Graduel d'Aliénor de Bretagne - Vox Clamantis

Graduel d'Aliénor de Bretagne - Vox Clamantis ©
Afficher les détails
Le chant grégorien à son apogée

L’ensemble Vox Clamantis (voir le site), sous la direction de Jaan-Eik Tulve, propose trente ans après Marcel Peres et son ensemble Organum un enregistrement d’extraits du Graduel d’Aliénor de Bretagne dans les lieux mêmes ou ils ont été chantés à l’origine, l’église abbatiale de Fontevraud. Située à la croisée du Poitou, de l’Anjou et de la Touraine, cette abbaye royale qui abrite les gisants d’Aliénor d’Aquitaine, Henri Plantagenêt, Richard Coeur-de-Lion et Isabelle d’Angoulême était le siège d’un ordre religieux fondé au tout début du XIIe siècle par Robert d’Abrissel. Né aux alentours de 1045 à Arbrissel, village dans lequel son père était curé, il prend d’abord la succession de son père avant de partir vivre en ermite dans la forêt de Craon (aux confins de l’Anjou et de la Bretagne). Sa réputation de sainteté et de prédicateur hors pair lui attire de nombreux fidèles, hommes et femmes de tous les milieux sociaux, et c’est en 1101 qu’il s'installe avec ses disciples dans un vallon nommé Fons Ebraudi situé sur la rive gauche de la Loire, entre Saumur, Chinon et Loudun. Il y fonde alors un ordre religieux unique : un ordre double, ouvert à la fois aux femmes et aux hommes, vivant séparément comme il se doit, placé sous l’autorité d’une femme ! Robert d’Arbrissel sera le seul fondateur d’un ordre monastique à n’avoir jamais été canonisé, probablement eu égard aux incertitudes planant sur son respect des vœux de chasteté… En 1115, il confie son ordre nouvellement fondé à Pétronille de Chemillé qui en sera la première abbesse. A la mort de Robert d'Arbrissel, l’ordre compte déjà trente-cinq prieurés regroupant deux mille religieux, femmes et hommes, et à la fin du XIIe siècle, il regroupe une centaine de prieurés dans toute la France mais aussi en Espagne et en Angleterre.

Un ordre religieux prestigieux
Depuis, et jusqu’à la dispersion de l’ordre à la Révolution Française en 1792, trente six abbesses se succéderont à la tête de l’ordre ( voir la notice), toutes issues de la plus haute noblesse et portant le plus souvent des noms prestigieux. Parmi elles, on relève les noms de Mathilde de Flandres, Alix de Bourgogne, Alix de Champagne, Adèle de Bretagne (cousine de Blanche de Castille), Blanche d'Harcourt, Marie de Montmorency, Anne d’Orléans, sœur du roi de France Louis XII, Renée de Bourbon, fille de Jean VIII de Bourbon-Vendôme et d'Isabelle de Beauvau, descendante de Saint-Louis, Jeanne-Baptiste de Bourbon, fille légitimée du roi Henri IV et de Charlotte des Essarts, Marie-Madeleine-Gabrielle-Adélaïde de Rochechouart de Mortemart, sœur de Madame de Montespan et enfin Julie-Sophie-Gillette de Pardaillan de Gondrin de Montespan d'Antin, arrière-arrière-petite-fille de Madame de Montespan par son unique fils légitime, qui fut la toute dernière abbesse à la tête de l’ordre fontevriste. Dans cette abbaye, résidèrent Mesdames, les quatre dernières filles du roi Louis XV, de 1738 à 1750. L’abbaye Royale de Fontevraud est de nos jours le plus grand ensemble monastique subsistant en Occident. Et paradoxalement, ce fût sa transformation en un centre pénitentiaire par décret de Napoléon Ier du 8 octobre 1804 qui sauvera ce monument exceptionnel de la ruine en lui évitant d’être transformé en carrières de pierres comme bien d’autres édifices religieux tels Maillezais ou Cluny.


Vue aérienne de l’abbaye de Fontevraud © Eric Lambert

Aliénor de Bretagne, dix-septième abbesse à la tête de l’ordre est la fille de Jean II de Bretagne et de Béatrice d’Angleterre. Née en Angleterre en 1275, elle entre en 1283 à l’âge de huit ans au Monastère d’Amesbury, un monastère bénédictin appartenant à l'Ordre de Fontevraud. Devenue en 1304 la dix-septième abbesse de Fontevraud, elle sera durant trente huit années à la tête de cet ordre monastique avant de décéder en 1342. Elle apportera avec elle un Graduel (actuellement conservé à la Bibliothèque de Limoges, à consulter ici) lui appartenant et portant ses armoiries, auquel son nom restera attaché à jamais, ce Graduel sera conservé à Fontevraud jusqu’à la Révolution. Il est utile de préciser qu’un graduel est un recueil de chants religieux destiné à accompagner durant une année la liturgie de la messe, laquelle débutait traditionnellement au premier dimanche de l’Avent pour s’achever le jour de la Saint-André. Il s’agit ici d’un manuscrit de six cent pages (trois cent cinq folios plus précisément), richement enluminé, réalisé très probablement dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Il constitue encore de nos jours une source exceptionnelle pour l'étude de la pratique du chant grégorien aux XIIIe et XIVe siècles, et en particulier à l'abbaye de Fontevraud. En plus de la messe ordinaire en chant grégorien, il renferme tout un répertoire propre: séquences, proses, lectures ainsi que trois pièces polyphoniques à deux voix. C’est la partie relative à Noël qui a été choisie par l’Ensemble Vox Clamantis dans la présente réalisation, et il est utile de préciser que les, pièces choisies sont différentes de celles enregistrées par Marcel Peres et l’Ensemble Organum. Ainsi, les deux enregistrements ne font absolument pas double emploi.

Une ambiance magique
Et la beauté profonde de ce chant religieux multi-séculaire se révèle dès les toutes premières notes. L’ensemble Clamantis propose une véritable mise en scène sonore ! Silence total d’abord, bruits de pas… une cloche retentit et les premiers versets de l’Introït Dominus dixit chantés par un chœur masculin a capella comme il se doit font résonner les voûtes romanes de l’église abbatiale. Il s’agit là d’une Messe du Minuit, l’ambiance est magique, presque irréelle. Le chant est absolument parfait, la réverbération choisie dans la prise de son est particulièrement réaliste. Au chœur masculin succède ensuite un Tecum principium aérien, chanté cette fois par un chœur féminin, rappelant ainsi la spécificité de l’ordre double. Dans un unisson parfait, le chant aérien s’élève dans la nef. Dans le Kyrie, ce sont les deux chœurs, féminins et masculin, qui se répondent dans une savante alternance.

Après la Messe de Minuit qui s’achève sur de subtils sons de cloche et clochettes qui rythmaient traditionnellement les offices religieux de l’époque, vient la Messe de L’Aurore qui débute avec le Psaume 21 Deus, Deus meus, respice in me (à écouter ici). On touche alors au sublime avec un chœur masculin que l’on entend au loin au fond de l’église, rejoint par un chœur de femmes beaucoup plus proche, formant alors une polyphonie à deux voix. L’équilibre entre les deux chœurs est parfait, et une fois de plus, la réverbération ajoute à la magie du chant. Dans cet enregistrement, les tempos choisis sont parfaits et restituent à merveille l’esprit de cette musique. Bien que très austère, elle n’est pas sans évoquer la ferveur religieuse qui était de mise en cette fin du Moyen-Age, en particulier dans cette abbaye royale de Fontevraud qui fut l’épicentre d’un ordre religieux prestigieux. Il convient de plus de préciser que cette liturgie est restée inchangée durant des siècles, et qu’elle était encore chantée de manière identique durant l’ère baroque. Dans l’interprétation de Vox Clamantis, c’est la prononciation dite restituée du latin qui a été choisie, contrairement à celle de Marcel Peres qui a fait lui le choix de la prononciation gallicane. Quoiqu’il en soit, en l’absence de documents fiables relatifs à la prononciation du latin à l’époque, prononciation qui pouvait varier en fonction des régions, il est difficile d’avoir un avis tranché sur la question de ce choix. Mais quoiqu’il en soit, l’abbaye de Solesme qui est actuellement le haut lieu des recherches sur le chant grégorien en Europe a fait quant à elle le choix de la prononciation restituée…

Une musique intemporelle
Sobriété, dépouillement, apparente simplicité de la mélodie au service du texte, emploi subtil de mélismes propre à cette musique, ce manuscrit constitue un témoignage inestimable du chant liturgique de l'époque, étant précisé que la musique de ce Graduel était encore d’usage à l’époque baroque à l'abbaye de Fontevraud.


Gisant d’Aliénor d’Aquitaine - Abbaye de Fontevraud © Eric Lambert

Cependant; le choix d’enregistrer trois messes extraites de ce Graduel dans l’église abbatiale, contrairement à celui de Marcel Peres qui a choisi le réfectoire de l’abbaye, donne un relief particulièrement intéressant et conduit à une écoute différente. Les choix esthétiques de Jan-Eik Tulve sont particulièrement judicieux et mettent en exergue la dimension spirituelle et la beauté sombre et austère de cette musique millénaire devenue intemporelle.

L’enregistrement proposé par l’Ensemble Vox Clamantis est de toute évidence une réussite totale. Il conduit l’auditeur à se plonger au cœur d’un office religieux tel qu’il était donné au Moyen-Age, ponctué par le son des cloches et les silences. Difficile de ne pas tomber sous le charme de cette musique à la fois mystérieuse et magique… à la mesure de la beauté du manuscrit dont elle est tirée. Une merveille !



Publié le 15 avr. 2023 par Eric Lambert