Flavio Crispo - Heinichen

Flavio Crispo - Heinichen ©Eric Vandeville/ akg.images : Statue colossale de Constantin - Rome, Musées capitolins
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La belle-mère amoureuse

Heinichen (1683 – 1729) demeure un compositeur allemand un peu confidentiel, dont peu d’œuvres nous sont parvenues. Il a pourtant côtoyé les plus grands compositeurs de son époque. Son traité de musique, remanié à la fin de sa vie (et republié à Dresde sous le titre Der Generalbass in der Composition), a connu un réel succès auprès de ses contemporains. Né en 1683 dans un petit village près de la cour princière de Weissenfels (actuelle Saxe-Anhalt), Johann David Heinichen rejoint en 1696 l’école Saint-Thomas de Leipzig - où officiera quelques décennies plus tard Johann Sebastian Bach - avec Christoph Graupner (1683 – 1760) et Johann Friedrich Fasch (1688 – 1758). Tous trois ont pour professeurs les organistes Johann Schelle (1648 – 1701) et Johann Kuhnau (1660 – 1722). Il étudie ensuite le droit à l’Université de Leipzig, et rejoint bientôt le Collegium Musicum fondé par Telemann. Après le départ de ce dernier, en 1704, il en reprend la direction, et compose des opéras en allemand pour Leipzig et Nuremberg. Il rédige également un traité de musique, qui sera publié pour la première fois à Hambourg en 1711. En 1710 il entame un voyage en Italie, et en particulier à Venise où règnent Lotti (1667 – 1740) et Vivaldi (1678 – 1741). Il y rencontre également Auguste Frédéric de Saxe, fils d’Auguste le Fort (1670 – 1733). Sur la recommandation de son fils, ce dernier, qui règne alors sur la Saxe et sur la Pologne, embauche Heinichen comme maître de chapelle à Dresde. Début 1717, Heinichen regagne Dresde où il est engagé, et y retrouve Lotti, invité à composer pour la Cour. Lotti écrit ainsi successivement la pastorale Giove in Argo (1717) et un grand opéra (Gli odi delusi dal sangue, plus connu sous le titre d’Ascanio) sur un livret de Stefano Bernardo Pallavicini, ainsi que l’opéra festif Teophane.

En septembre 1719, le prince héritier Auguste Frédéric se marie à Dresde avec Maria Josepha de Habsbourg. D’autres pièces commandées à Lotti célèbrent cette prestigieuse union. Mais Lotti quitte ensuite Dresde. Heinichen entreprend de poursuivre cette tradition lyrique, sur un mode très personnel qui mêle à la fois les innovations musicales (notamment le recours aux traversos et aux cors, instruments alors en vogue) et les traditionnels livrets à la mode vénitienne mettant en scène de nombreux personnages, qui imprégnaient encore les premiers opéras serias. C’est ainsi qu’il compose son Flavio Crispo, probablement destiné aux festivités du carnaval de 1720. Las, ce chef d’œuvre (car c’est est un) ne verra jamais le jour : les chanteurs Senesino et Berselli, engagés pour la circonstance, se querellent violemment durant les répétitions. La querelle est rapportée au roi, qui demande leur démission. Les chanteurs ne se font pas prier, et partent pour Londres, où Haendel, de passage à Dresde quelques mois plus tôt, leur avait sans doute vanté des cachets plus rémunérateurs… Découragé, Heinichen ne composera plus d’opéras ; il se concentrera sur des compositions religieuses destinées à la chapelle de la Cour de Dresde, dans lesquelles il réutilise parfois certains air de son opéra. Et il révise et complète son traité, qui constitue son testament musical.

Très probablement dû lui aussi à Stefano Bernardo Pallavicini, le livret de Flavio Crispo s’inspire de faits historiques qui se sont déroulés à l’époque de la Tétrarchie (ou règne des quatre empereurs), au début du IVème siècle. Dioclétien (244 – 311) s’était adjoint un co-empereur (Maximien), qui portait comme lui le titre d’Auguste, et deux jeunes Césars. A une époque où déjà menaçaient les invasions aux frontières, chacun de ces empereurs administrait une partie de l’empire. Cette organisation montra rapidement son instabilité : Maximien puis Constantin (fils de Constance Chlore, César de Maximien) cherchèrent tour à tour à accaparer le pouvoir pour eux seuls. En 306 Constantin se proclame Auguste. Maxence, fils de Maximien qui le soutient, se révolte contre le nouvel empereur. Il se fait accorder à son tour cette dignité par les gardes impériaux à Rome, dans laquelle il se réfugie. L’empereur Galère envoie en vain une armée le combattre. De son côté Maximien se rend auprès de Constantin pour négocier sa neutralité dans le conflit avec Galère contre la reconnaissance de son titre d’Auguste, et son mariage avec sa fille Fausta. Ce double événement sera officialisé à Trêves durant l’été 307. Au passage Constantin répudiait sa première épouse Minervina, mère de leur fils Flavio Crispo.

A ces personnages historiques le librettiste ajoute ceux qui vont apporter les ressorts de l’intrigue : Elena, princesse anglaise (rappelons que Constantin avait été proclamé Auguste à York où il résidait aux côtés de son père) ; Gilimero, commandant romain amoureux de la princesse gauloise Imilee. Le premier acte dessine les intrigues et installe les protagonistes. Fausta ne veut pas assister au triomphe de Crispo, revenu victorieux de combats en Gaule, car il a repoussé ses avances avant de partir. Elle lui envoie Elena, dont il tombe amoureux ; mais celle-ci est éprise de Maxence ! De son côté Gilimero offre en présent à Constantin la princesse gauloise Imilee, pour la punir d’avoir refusé son amour : celle-ci est amoureuse de Crispo… Mais Constantin l’accueille à la cour impériale, en la nommant dame d’honneur d’Elena. Après le triomphe de son fils, Constantin prend des dispositions : il le nomme César, afin qu’il puisse lui succéder, et veut le marier à Imilee afin d’assurer sa descendance. Il charge Gilimero d’annoncer ces projets à son fils. Flavio lui répond qu’il n’a pas d’intérêt pour Imilee, et qu’il est prêt à la lui laisser.

A l’acte II, apprenant à son tour l’annonce de ce mariage, Fausta attend le moment où Crispo aura besoin d’elle. Elle lui propose de devenir son amant, afin qu’elle influence Constantin pour le faire revenir sur ce projet de mariage ! Furieux, Crispo rejette son offre abjecte. Survient Maxence, qui a intercepté les lettres d’amour de Crispo à Elena et les a données à sa sœur Fausta. Montrant ces lettres à Constantin en lui faisant croire qu’elles lui étaient adressées, Fausta accuse son beau-fils et demande à l’empereur de se retirer. De son côté Crispo part annoncer à Imilee qu’il renonce à ce mariage. Constantin les surprend ensemble, et demande à son fils des explications sur les lettres d’amour saisies. Crispo refuse de nommer Elena, mais il parvient à convaincre son père de donner Imilee en mariage à Gilimero, qui l’aime sincèrement. Constantin demande en outre à Gilimero d’exécuter la sentence de mort qu’il a prise contre son fils. Elena apprend d’un Gilimero bouleversé les dernières décisions impériales. Survient alors Maxence, qu’elle repousse ; ce dernier la menace alors de dénoncer à Constantin son amour pour Crispo.

Au début de l’acte III, Gilimero rejoint Crispo dans sa prison et lui apporte une coupe de poison. Elena tente alors de les empêcher de réaliser ce funeste projet mais Crispo a déjà bu le breuvage. Survient Imilee, qui est indignée que l’empereur ait pu condamner son propre fils à mort, et veut inciter le peuple à se révolter. De son côté Fausta réalise le caractère néfaste de sa conduite, elle appelle la mort. Maxence de son côté voit dans cette situation une bonne occasion de récupérer le pouvoir au détriment de Constantin ; il veut lui aussi provoquer un soulèvement populaire. Inconscient du danger, l’empereur se délasse dans son bain, mais il est pris de remords pour avoir ordonné la mort de son fils. Gilimero survient pour l’informer d’une révolte dirigée par Maxence, puis Fausta lui avoue ses machinations. Elena tente de se donner la mort, mais Imilee l’en empêche : celle-ci veut désormais tuer Constantin. Quand la révolte semble triompher, Elena à son tour empêche Imilee de lever la main contre l’empereur. On annonce que Crispo est à la tête des troupes : celui-ci apparaît pour révéler qu’il n’a absorbé qu’un somnifère ! Lieto fine général...

Près de trois siècles après son écriture, cet enregistrement témoigne de la création mondiale de l’œuvre, au Konzertsaal Musikhochschule de Stuttgart en 2016. En l’écoutant, l’amateur d’opéra seria est immédiatement frappé par sa richesse musicale et son originalité. Si l’on retrouve la traditionnelle alternance de récitatifs et d’arias da capo, ces derniers bénéficient d’une orchestration particulièrement soignée, même lorsqu’on la compare aux productions (postérieures) de Haendel (qui avait lui aussi séjourné à Venise pendant son premier voyage en Italie). Quasiment chaque air est introduit par une ritournelle, et l’orchestration du finale est également développée de manière inhabituelle. Dès l’ouverture, l’auditeur est frappé par la place accordée aux vents, en particulier cors et traversos. On notera aussi la présence d’un court mais brillant ballet au premier acte, ainsi que la sinfonia en trois mouvements (allegro-larghetto-allegro) qui ouvre le second acte. Ce foisonnement instrumental rehausse et enrichit considérablement l’esthétique sonore de l’opera seria, plus couramment centrée sur la beauté du chant et la profusion des ornements vocaux. Relevons l’implication méticuleuse de Jörg Halubek, à la tête de l’orchestre Il Gusto Barocco – Stuttgarter Barockorchester, pour nous restituer avec fougue et ductilité la richesse de cette partition si longtemps oubliée. Les cors de Martin Roos et Elisa Schindler y sont particulièrement sonores, et les traversos de Claire Genewein et Sarah van Cornewal tout à fait charmeurs.

Le plateau des interprètes s’avère tout aussi engagé. Soulignons tout particulièrement la brillante performance de Leandro Marziotte dans le rôle-titre. Il déploie une riche palette de couleurs qui s’infléchit à propos selon les situations : un timbre ouaté au phrasé délicat pour déclarer son amour à Elena (Basta à me), des reflets plus sombres et une virile assurance pour repousser avec dégoût les avances de sa belle-mère (Non la madre, non l’amante), un enchanteur Perdonate sembianze magnifiquement relayé par des traversos tout aussi charmeurs. Le troisième acte est marqué par les éclatants contrastes entre son désespéré Vieni, o tosco (précédé d’un frémissant récitatif), les longs ornements filés du duo Questo sgardo, instant magique de cet enregistrement, et le triomphal Di procelle final, à l’aigu solaire et jubilatoire. Le timbre affiche une remarquable stabilité, y compris dans les ornements les plus aériens ; la diction est précise et assurée. Le jeune chanteur uruguayen signe ainsi d’une réussite éclatante son premier enregistrement d’une intégrale lyrique.

Pour n’effectuer que des interventions assez courtes dans la pièce, les deux autres chanteurs masculins affichent aussi de solides qualités vocales. Dans le rôle de Maxence, le ténor Tobias Hunger développe son riche médium. Son premier air (Non contrasti il fato ingrato) est un régal pour les oreilles, il s’étire en de longs ornements superbement prolongés par les cordes. Au second acte le ténor frappe nos oreilles par un énergique Con questa speme, à la chute brutale parfaitement maîtrisée sur più lieve almen. Il triomphe enfin au troisième acte dans l’air de bravoure Se chiama al soglio, dont les brillants ornements se détachent sans peine des cors qui l’accompagnent. La basse Ismael Arróniz (Constantin) incarne avec gravité et panache la dignité impériale qui est la sienne, tout d’abord dans le lent et rythmé Bella pace (premier acte), puis dans l’air de bravoure All empio il primo fulmine, qui tournoie à travers les cors. Son dernier air (Vostre imagini, à l’acte III) constitue au contraire une invocation émouvante et dépouillée des dieux qui ont inspiré la terrible sentence.

Côté féminin nous sommes charmés par le timbre clair et cristallin de la soprano Dana Marbach (Elena). Ses attaques sont fermes, et les ornements viennent avec aisance (Non tutta rendasi, et surtout dans le redoutable air de l’oiseau Chi chiedesse all’augeletto). Son air du final du second acte (In veder l’altrui piacer) est particulièrement émouvant. Son duo avec Crispo au troisième acte (Questo sgardo) constitue comme nous l’avons dit plus haut un des sommets de cet enregistrement : les longs ornements filés des deux voix s’entremêlent pour créer une atmosphère magique, qui culmine lors de la reprise. Mentionnons encore le Io vorrei saper d’amore, à l’accompagnement minimaliste très réussi du luth. Autre jeune fille de la distribution, la mezzo Silke Gäng (Imilee) affiche des accents plus cuivrés, magnifiquement mis en relief par les cors (Se tal sull’alme regni). Son air du second acte (Non perche veda), précédée d’une superbe ritournelle, se révèle un véritable délice à nos oreilles. Et sa voix s’emplit de noirs reflets pour exprimer sa révolte au troisième acte (Face sarà di furia).

Alessandra Visentin campe de sa voix d’alto une Fausta sensuelle et machiavélique. Son premier air (Il trionfo del mio sdegno), souligné par les cors, ne manque pas de panache. Mais c’est évidemment lorsqu’elle avoue son forfait, au troisième acte, qu’elle porte à son comble l’intensité dramatique du personnage, à travers ses deux magistrales évocations des divinités infernales aux graves impressionnants (Crude porte et Già dal profondo, ce dernier précédé d’un éblouissant prélude des cors). Nina Bernsteiner offre sa voix ambrée de soprano à Gilimero, le fidèle ami de Crispo. Son timbre à la pointe mate se joue sans peine des ornements en cascade du Se adorno di speme qui conclut avec brio le premier acte. On retiendra aussi le bel air de bravoure Ande fiero à la fin du second acte, et les vaillants éclats cristallins du Vuoi di più et du Non tardar au troisième acte.

L’enregistrement public bénéficie d’une prise de son de bonne qualité ; certains raccords (sans doute liés aux coupures des applaudissements) sont toutefois nettement audibles. Mentionnons également l’excellente qualité du livret complet accompagnant le coffret, qui reprend également les quelques scènes omises dans cette création (ces scènes se concentrent essentiellement à l’acte II, et sont principalement composées de récitatifs). Profitons-en aussi pour mentionner au passage le catalogue richement fourni en musique baroque du label allemand CPO (Classic Productions Osnabrück ; voir son site), mal connu en France, et qui a édité cet enregistrement.

Tant par l’originalité de sa partition que par la qualité de son exécution, ce Flavio Crispo figure assurément parmi les découvertes baroques majeures de ces dernières années. Aux côtés de l’école napolitaine et des œuvres de Haendel, il témoigne d’un versant original et attachant de l’opera seria durant la première moitié du XVIIIème siècle. C’est pourquoi nous ne saurions trop suggérer aux amateurs d’opéras baroques de le découvrir.



Publié le 15 avr. 2019 par Bruno Maury