Trios sonatas - Goldberg & W.F. Bach

Trios sonatas - Goldberg & W.F. Bach ©
Afficher les détails
Un programme cohérent et judicieux

Depuis sa création il y a tout juste quinze ans, l’Ensemble Diderot s'est progressivement imposé dans le monde de la musique baroque par l’excellence de son travail. Il compte désormais parmi les meilleurs ensembles de musique de chambre et la sonate en trio constitue son répertoire de prédilection (voir notamment mon compte-rendu). Sa discographie des plus conséquente désormais aborde des répertoires souvent inédits, mettant en avant les richesses inexplorées d’un répertoire immense, sans toutefois délaisser les œuvres de compositeurs de renom. Le tout dernier enregistrement proposé par cet ensemble est consacré aux œuvres de Johann Gottlieb Goldberg et Wilhelm Friedemann Bach. Deux compositeurs qui renvoient immanquablement au Cantor de Leipzig : le nom de Johann Gottlieb Goldberg demeure en effet à jamais attaché aux fameuses Variations qui porte son nom, faisant oublier qu’il fût aussi un musicien renommé en son époque, Wilhelm Friedemann étant quant à lui le fils aîné de Jean-Sébastien et de sa première épouse Maria Barbara. Le violoniste Johannes Pramsohler, entouré de Roldan Bernabé au violon, Gulrim Choï au violoncelle et Philippe Grisvard au clavecin, propose un programme original composé de cinq sonates en trio, dont quatre composées par Johann Gottlieb Goldberg et une par Wilhelm Friedemann Bach.

Mais que sait on au juste de Johann Gottlieb Goldberg ? Pas grand-chose il est vrai... Né en 1727 à Dantzig (l’actuelle ville de Gdansk en Pologne), capitale de la Poméranie, Johann Gottlieb Goldberg fût un claveciniste virtuose réputé en son temps par sa précocité. Il fût l’élève de Jean-Sébastien Bach autour de l’année 1737, mais il bénéficia également quelques années plus tard de l’enseignement de son fils Wilhelm Friedemann à Dresde. Il débute sa carrière chez le comte Keyserling aux alentours de 1745, notamment selon la légende en jouant les fameuses Variations commandées par ce dernier à Jean-Sébastien Bach afin de l’aider à lutter contre ses insomnies. Il rejoint ensuite la cour du comte Heinrich von Brühl, premier ministre de Saxe, en tant que musicien de chambre. Atteint de tuberculose, il décède précocement en 1756 à Dresde à l'âge de vingt neuf ans. Durant sa brève carrière de musicien virtuose, Goldberg s'adonna également à la composition et en apprit les rudiments par l’étude des trios pour orgue de Bach. Cependant, loin d’être convaincu de son propre talent en la matière, il aurait lui-même détruit une bonne partie de ses manuscrits. Hormis deux uniques cantates, la partie de son œuvre qui est parvenue jusqu’à nos jours est pour l’essentiel instrumentale et ses sonates en trio présentent un intérêt indiscutable, dévoilant entre autres une belle maîtrise du contrepoint.

La Sonate en ut majeur qui tient lieu d’introduction au programme est particulièrement intéressante. Elle fut en effet longtemps faussement attribuée à Jean Sébastien Bach, et répertoriée sous la référence BWV 1037 du catalogue de ses œuvres. L’erreur est aisément explicable, tant on peut y retrouver le style d’écriture propre à Bach notamment dans ses sonates pour violon et clavecin. Dans l’Adagio d’une grande intensité (à écouter ici), on peut apprécier une fusion harmonieuse des lignes mélodiques de chacun des deux violons et un contrepoint irréprochable. Le jeu expressif de Johannes Pramsohler et de Roldan Bernabé, soutenu avec subtilité par le clavecin de Philippe Grisvard et le violoncelle de Gulrim Choï, met en avant une qualité d’écriture digne d’un compositeur de premier plan, confirmée par le mouvement Alla Breve qui suit. Dans cette fugue très extravertie, parfaitement construite, l’élève se montre assurément à la hauteur du maître dans un exercice qui peut être considéré comme un modèle du genre. Le Largo mystérieux, quasi religieux, invite au recueillement, laissant place à une Gigue énergique, à la fois hypnotique et cyclique, qui n’est pas sans rappeler le caractère jubilatoire et quasi mécanique, voire mathématique si caractéristique des œuvres du Cantor (à écouter ici). A l’écoute de cette splendide première sonate, il est tout à fait aisé de comprendre comment elle a pu être à tort attribuée à Bach, tant son écriture est proche de celle du Maître !

La seconde Sonate en la mineur (et non en ut majeur comme indiqué par erreur sur le livret) se révèle d’un style très différent. Elle s’émancipe indéniablement du carcan stylistique de Bach pour évoluer vers un univers beaucoup plus personnel dans lequel on perçoit une influence berlinoise. Après un Adagio introductif presque martial, vient un Allegro fugué dont l’écriture est à la fois dense et complexe. Le troisième mouvement Alla Siciliana en forme de Lamento se révèle très inspiré, les voix s’entrecroisent savamment, témoignant une fois de plus d’une belle maîtrise du contrepoint. L’Allegro Assaï final très enlevé, d’une grande diversité rythmique est ponctué de passages de haute virtuosité. Sa complexité de construction lui confère un intérêt tout particulier. Et il laisse accessoirement apparaître une belle complicité entre les musiciens de l'Ensemble Diderot qui proposent une fort belle interprétation de cette sonate.

Wilhelm Friedemann Bach, fils aîné de Jean-Sébastien et de sa première épouse Maria Barbara était un musicien particulièrement doué. Mais malgré des dispositions musicale remarquables, il ne fit pourtant pas la carrière musicale qui lui était promise. Né à Weimar en 1710, il fréquente à partir de 1722 l'école Saint-Thomas de Leipzig et étudie le violon auprès de Johann Gottlieb Graun – qui fut lui même un élève de Giuseppe Tartini – ainsi que l’orgue, très probablement auprès de son père. Organiste, improvisateur hors pair et éminent contrapuntiste, il est, à l’âge de vingt deux ans, choisi à l’unanimité pour son premier poste à la tribune de la Sophienkirche de Dresde en 1733. Pour l’anecdote, c’est son père qui rédigea sa lettre de candidature, que Wilhelm Friedemann se contenta juste de signer... En 1746, il obtient le prestigieux poste d’organiste à la Marienkirche (aujourd’hui Marktkirche) de Halle, ville dans laquelle il séjournera plus de vingt ans et où il se forgera une réputation de plus grand organiste d’Allemagne. (peut-être même supérieur à son père selon certains témoignages de l'époque). Ce séjour lui vaudra son surnom de Bach de Halle. Cependant, dès 1753 commencent les déconvenues pour Wilhelm Friedemann. Il démissionne de ses fonctions en 1764 et prend le risque de mener une carrière indépendante dix sept ans avant Wolfgang Amadeus Mozart. Il reste toutefois à Halle jusqu’en 1770, vivant essentiellement d’un héritage reçu par sa femme et en donnant quelques leçons. En 1774, il s’installe à Berlin où il décède dix ans plus tard dans le dénuement le plus absolu. Aujourd'hui encore, d’aucun s’interrogent sur les raisons qui ont pu conduire l'aîné des fils de Jean-Sébastien Bach à compromettre à ce point une carrière qui s'annonçait sous les meilleurs auspices !

La Sonate en trio en si bémol majeur atteste de la cohérence de la programmation proposée par l’Ensemble Diderot. Elle constitue une suite logique de la sonate de Goldberg qui précède : en effet, les esthétiques sont assez voisines, Wilhelm Friedemann Bach apparaît ici comme un musicien se situant entre deux époques musicales. On ressent en effet à travers l’écoute de cette sonate une volonté perceptible de se démarquer peu à peu du carcan baroque pour se rapprocher à petits pas de l’Empfindsamkeit (un courant musical visant à exprimer des sentiments et des états d’âme à travers la musique, lequel commençait à s’imposer en ce milieu du XVIIIe siècle). Le Largo des plus expressifs, presque romantique, affiche une belle progression harmonique et s’inscrit résolument dans un courant moderniste. Cet aspect est fort bien restitué et à juste titre accentué par Johannes Pramsohler et les musiciens de l'ensemble Diderot. (à écouter ici). L’Allegro Ma Non Troppo est particulièrement surprenant car son discours musical rappelle par certains aspects les trios à corde de Josef Haydn dont les premiers furent composés autour de 1750, comme cette sonate que l’on peut dater également du milieu des années 1750. Cette sonate du plus grand intérêt dévoile une musique pleine de fraîcheur, faite de contrastes et de surprises. Une chose est certaine, cette sonate se démarque des sonates de Goldberg par sa qualité d’écriture résolument moderne pour l’époque, rappelant en filigrane que Wilhelm Friedemann Bach fut aussi son professeur.

Le programme se poursuit avec deux autres sonates de Goldberg. La Sonate en trio en sol mineur qui se compose de trois mouvements se montre très novatrice dans son écriture. D’emblée, l’Adagio introductif se présente comme une plainte. Particulièrement inspiré, il se distingue par son atmosphère crépusculaire, ses dissonances, son chromatisme et son intensité expressive. La mélancolie du chant des deux violons de Johannes Pramsohler et Roldan Bernabé donnent un relief à la fois mélancolique et mystérieux à cet Adagio. L’Allegro élégant et joyeux qui lui succède offre un réel contraste stylistique avec le mouvement précédent, un contraste manifestement voulu par le compositeur. L’influence de Jean-Sébastien Bach se ressent indubitablement à travers un contrepoint plus classique et une musique peut-être plus conventionnelle. On remarquera l’importance donnée au violoncelle dans ce mouvement, le dialogue entre les deux violons d’un côté, et le violoncelle de l'autre, étant particulièrement réussi. La sonate s’achève sur un Tempo di Minuetto plein de surprises, jouant sur les contrastes, les tempi, les silences et les accents, elle annonce indéniablement de nouvelles esthétiques musicales.

Le programme prend fin avec une Sonate en trio en si bémol majeur de la même veine, dans un style qui annonce clairement l’Empfindsamkeit. On retrouve dans cette sonate ces grandes lignes mélodiques qui caractérise le compositeur. Dans l’Adagio, Goldberg s’autorise des libertés quant à la forme, à l'harmonie et aux rythmes. (à écouter ici) On y décèle un certain goût pour la fantaisie, les chromatismes et les audaces harmoniques. L’Allegro est construit sur un contrepoint des plus classique, dans le Grave très bref, les deux violons font corps et dialoguent avec élégance avec le violoncelle. Une Chaconne (à écouter ici) offrant de beaux développements tient lieu de conclusion au programme. On y retrouve des dissonances étonnantes, certains accords pour le moins surprenants donnent un résultat plutôt inédit, voire audacieux à ce mouvement qui transporte l’auditeur vers des harmonies inattendues.

A travers cet enregistrement, l’Ensemble Diderot démontre une nouvelle fois son savoir-faire pour donner à découvrir des œuvres soit inédites, soit très peu enregistrées. Aucune pièce inédite inscrite au programme cette fois-ci, mais les cinq sonates proposées méritent amplement de prendre place dans le répertoire dans la mesure où leur leur intérêt musical est totalement avéré. L’Ensemble Diderot en propose une interprétation à la fois vivante et captivante. Comme à l’accoutumée, le travail sur les respirations, le phrasé, l’intensité des dialogues, l’équilibre entre les instruments est irréprochable et met en exergue la richesse d’une écriture musicale qui commence à s’émanciper du style baroque. Par ailleurs, il convient de souligner l’excellent travail de l’ingénieur du son, la prise de son proche des musiciens, assortie d’une réverbération réduite au minimum, contribue contribue indéniablement à la qualité du résultat final !

Parallèlement, l’ensemble Ludus Instrumentalis conduit par Evegeny Sviridov (premier violon du célèbre ensemble de musique baroque Concerto Köln) propose de son côté une intégrale des sonates en trio de Goldberg. Cependant, malgré une indéniable qualité dans l’interprétation, une prise de son plus lointaine et un excès de réverbération donnent un rendu d’ensemble terne et sans relief en comparaison avec cet enregistrement de l’Ensemble Diderot (qui ne présente toutefois que quatre sonates du compositeur). La progression choisie pour les œuvres présentées est à la fois cohérente et judicieuse, et pour beaucoup, cet album constituera une double découverte : le fils de Bach le plus méconnu de l’histoire de la musique... et un compositeur décédé trop tôt et dont le nom est à jamais attaché à une œuvre majeure du répertoire qu’il n’a pas écrite.



Publié le 23 avr. 2024 par Eric Lambert