Pays Bas, qui a la particularité d’être transportable dans n’importe quel fourgon de taille standard (voir ici la présentation du groupe et de son orgue ).

Construit pour la musique des XVIe et XVIIe siècles, cet orgue comprend huit jeux, ce qui est suffisant pour le répertoire de l’époque de Claudio Monteverdi. L'instrument est doté de tuyaux métalliques ouverts, comme c'était le cas à cette époque, l'alimentation en air est principalement assurée par des soufflets manuels, permet ainsi d’éviter le bruit de soufflerie qui peut être dérangeant pour l’auditoire durant un concert. L'orgue est accordé à un diapason très aigu avec un la à 466 Hz, et il est accordé de façon à ce que toutes les tierces soient pures, avec pour conséquence la difficulté d’aborder certaines tonalités sans conséquences sur la justesse de certains accords. Afin de remédier à ce problème, le clavier est doté de doubles touches noires, une touche jouant le ré dièse, et une autre jouant le mi bémol, même chose pour le sol dièse et le la bémol. Et il faut savoir que cette solution était déjà utilisée au début du XVIIe siècle sur certains instruments en Italie.

Il convient avant toute chose d’évoquer également la sacqueboute, qui désigne l’ancêtre du trombone. Cet instrument de la famille des cuivres joué par Matthijs Van Der Moolen constitue le fil conducteur du programme musical de ce CD. L’origine du mot sacqueboute provient de deux verbes du vieux français, saquer (tirer) et bouter (pousser), lesquels décrivent le mouvement de va et vient de la partie coulissante de l’instrument. Les sacqueboutes étaient autrefois principalement fabriquées à Nuremberg et à Milan, elles disposaient à l’origine d’un tuyau étroit comme la trompette et d’un pavillon moins évasé que le trombone actuel, qui se différencie pour l’essentiel par une sonorité plus puissante. La sacqueboute connaît son âge d’or à Venise à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle. On la retrouve en particulier dans la musique de compositeurs tels Claudio Monteverdi (qui n’a pas en mémoire l’ouverture de L’Orfeo ?), Giovanni Gabrieli qui est l’auteur de nombreuses pièces pour les cérémonies de la basilique Saint-Marc de Venise… ou Dario Castello, de qui l’ensemble ici évoqué a emprunté le nom. En Allemagne, Heinrich Schütz fut tout particulièrement inspiré par l’instrument auquel il a dédié nombre des ses œuvres, dans lesquelles la technique a parfois atteint le plus haut niveau de virtuosité.

Le premier album du Castello Consort porte le titre de Fantastissimus, en référence au Stylus Phantasticus, une forme d’expression musicale de l’époque baroque auquel il est entièrement dédié. « Le stylus phantasticus, typique de la musique instrumentale, est la plus libre et la moins contraignante des méthodes de composition. Il n'est soumis à rien, ni aux textes, ni à des [règles] harmoniques prédéterminées; il met en valeur toute l’habileté du compositeur en révélant les règles secrètes de l'harmonie, l'ingéniosité des cadences ou encore l'assemblage des fugues. Il se divise en des formes qu'on appelle Fantasia, Ricercare, Toccata et Sonata ». C’est ainsi que le musicologue allemand Athanasius Kircher décrit au milieu du XVIIe siècle ce style d’écriture musicale novateur dans son ouvrage intitulé Musurgia Universalis publié en 1650. Le Stylus Phantasticus se caractérise à la fois par une grande liberté expressive et une virtuosité dans l’exécution, alternant passages contrastés, éléments mélodiques audacieux et improvisation. Les tout premiers compositeurs à adopter ce nouveau langage musical révolutionnaire en son temps furent les italiens Claudio Merulo et Girolamo Frescobaldi ou l’allemand Johann Jakob Froberger qui fut l’un de ses élèves. A l’instar du Stylus Phantasticus, la musique contemporaine vise à inventer de nouveaux horizons sonores, adoptant une démarche similaire aux pionniers de ce style musical. Ainsi, et c’est ce qui fait originalité de cet enregistrement, le Castello Consort a collaboré avec le compositeur contemporain néerlandais Martijn Padding qui a spécialement écrit à l’intention de ce jeune ensemble quelques pièces contemporaines. « Nous aimons explorer différents types de couleurs sonores et d'autres façons de nous exprimer à travers la musique du XVIIe siècle. Au tout début, nous nous sommes concentrés principalement sur les premiers compositeurs italiens de l’ère baroque écrites pour de petites formations de musique de chambre. Plus récemment, nous avons commencé à élargir à la fois notre répertoire et la taille de notre ensemble… » explique Matthijs Van Der Moolen.

Martijn Padding est un compositeur néerlandais né en 1956 à Amsterdam. Il dirige actuellement le département de composition du Conservatoire royal de La Haye et ses œuvres sont souvent le résultat d'une relation de travail étroite avec les musiciens eux-mêmes. Les œuvres contemporaines au programme étaient à l’origine destinées à être jouées dans le cadre d’une tournée de concerts, mais le succès rencontré auprès du public a conduit les musiciens du Castello Consort à les inclure dans ce premier enregistrement aux côtés d’œuvres de l’ère baroque. En composant ces pièces originales parfois proche de l’improvisation pure, Martijn Padding s’est en effet fortement inspiré de l’univers sonore des musiciens du XVIIe siècle, dans un style résolument contemporain.

Le programme débute par une Sinfonia composée par Biagio Marini (à écouter ici), un compositeur dont on sait très peu de choses. Probable élève de Giovanni Battista Fontana, il officia au début du XVIIe siècle dans plusieurs cours italiennes réputées pour leur soutien aux artistes et fût aussi un temps au service des Wittelsbach en Allemagne. Cette courte pièce au ton solennel révèle d’emblée une belle cohésion de l’ensemble et un bon équilibre sonore entre les musiciens. Son écriture étonnamment moderne pour l’époque comprend des accords à la limite de la dissonance. Deux pièces de Martijn Padding viennent aussitôt après et s’inscrivent tout naturellement dans leur prolongement naturel malgré les presque quatre siècles qui les séparent. La rupture de style ne se fait pas spécialement ressentir dans cette Intonazione suivie d’un Choral. Dans ces deux pièces, l’art de la dissonance est maîtrisé avec subtilité. Le Choral écrit pour orgue seul crée une atmosphère magique, quasi irréelle, le Choral qui suit se caractérise par un rythme plus marqué, dans lequel l’orgue est rejoint peu à peu par la sacqueboute, et le surtout le violon qui offre de beaux passages de virtuosité. L’écriture de ces pièces contemporaines est particulièrement intéressante, on retrouve en effet certains concepts de la musique italienne de ce début du XVIIe siècle, agrémentés d’effets harmoniques pour le moins inattendus, sans toutefois reprendre les travers de certaines compositions contemporaines. Cependant, et la suite de l’enregistrement le confirmera, la cohabitation de ces deux styles qui pourraient sembler opposés au premier abord est totalement cohérente.

Retour à la musique baroque avec une splendide Sonata Undecima de Marco Antonio Ferro, qui fut à la fois compositeur et luthiste au XVIIe siècle. Cette pièce pleine de contrastes laisse la part belle au trombone et présente des éléments harmoniques étonnants pour l’époque par leur modernisme assez proche par certains aspects de la musique contemporaine.


Frontispice du Recueil des sonates de Dario Castello

La sonata Duodecima à 3 de Dario Castello (à écouter ici) revêt un intérêt tout particulier, en premier lieu du fait que l’ensemble porte son nom, et en second lieu parce qu’il est l’un des artisans de l’évolution de la canzone instrumentale vers la forme sonate telle qu’elle apparaît en ce début du XVIIe siècle. Né à Venise en 1602, ce compositeur décédé à l’âge de vingt neuf ans était également un violoniste virtuose qui n’exerça durant sa courte carrière que dans la cité de Venise. A travers cette sonate, on peut déceler d’entrée chez ce compositeur une liberté d’écriture des plus intéressante ainsi qu’un goût prononcé pour la virtuosité. Jouant sur les contrastes, les oppositions de tempos et les couleurs sonores, cette sonate n’est pas sans rappeler dans son esprit les madrigaux de Carlo Gesualdo. La grande virtuosité développée à la sacqueboute par Matthijs Van Der Moolen est réellement surprenante, le son est d’une grande suavité, et la justesse irréprochable. Bien que ce compositeur soit tombé dans un relatif oubli, il est utile de rappeler que ses sonates particulièrement novatrice eurent dans cette première moitié du XVIIe siècle un succès considérable, en Italie et dans nombre de pays d’Europe.

Heinrich Ignaz von Biber est l’un des éminents représentants du Stylus Phantasticus. La présence dans le programme de l’une de ses œuvres était donc incontournable. Le choix du Castello Consort s’est porté sur le prélude de la sonate n°1 écrite pour le violon solo, accompagné d’un bourdon à l’orgue, interprétée avec brio par Elise Dupont qui officie sur un splendide instrument signé Willem van der Sijde daté de 1691. Ce luthier, souvent qualifié de Stradivarius d’Amsterdam, construisait des instruments de grande qualité dont dix seulement sont parvenus jusqu’à nos jours. Une pièce intitulée Hommage à Biber vient à la suite de ce prélude. La violoniste est alors peu à peu rejointe par les autres musiciens de l’ensemble. Signée Martijn Padding, elle reprend des éléments musicaux de Biber, les décortique pour mieux les décliner de la façon la plus pertinente, créant ainsi un lien naturel entre deux mondes musicaux qui n’étaient a priori pas destinés à se côtoyer.

Avec la Sonata quarta à 3 de Johann Rosenmüller se dévoile une pièce au style indiscutablement vivaldien. Mais il est vrai qu’après quelques soucis avec la justice pour une affaire judiciaire quelque peu inavouable, ce contemporain d’Antonio Vivaldi s’établit à Venise où il fut durant quatre ans compositeur à l'Ospedale della Pietà, ce célèbre orphelinat et établissement d'enseignement pour jeunes filles, où Antonio Vivaldi fut tour à tour maître de chapelle, maître de chœur, premier violon et directeur musical durant trente six années. Cette sonate au caractère élégant, brillant par moments, au style on ne peut plus italien, réunit toutes les cordes de l’ensemble dans une interprétation irréprochable et surtout très vivante. Il demeure utile de rappeler que Rosenmüller fût l’un des artisans de la réunion des goûts allemand, italien et anglais ; il jouissait d’une renommée équivalente à celle de Dietrich Buxtehude et de Johann Pachelbel dans l'Allemagne du XVIIe siècle.

La dernière pièce baroque de l’enregistrement est une sonata à 6 stromenti de Giovanni Valentini un organiste et claveciniste virtuose qui fût également en son temps un poète au talent reconnu. Élève de Giovanni Gabrielli, il ne recueillit pas le succès qu’il aurait pu mériter face à la renommée d’un Claudio Monteverdi, bien qu'il ait occupé l'un des postes parmi les plus prestigieux de son temps. Cette sonate du plus grand intérêt réunit l’ensemble au complet (soit neuf musiciens). Elle renferme des éléments esthétiques et harmoniques particulièrement avant-gardistes pour l’époque, mais Giovanni Valentini, qui passa la plus grande partie de son existence à Vienne au service de l’empereur Ferdinand II, était reconnu pour la hardiesse de certaines de ses innovations notamment en matière d’harmonie.

La conclusion revient à Martijn Padding avec deux pièces s’inscrivant parfaitement dans la continuité du programme (à écouter ici). Addio conserve quelques éléments sonores des pièces précédentes tandis qu’Aeolian Cascades, subtilement agrémentée de percussions, présente un caractère aérien et se démarque fortement par une esthétique sonore beaucoup plus contemporaine, ouvrant en quelque sorte une fenêtre vers le futur.

Il importe tout particulièrement de souligner la qualité de la prise de son, réalisée dans un lieu mythique. En effet, l’église mennonite néerlandaise de Haarlem, construite au XVIIe siècle, dispose d’une acoustique exceptionnelle, raison pour laquelle Gustav Leonhardt y réalisa la plupart de ses enregistrements.

Le Castello Consort livre ici un travail d’une grande originalité, à la fois homogène et cohérent. Il réunit avec bonheur dans un même programme des univers sonores que trois siècles et demi séparent, mais qui s’inscrivent toutefois dans une même démarche musicale. Associée de façon judicieuse à la musique baroque, la musique contemporaine devient ainsi plus accessible. Dans son travail de composition musicale, Martijn Padding s’est ouvertement inspiré du Stylus Phantasticus tout en le revisitant, offrant alors une belle opportunité de découvrir d’autres horizons musicaux tout en mettant en exergue la modernité d’écriture de compositions des tous débuts de l’ère baroque.



Publié le 07 févr. 2024 par Eric Lambert