Sonates - Scarlatti
© Elisa Seitzinger Afficher les détails Masquer les détails Coffret avec notice trilingue (français-anglais-italien), un CD, durée totale : 86 minutes 20 secondes. Arcana - 2024
Compositeurs
- Domenico Scarlatti (1685-1757) : sonates pour clavecin
Chanteurs/Interprètes
- Francesco Corti, clavecin
Pistes
- 1.Sonate K. 213 en ré mineur
- 2.Sonate K. 214 en ré majeur
- 3.Sonate K. 208 en la majeur
- 4.Sonate K. 209 en la majeur
- 5.Sonate K. 248 en si bémol majeur
- 6.Sonate K. 249 en si bémol majeur
- 7.Sonate K. 215 en mi majeur
- 8.Sonate K. 216 en mi majeur
- 9.Sonate K. 217 en la mineur
- 10.Sonate K. 218 en la mineur
- 11.Sonate K. 242 en ut majeur
- 12.Sonate K. 243 en ut majeur
- 13.Sonate K. 244 en si majeur
- 14.Sonate K. 245 en si majeur
- 15.Sonate K. 219 en la majeur
- 16.Sonate K. 220 en la majeur
L’unité dans la diversité, le souverain Scarlatti de Francesco CortiDans le texte de présentation de son premier album consacré à Domenico Scarlatti, et même s’il le joue depuis de nombreuses années, Francesco Corti explique qu’il n’est pas venu spontanément vers le Napolitain mais qu’il a eu besoin de quelques révélations, autant d’épiphanies. La conjonction d’ingrédients antinomiques (« le docte et le populaire, le sévère et le comique, la virtuosité et la simplicité ») ainsi que l’imprévisibilité de ses développements font partie de cet inquantifiable univers qui peut nourrir moult approches.
Et implique de piocher dans le vaste corpus que Scott Ross, au milieu des années 1980, fut le premier à défricher intégralement (Erato), avant Richard Lester (Nimbus) et Pieter-Jan Belder (Brilliant). Plutôt qu’un assortiment de pièces favorites ratissées largement, le présent programme s’est focalisé sur la strate intermédiaire, correspondant aux volumes III et IV de la Bibliothèque Marciana de Venise, datés de 1752. À compter de cette même année, mais sans qu’on soit certain que cette conjonction reflète toujours l’intention de l’auteur, les œuvres tendent à se succéder par couples dans les copies manuscrites, suivant une affinité tonale, une complémentarité expressive (par exemple alternance lent-vif, ce qui est le cas de cinq des huit binômes retenus dans cette parution Arcana) voire une cohérence thématique. La rédaction de certaines pourrait remonter aux années 1730, toutefois le quadragénaire n’en avait pas moins atteint sa maturité esthétique.
Au sein d’un programme particulièrement généreux, le choix s’est porté sur seize sonates, cotées 208, 209, 213-220, 242-245, 248 et 249 dans la numérotation de Ralph Kirkpatrick. L’Adagio e cantabile de la K. 208 est une des rares occurrences dans cette indication de mouvement, et demeure une des pages les plus aimées de Scarlatti, comme en atteste sa récurrence dans les concerts et la discographie, tant au clavecin qu’au piano qui trouve là un terrain d’élection pour auréoler sa ligne mélodique en suspension. Cette rêveuse et nonchalante sonate en la majeur se retrouve dans la splendide anthologie de Pierre Hantaï pour Astrée (juin 1992), et flanquée de son binôme K. 209 dans celles de Gustav Leonhardt (RCA Seon, septembre 1978) et Andreas Staier (Teldec, décembre 1995), qui embarqua aussi les K. 215-216 dans le même CD. Les K. 213-214 qui ouvrent le récital de Francesco Corti se trouvaient elles dans le second volume d’Andreas Staier pour Deutsche Harmonia Mundi (février 1991), dans le florilège de Diego Ares pour Pan Classics (avril 2011) et déjà dans le vinyle de Ralph Kirkpatrick capté à Munich en juin 1970 (Archiv Produktion). Les K. 244-245 figuraient quant à elles dans l’album de Virginia Black sur un William Dowd (Emi, juin 1986). Bref, à les resituer parmi quelques notoires références discographiques, ces seize sonates, même si elles ne s’avèrent pas toutes des plus célèbres, ne sont pas d’obscures inconnues. Observons enfin que le claveciniste italien a sélectionné un attelage en Si majeur, une des tonalités les moins représentées du catalogue scarlattien (le seul autre jumelage étant les K. 261 & 262).
L’écoute amène à saluer la cohérence interprétative maintenue sur près d’une heure et demie, autant que la construction du programme qui se feuillette comme un roman, à rebondissements bien sûr, à la mesure où se dévoile cette « forêt enchantée » dont parle la notice. Ces vertus d’architecte se systématisent, non seulement à l’échelle du disque mais dans la moindre pièce. Au sommet dans la K. 215, mais déjà à commencer par la première. Dans tout récital bien pensé, l’exordium doit donner le ton, instiller une intrigue, abattre ses cartes… comme nous y invite d’ailleurs la couverture. Une paire qui renvoie probablement aux diptyques du programme. Si c’est un valet de trèfle que l’on y voit à l’effigie de Scarlatti, cette enseigne s’associe symboliquement à l’activité, l’initiative, l’énergie, la vivacité, les projets, l’audace, l’industrie. Un esprit d’entreprise, une habileté à organiser son affaire qui se démontre dès que l’on découvre comment Francesco Corti bâtit la K. 213, sûr de son commerce. Mais encore : quel sens de la narration ! Un art du discours à cheval entre rhétorique et élévation poétique. Dans la K. 248 qui ouvrait le CD de Pierre Hantaï, on admettra avec son confrère italien moins de fulgurance, de gourmandise ; l’espièglerie y coule d’une autre eau, plus sinueuse, rubatisée voire !, osant un luxe d’ornementation qui prêterait au décoratif si les doigts ne veillaient à en tendre la juste couture. Une saine canalisation qui derechef humecte la K. 208, plus alentie qu’à l’ordinaire : une démarche foncièrement, radicalement ingressive, comme figée dans un continuel commencement : une calme effusion parsemée d’accords en affusion, partagée entre hésitante mobilité et haltes contemplatives.
Car ce Scarlatti-là n’est pas taillé en habit de bouffon ou d’hérétique, il résiste à suborner la facétie en folie. Il n’est pas celui de la diablerie, du jet de soufre. La fuite éperdue lui contrevient : regrettera-t-on cette lecture un peu sèche et noueuse de la K. 220 ? –on y préférerait, parmi les récentes alternatives, la posologie de Frédérick Haas sur son somptueux Hemsch (voir notre article). Ailleurs, l’empire conquis par Francesco Corti relève plutôt de la retenue, de la césure, du retard calculé, même un peu syncopé si besoin (K. 244). Au prix d’un hédonisme certain, et d’une pointe de narcissisme, qu’encouragent les avenantes sonorités du clavecin de Philippe Humeau prêté par Bertrand Cuiller : son medium plein et chantant, délicatement surligné d’aigus qui scintillent sans dureté. Les micros de Ken Yoshida discernent cette palette de gourmet. Pareille sensibilité, pareil tact n’excluent pas mais magnifient une expansion souveraine érigeant le compositeur en poste avancé de l’esprit des Lumières, et en précurseur du classicisme rayonnant qui s’exprimera bientôt dans les opus pianistiques de Joseph Haydn.
Bref, un accomplissement, tel que le professeur à la Schola Cantorum de Bâle en a fourni l’illustration dans ses précédentes réalisations : nous avions vanté la magistrale théâtralité de son Haendel (voir notre article), la calligraphie hardie de ses concertos de Bach (voir notre article) : une force de conception et d’incarnation qui triompha encore dans son récent parcours frescobaldien chez Arcana. Concluons ici en redisant ce qui fait l’atout de ce superbe récital : une mise en abyme du tout et de la partie où, –tout en préservant la singularité parfois cocasse des ingrédients, si incongrus soient-ils dans leur essence ou leur assemblage– les moindres phrasés, apparences de forme, s’inscrivent, quand on prend du recul, dans le procès de sens agencé en chaque sonate. Les microcosmes cadrés dans leur macrocosme, résumerait-on cette éthique du gigogne.
Moins transgressif qu’intégrateur, le procédé vient interpeller l’académisme de façade, et insinuer des graphismes en trompe-l’œil. Un peu comme dans les tableaux de Giuseppe Arcimboldo (1527-1593), ainsi que l’auteur Louvre Ravioli (voir son remarquable site) en caractérise les ressorts iconologiques : « figure de style milanaise qui déclenche le va-et-vient perpétuel entre le détail et le général. Sondage métonymique et rétro-métonymique qui repose sur une perspective avec point de fuite mental – aussi appelé point de bascule métamorphique – permettant de traverser nos véhicules, en un clin d’œil ». Conductrice comme un pur argent, la ductilité des idées et du matériau mise en image par Francesco Corti insémine avec science cette nature morte bien vivante, malicieuse sans excès et surtout transfiguratrice.
Publié le 21 janv. 2025 par Christophe Steyne