Gismondo, re di Polonia - Vinci

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Un souverain idéal au Siècle des Lumières

Quinzième opéra seria de Leonardo Vinci (1690?-1730), Gismondo, re di Polonia, fut composé en 1727 à partir d'un livret de Francesco Briani et créé à Rome la même année. Le livret de Briani avait été écrit en 1707, soit vingt ans auparavant, pour un opéra d'Antonio Lotti (1667-1740), Il vincitor generoso, créé en présence du roi Frédéric IV du Danemark. Grâce à l'action de Max Emanuel Cencic, concrétisée par l'enregistrement d'Artaserse puis de Catone in Utica, les opéras seria de Vinci commencent à être connus du grand public. Vinci a commencé sa carrière en composant des opéras bouffes en dialecte napolitain pour la plupart perdus. L'exécution de Li zite 'n galera, un opéra bouffe désopilant, par La capella de’ Turchini (dirigée par Antonio Florio) a révélé au public le don mélodique et l'humour de ce compositeur originaire de Calabre mais installé depuis l'adolescence à Naples.

Primislao, duc de Lituanie juge dégradant d'être le vassal de Gismondo (Sigismond II, roi de Pologne entre 1548 et 1572), attitude qui empoisonne les relations entre les deux hommes. Ernesto, duc de Livonie et Ermano, duc de Moravie sont en principe alliés à Gismondo car ils sont tous deux amoureux de la fille du roi, Giuditta. Cette dernière est secrètement éprise de Primislao. A l'acte I Gismondo se réjouit du mariage envisagé entre son fils Ottone et Cunegonda, fille de Primislao, mariage qui augure une ère de paix. Malheureusement Pimislao refuse de prêter serment de fidélité à Gismondo. Ottone et Cunegonda tentent de réconcilier leurs parents respectifs et arrivent à leurs fins puisque Primislao accepte de prêter serment sous certaines conditions. A l'acte II la chute de la tente royale au moment de la signature du traité provoque un incident diplomatique, Primislao ridiculisé rompt son serment et Cunegonda se sent trahie par Ottone. Gismondo et Cunegonda, chacun de leur côté, demandent à Ottone de renoncer à son projet amoureux et exhortent ce dernier à combattre au champs d'honneur. La guerre éclate entre la Pologne et la Lituanie et la victoire revient aux polonais. Cunegonda affronte Ottone au combat. Ce dernier la maîtrise et lui laisse la vie sauve mais elle l'accable de récriminations car elle croit que son ex-fiancé a tué son père Primislao. Ce dernier qui n'est pas mort mais blessé, a renoncé à ses prétentions c'est pourquoi Gismondo lui accorde son pardon tandis que Primislao consent au mariage de sa fille avec Ottone. Entre temps, Ermano avoue qu'il est l'auteur de la chute de la tente et se suicide, Ernesto, se sacrifiant aux intérêts supérieurs de la nation et au bien commun, renonce à Giuditta et cette dernière peut épouser Primislao.

Pour qu'une intrigue aussi politique, se déroulant dans des terres très éloignées de la lagune vénète, ou des collines de Rome, intéressât le public, il fallait que ce dernier se sentît concerné et qu'un certain nombre de circonstances fussent réunies. La plus marquante d'entre elles fut la visite que le roi Frédéric du Danemark fit à Venise en 1707 et qui marqua les esprits comme en témoigne la dédicace du livret d'Il vincitor generoso dans laquelle Briani loue Frédéric IV comme un souverain idéal et un parangon dans l'art de gouverner. Selon Boris Kehrmann, « Il vincitor generoso est un instrument de propagande pour le roi du Danemark ». La louange des vertus du souverain idéal était dans l'air du temps. Parmi les qualités requises pour régner, la raison, la constance, la clémence et la vaillance étaient les plus fréquemment citées. Le souverain danois avait fait preuve de toutes ces qualités dans le conflit qui l'opposa à la Suède à partir de 1700 et jusqu'en 1720 (Guerre du Nord). Il est évident que le caractère de Gismondo, personnage titre du livret, est calquée sur celle de Frédéric IV. Il représente le bon souverain qui agit selon le principe de la pensée rationnelle et fait preuve de constance, vertu la plus haute dans l'opéra seria et bien sûr de clémence. Par antithèse, son rival Primislao est le mauvais souverain qui ne possède aucune des vertus susdites, allusion à certains hobereaux contemporains et peut-être même au roi de Suède, Charles XII dont la politique aventureuse de conquêtes mit à mal l'Europe du nord et notamment la Pologne et la Lituanie. Quelques années après la représentation d'Il vincitor generoso, Frédéric IV et ses alliés triomphaient des troupes de Charles XII (Paix de Frederiksborg, 1720) et donc le livret de Briani prenait un relief nouveau, fort utile pour le succès de Gismondo, re di Polonia.

Une autre raison de l'intérêt que pouvait trouver le public romain, fut la dédicace que Leonardo Vinci fit à Giacomo II, re della Gran Brettagna, c'est-à-dire James Edward Stuart (1688-1766), prétendant catholique au trône d'Angleterre que le Saint-Siège soutenait dans l'espoir qu'il ramenât la Grande Bretagne dans le giron de l'église catholique.

Enfin une troisième raison du succès est l'excellence du livret. Ce dernier offre des situations très dramatiques, une action continue et spectaculaire et des personnages bien caractérisés.

La musique de Leonardo Vinci manifeste dans Gismondo, re di Polonia son originalité par rapport à celle de ses contemporains : Antonio Vivaldi (1678-1741), Georg Friedrich Haendel (1685-1759) ou Nicola Porpora (1686-1768) et est une bonne illustration de l'école napolitaine. Moins hardie au plan harmonique que celle de Vivaldi, moins polyphonique que celles de Haendel ou Porpora, elle donne à la voix et à la mélodie la place principale. L'orchestre plus léger et plus transparent, abandonne les figures de contrepoint au profit d'un accompagnement non motivique consistant souvent en de simples batteries des cordes. Les instruments à vents (bassons, cors, flûte, trompettes) se voient confiés des rôles concertants dans neuf numéros sur trente et un. Mis à part quelques ariosos de forme libre, les airs sont presque tous de forme da capo, ils sont généralement courts et les tempos très animés. On note aussi dans l'opéra un décalage entre un texte très dramatique et une musique souvent guillerette, parfois proche de celle de l'opera buffa comme c'est le cas avec la plupart des airs attribués à Giuditta. Les passages dramatiques n'en ressortent que mieux par effet de contraste. Les arie di paragone (airs basés sur une comparaison ou une métaphore) sont nombreux. Le comparant (navire en perdition par exemple) se trouve dans la première strophe et le comparé (le protagoniste généralement) dans la seconde. Chose rare, on trouve même un air (Se l'onde corre al mare) basé sur une double métaphore, la rivière qui ne peut retourner à sa source dans la première strophe et la flamme qui ne peut s'unir à l'éther dans la deuxième. Cette musique de Leonardo Vinci annonce la naissance d'une sensibilité nouvelle, développée en même temps que lui à Naples par Johann Adolphe Hasse (1699-1783), conduisant au style préclassique de Nicolo Jommelli (1714-1774) et de Johann Christian Bach (1735-1782).

Contrairement à Artaserse où la distribution entièrement masculine respecte les conditions existant dans la Rome du temps de Vinci où les papes interdisaient aux femmes de chanter, le choix qui a prévalu dans Gismondo, re di Polonia, est plus équilibré. Les deux personnages féminins sont chantés par des femmes et le rôle de Primislao, écrit pour un castrat, est ici chanté aussi par une femme.

Le rôle de Gismondo était chanté par Max Emanuel Cencic. Toute la carrière de ce contre ténor est dédiée à l'opéra baroque, soit en tant que chanteur, soit en tant que producteur. J'ai eu la chance de voir à l'Opéra National du Rhin, une de ses plus belles prises de rôle dans Farnace de Vivaldi. Avec quatre airs, le rôle titre n'est pas le mieux pourvu mais ses airs sont très mélodieux et respirent la modération et l'humanité. Au premier acte, Gismondo use de la métaphore de la colombe ballottée par la tempête (Se soffia irato) pour décrire le trouble qui l'envahit à la pensée des conflits à venir. Il ne s'emporte que dans Torna cinto il crin au moment où il exhorte son fils à combattre, O vinci, o mori (Sois vainqueur ou bien meurs !). Comme d'habitude, la voix de Max Emanuel Cencic est puissante et bien timbrée. La personnalité de ce chanteur est tellement forte qu'elle emplit l'opéra de sa présence.

Le rôle de Primislao était, contrairement à la tradition, chanté par une femme, en l’occurrence Aleksandra Kubas-Kruc. Avec cinq airs, la soprano polonaise est avec Cunegonda la mieux dotée. Cette chanteuse, que j'ai entendue l’an passé au Haendel Festpiele Karlsruhe dans le rôle de Morgana dans l'Alcina de Haendel (voir mon compte-rendu), fait preuve ici d'une personnalité surprenante par son engagement intense et sa tendance à prendre des risques, notamment à attaquer fortissimo, sans préparation, une note suraiguë, spécialité dans laquelle elle excelle, notamment dans l'air belliqueux Va, ritorna de l'acte I où son contre ré jaillit au dessus de timbales déchaînées. Sa voix corsée et agile et son ornementation lors des reprises da capo d'une grande liberté m'ont beaucoup séduit. Son interprétation m'a paru correspondre parfaitement au caractère instable et vindicatif de Primislao notamment dans son spectaculaire aria di guerra avec trompettes de l'acte III, Vendetta, o ciel, particulièrement réussi. Mais elle ne s'est pas cantonnée dans le registre de la fureur, elle a su émouvoir dans son arioso, Sento di morte il gelo avec un superbe cantabile.

Giuditta, fille du roi Gismondo, est un personnage bien caractérisé qui apporte une note de fraîcheur dans le contexte militaro-politique de l’œuvre. Ses interventions sont parfois comiques comme dans son air de l'acte II, Tu sarai il mio diletto, où elle s'adresse alternativement à ses deux amoureux, Ernesto et Ermano dans un style proche de celui du vaudeville. Dans cette scène VIII, les ruses de la princesse et la maladresse des deux benêts forment un tableau réjouissant. Avec sa voix de type colorature au timbre cristallin et ses vocalises aériennes, Dilyara Idrisova colle parfaitement à son personnage et chacune de ses interventions est un moment de bonheur, notamment la délicieuse ariette, S'avanza la speranza. A la toute fin, la soprano russe chante avec beaucoup de charme et d'esprit un air basé sur une double métaphore Se l'onda corre al mare.

C'est Sophie Junker qui incarnait Cunegonda, personnage très attachant par son courage, sa rigueur intellectuelle frisant toutefois l'inflexibilité. En fait elle est la véritable héroïne de l'opéra car elle chante deux remarquables récitatifs accompagnés et les airs les plus pathétiques notamment le magnifique Tu mi tradisci ingrato. Dans cet air l'intensité des sentiments exprimés balaye le côté mécanique de la forme da capo si bien qu'on a l'impression d'écouter une musique durchcomponiert. Le timbre charnu de la voix est envoûtant et possède de belles couleurs, la ligne de chant est harmonieuse dans toute l'étendue de la tessiture, l'intonation parfaite. A la fin elle chante une aria di furore de forme curieuse, Ama chi t'odia, compromis d'aria da capo et de chaconne, formé par la répétition d'une basse obstinée une dizaine de fois sur lequel la soprano s'élance et brode une suite de variations avec une fougue impressionnante. C'est le sommet dramatique de l'opéra. Sophie Junker m'avait déjà beaucoup plu dans son interprétation sensible et expressive du rôle de Vénus dans La divisione del mondo de Giovanni Legrenzi (1626-1690) à l'Opéra du Rhin (lire le compte-rendu de mon confrère).

Yuriy Minenko incarne Ottone, prince sur lequel repose l'avenir du royaume et qui est amoureux de la fille de l'ennemi. Les airs d'Ottone sont centrés sur la beauté mélodique et en phase avec le caractère doux et peu martial de l'amant dans l'opéra seria baroque. Ses airs bénéficient souvent d'un instrument obligé. L'acte I se termine avec Quel usignolo, aria pastorale dans lequel la voix est accompagnée par une petite flûte, une rareté dans l'opéra baroque. L'oiseau chanteur tout heureux d'avoir trouvé sa compagne vocalise éperdument tandis qu'elle trille de bonheur. Yuriy Minenko fait admirer son beau legato et les couleurs variées de son chant. Deux bassons dans leur registre aigu interviennent dans Vuoi che io mora. Dans cet air très expressif, Ottone désespéré se rend au combat comme le veulent ceux auxquels il tient le plus, son père Gismondo et son amante Cunegonda. Le contre ténor a une voix puissante et brillante, propre à exprimer les sentiments amoureux mais non dénuée d'héroïsme notamment dans Assaliro quel core, air conquérant accompagné de deux valeureux cors.

Jake Arditti a commencé sa carrière très jeune en jouant le rôle du petit Yniold dans Pelléas et Mélisande de Debussy. Nerone très remarqué dans l'Agrippina de Haendel, il possède une tessiture étendue vers l'aigu, appropriée pour chanter le rôle d'Ernesto, duc de Livonie, fidèle allié de Gismondo et amoureux malheureux de Giuditta. Jake Arditti éblouit par sa technique remarquable dans les trois airs qui lui sont dévolus et est très émouvant dans D'adorarvi cosi, air très délicat où sa voix se mêle harmonieusement à un violon et un violoncelle solos.

Le traître Ermano était chanté par Nicholas Tamagna. Avec un timbre de voix plus sombre que celui d’autres contre-ténors, Nicholas Tamagna apportait de la variété dans ce quatuor. Il ne chante que deux airs mais le second, Son come cervo misero, de l'acte III, sort de l'ordinaire. C'est une aria di paragone où le comparant est un cerf entouré par les chiens qui l'assaillent et le mordent à mort, métaphore cruelle de la situation morale d'Ermano après sa trahison. Une basse obstinée de neuf mesures est répétée huit fois en comptant le da capo et le chanteur varie autant de fois un thème baroque riche en rythmes pointés. En tous cas le contre ténor américain rend justice à cet air magnifique avec beaucoup d'engagement et d'intensité.

L'Orkiestra Historyczna a du punch à revendre. Quelle nervosité, quelle fougue et quelle précision ! La direction est assurée conjointement par Martyna Pastuszka au premier violon et Marcin Swiatkiewicz au clavecin. Avec eux, on ne s'ennuie pas une seconde et les trois heures trente de l'opéra passent comme l'éclair, on aimerait même que le temps s'arrêtât quelquefois mais Leonardo Vinci n'est pas Haendel et c'est ce qui fait son charme. D'un collectif superbe se détachent un violon et un violoncelle solos à la sonorité très suave, une petite flûte virevoltante, deux bassons moelleux, deux vaillants cors naturels et un continuo très efficace (superbe clavecin parfois doublé dans quelques airs comme Quel usignolo).

Un opéra seria passionnant et une distribution superlative, que demander de plus ?



Publié le 23 août 2020 par Pierre Benvéniste