Grands Motets - Lalande

Grands Motets - Lalande © Estelle Lagarde, série « De anima lapidum »
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Lalande, le transfigurateur

Qui veut découvrir l’œuvre de Michel-Richard De Lalande doit nécessairement s’armer de patience. Ballets et divertissements profanes brillent par une quasi absence d’enregistrements même si les fameuses Symphonies pour les soupers du roi (voir mon compte-rendu) permettent d’en approcher la dimension chorégraphique, au moins par quelques florilèges souvent réussis. Le corpus des Grands motets, lesquels ont valu à leur auteur une très grande renommée et le surnom de « Lully latin », est un peu mieux connu fort heureusement même si nous sommes encore bien loin de posséder un aperçu des 77 monuments parant les psaumes d’une musique somptueuse, issue d’une plume particulièrement châtiée et inspirée.

En 1684, l’année qui suivit sa nomination par le roi à la Chapelle Royale à l’issue d’un concours resté mémorable (on conserve d’ailleurs, dans un très beau CD d’Olivier Schneebeli son Beati quorum, psaume sur lequel les compositeurs mis en loge firent preuve d’émulation), Michel-Richard De Lalande produisit son Veni creator. Hymne de la Pentecôte, cette pièce servait naturellement à l’occasion de cette fête mais également pour les cérémonies de l’Ordre du Saint-Esprit, le plus prestigieux ordre de chevalerie de la monarchie française où les heureux élus étaient décorés du fameux cordon bleu. Assez bref comparativement aux deux autres pièces de ce programme, ce motet célèbre avec louange les dons de la troisième personne de la Trinité. Après une symphonie introductive pleine de majesté, en la mineur, s’enchaînent récits, petits ensembles entrecoupés de grands chœurs souvent verticaux jusqu’à une puissante doxologie cumulant dix voix chorales dans de belles envolées marquées par de savoureux dialogues. C’est quasiment une première au disque puisque l’enregistrement de Joseph Besnier avec la Maîtrise de la Cathédrale de Nantes (1962) est à reléguer au rang d’archive sonore, témoin d’une époque heureusement révolue au plan de l’interprétation.

Aux antipodes sur le plan émotionnel, le Miserere de 1687 et le Dies iræ de 1690 étaient déjà mieux connus. Le premier avait été exhumé par le regretté Jean-Claude Malgoire en 1981 et s’était vu avec le deuxième faire l’objet d’un concert inoubliable, le 15 septembre 1990, en la Chapelle Royale de Versailles lors des journées consacrées au compositeur par le Centre de musique baroque de Versailles en 1990. S’en était suivi un enregistrement de haute volée par Philippe Herreweghe avec de magnifiques solistes (Patricia Kwella, Linda Perillo, Howard Crook, Hervé Lamy et Peter Harvey) et un chœur d’excellence. Depuis, ces pages, d’une incroyable beauté, ont été complètement négligées.

S’étant déjà penchés avec bonheur avec Sophie Karthäuser sur les Leçons de Ténèbres du maître versaillais, Sébastien Daucé et son remarquable Ensemble Correspondances ont été inspirés de s’en emparer pour les servir magnifiquement. Si les effectifs restent modestes au regard de l’entreprise consacrée à Lully par Stéphane Fuget et ses Épopées, ceux-ci doivent être appréhendés à l’aune de la taille de la Chapelle contemporaine des œuvres qui était loin d’atteindre l’envergure du vaisseau que l’on connaît de nos jours. La couleur qui s’en dégage est plus intime, ce qui ne signifie pas que le propos en soit moins éloquent. Hormis quelques étrangetés ça-et-là dans la prononciation du latin gallican, Sébastien Daucé et Correspondances offrent, comme dans leurs précédentes contributions, un résultat particulièrement soigné que ce soit au plan vocal ou au plan instrumental. Les beautés abondant en ces pages, nous nous bornerons à louer les mérites de quelques épisodes parmi les plus exemplaires.

Ce n’est pas un hasard si le musicologue Lionel Sawkins, grand spécialiste du compositeur définit le Miserere comme motet « le plus important de tout l’œuvre de Lalande », lequel est conservé en plusieurs versions dont est ici offerte celle d’origine. Comment se pas être saisi d’emblée par la symphonie introductive émaillée d’accords de triton, de chromatismes avec une entrée du dessus soliste inoubliable (merveilleuse Caroline Weynants) : on frémit sur son deuxième Secundum magnam coloré d’une rare sixte napolitaine qui nous montre Lalande très au fait des modèles ultramontains. Le chœur s’empare ensuite de matériau pour le développer afin de conférer à la supplique individuelle une dimension collective qui associe chaque pécheur à l’humanité toute entière. L’Amplius lava me (qui s’établit sur une coupe de gavotte) vient offrir sa tendre mélancolie (belle intervention d’Antonin Rondepierre). Plus loin, retenons le formidable élan de l’Ut justificeris et plus encore de la magnificence qui habite l’Incerta et occulta sapientiæ tuæ, flamboyant double chœur à neuf parties réelles en dialogue (l’orchestre constituant un troisième chœur), à la mise en place impressionnante. L’Asperges me s’établit sur une basse de chaconne renouant avec les lamenti où la voix dialogue avec de délicats trios (délicieuses flûtes allemandes de Matthieu Bertaud, Morgan Ézouan) quand le Docebo iniquos étale les splendeurs de son contrepoint dès sa symphonie introductive animée d’une basse motrice pour donner l’occasion à une polyphonie incroyable à six voix de s’épanouir sur une texture orchestrale amplifiée elle aussi d’une partie supplémentaire. Le Tunc imponent final, quant à lui, vient conclure de façon saisissante sur son étonnant 6/8 assez rare dans la musique sacrée, dansant mais d’une joie voilée par cet ut mineur qui réapparaît, marquant la prédilection de Lalande pour cette tonalité (son fameux De Profundis ou son magnifique Super flumina requièrent également celle-ci). Composé l’année même de la mort de Lully, lui-même auteur d’un Miserere particulièrement prisé de Louis XIV, Michel-Richard De Lalande eut à cœur manifestement d’utiliser les grands moyens pour offrir une page sachant autant rendre hommage à son modèle que s’en différencier à maints égards.

Alors que Lully avait composé son Dies Iræ pour les funérailles de la Reine Marie-Thérèse, Lalande produisit le sien pour celles de la Dauphine Marie-Anne-Christine-Victoire de Bavière en 1690 et révisa sa partition vraisemblablement pour celles de son époux Monseigneur le Grand Dauphin en 1711. Parvenue dans un état incomplet, les parties orchestrales en ont été reconstituées avec grand soin par Thomas Leconte (auteur en outre de la notice, toujours aussi instructive et passionnante !). Ici également, Lalande semble s’être évertué à se distinguer de son remarquable modèle. Les différences abondent d’emblée dans le choix des tonalités : une vaste fresque articulée autour de sol mineur « sérieux et magnifique » chez Lully quand Lalande opte pour ut mineur « obscur et triste » avec des incursions en fa mineur (« obscur et plaintif »), des emprunts à si bémol mineur (« obscur et terrible ») ou cette attendrissante modulation en la mineur sur l’Oro supplex (« tendre et plaintif », qui sied parfaitement à Perrine Devillers).

Le traitement du texte se traduit également par des choix souvent opposés : bien que mobilisant le plain-chant dans les deux cas, la terrible prophétie annonçant le jour de colère divine s’incarne dans la voix de basse (sorte de vox Dei) chez Lully quand elle émane ici des dessus réunis, image des anges de l’Apocalypse. Les grandes exclamations sur Rex tremendæ chez Lully cèdent place à un récit dépouillé alors que le Recordare, poignant solo chez le Florentin donne lieu chez son successeur à un grand chœur à 5 voix en forme de fugue à la française. Le passage où Lalande se rapproche le plus de son prédécesseur réside dans le Confutatis aux notes martelées et aux dialogues en mesure ternaire sur le Voca me. Quoiqu’il en soit, la confrontation des deux partitions s’avère passionnante.

L’interprétation qui en est donnée ici l’est tout autant. On assiste véritablement à une pompe funèbre : catafalque de velours noir, candélabres d’argent, vapeurs d’encens s’offrent instantanément à nos sens, nous plongeant dans cette atmosphère lourde et grave marquant la fin du règne de Louis XIV. Le Quantus tremor entrecoupé de silences est glaçant tandis que le Tuba mirum assombri en fa mineur évoque quelque danse macabre par sa basse frémissante sur laquelle s’élève le récit de basse-taille (remarquable Étienne Bazola). Plus loin, au Liber scriptus, la voix surnaturelle de Lucile Richardot nous fait songer à quelque Sibylle de la Chapelle Sixtine par sa puissance et son timbre si singulier quand Vojtěch Semerád nous émeut particulièrement par les accents touchants qu’il confère au sublime Quid sum miser, endeuillé par sa basse chromatique descendante. C’est sur cette même basse, cette fois-ci en ut mineur, que se fonde le poignant Lacrymosa qui rappelle le Salve à trois voix égales de Charpentier, servi magnifiquement par Lucile Richardot, Antonin Rondepierre et Nicolas Brooymans. Si le contrepoint en est plus simple que chez Lully chez qui ce passage constitue un point culminant, c’est que Lalande a décidé de magnifier le Pie Jesu, l’un des plus grands sommets de son œuvre. C’est en miroir de la page inaugurale du motet, qui annonçait la condamnation de ce monde, que semble descendre du ciel la rédemption dont l’entrée si attendrissante des dessus assemblés provoque une sensation étrange mêlant douleur et émerveillement : en ces quelques notes s’expriment les émotions du deuil, la perte d’un être cher tout autant que l’espoir de retrouvailles dans un au-delà. Se déploie alors une polyphonie, en apesanteur, d’une splendeur indescriptible, plaçant Lalande au rang des plus grands contrapuntistes de tous les temps. Jusqu’à la sobre cadence plagale finale sur Amen, l’Ensemble Correspondances nous maintient dans cette atmosphère extatique, offrant la démonstration magistrale de l’extraordinaire puissance spirituelle de cette musique.



Publié le 07 janv. 2023 par Stefan Wandriesse