Grands Motets - Lalande

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Apothéose du Grand Motet

On ne fait pas à Delalande, le « Lully latin » selon le mot de Colin de Blamont, la place qui devrait lui revenir. Malgré les contributions (dont certaines déjà anciennes) des Higginbottom, Colléaux, Christie, Herreweghe, Skidmore, Michel-Richard Delalande (1657-1726) reste trop peu servi par l’enregistrement. Fort heureusement, Vincent Dumestre (voir le compte-rendu dans ces colonnes) a apporté récemment sa pierre à l’édifice par un somptueux album. Mais surtout, et pour la deuxième fois, Olivier Schneebeli, avec les affinités qu’on lui connaît pour ce répertoire, livre ici un jalon majeur après avoir restitué il y a quelques années trois Grands motets, dont le Beati quorum, seul motet rescapé du concours de 1683, qui permis à Delalande son entrée remarquée à la cour.

« Le grand mérite de M. De la Lande consistait dans un merveilleux tour de chant, un précieux choix d’harmonie, une noble expression, faisant toujours valoir les paroles qu’il avait à traiter, en rendant le sens véritable, le majestueux et le saint enthousiasme du prophète. Plus amateur du sublime et des grandes idées, que d’un travail servile et pénible, qui fatigue plus souvent l’esprit de l’auditeur qu’il ne le satisfait et qui lui laisse presque tout à désirer. Ici, savant et profond, là simple et naturel, il faisait toute son étude et mettait son application à toucher l’âme par la richesse de l’expression, et des vives peintures, et à délasser l’esprit par les agréments de la variété, non seulement dans le merveilleux contraste de ses morceaux, mais dans le morceau même qu’il traitait. » C’est encore Colin de Blamont qui, en ces termes, dresse l’éloge de celui qui fut son maître, homme discret, en dépit des nombreuses charges qu’il cumula progressivement grâce à son mérite.

Cet enregistrement nous convie à la messe royale où le grand motet, donné en même temps qu’une messe basse, conviait le roi et la cour à un concert spirituel de la plus grande qualité qui soit. Lecerf de la Viéville, dans sa Comparaison de la musique italienne et de la musique française, parue en 1706 témoigne des impressions procurées par cette musique aussi édifiante qu’une oraison de Bossuet : « J’entendis aussi à Versailles ce mois de juillet le Motet de la Messe de Monseigneur que je ne puis oublier ici. Il était d’un chant noble, de vrais tons de Lulli, des chœurs merveilleux […]. On me dit qu’il était de Lalande, qui battait la mesure dans la galerie des musiciens, et il me parut que le Roi était servi en Musique comme il le doit être, et comme il l’est en tout le reste : en gros mieux qu’on ne l’est en aucun lieu de son Royaume. »

Ce n’est pas pour autant à la reconstitution d’un office que nous assistons. Il s’agit plutôt de montrer toute l’envergure du génie de ce compositeur encore si méconnu, nonobstant quelques pages célèbres (les fameuses Simphonies pour les soupers du Roy), par des motets renvoyant à deux périodes stylistiques différentes : celle qui va de la nomination comme sous-maître à la Chapelle royale en 1683 jusqu’au début des années 1690, puis celle des années 1700. Durant la première, le motet est encore imprégné des modèles de la génération précédente dont Dumont, Robert et Lully fixèrent le cadre : un tout englobant une foule de petites sections où solistes, grands et petits chœurs dialoguent. La deuxième en revanche, sous l’influence ultramontaine, voit les mouvements se développer et gagner en autonomie.

Relevant du premier style, rendons grâce à Olivier Schneebeli d’avoir choisi la version copiée par Philidor en 1689-1690 de l’extraordinaire De profundis, fréquemment requis pour les obsèques royales et princières. Les enregistrements antérieurs (Higginbottom, Skidmore…) lui avaient préféré la version ultérieure issue de l’édition mise au point par Blamont en 1729. Ce que l’œuvre perd en habileté d’écriture (l’extraordinaire contrepoint du Requiem aeternam ou le hautbois obligé du Sustinuit par exemple), elle le gagne en intensité et en ferveur. C’est assurément le sommet émotionnel de cet enregistrement. Le récit initial relayé par le chœur est à lui-seul inoubliable. On comprend aisément, en lisant la préface attribuée à Tannevot, les propos suivants : « Du temps du feu Roy il avait commencé à faire quelques changements dans plusieurs de ses anciens Motets ; Sa Majesté qui s’en aperçut l’empêcha de continuer, soit pour rendre plus sensibles les progrès que l’Auteur faisait sous ses yeux, soit pour conserver les grâces et beautés naïves de ses premières productions, soit enfin par la crainte que cette occupation ne lui prît trop de temps, ne l’empêchât de composer de nouvelles choses. » Jouant incessamment sur les ombres et la lumière, en alternant modes mineur et majeur, la fresque s’avère des plus touchantes. Quand arrive le fa mineur du Requiem, on est saisi par une vive émotion, qu’amplifie encore l’entrée du chœur, entrecoupée de silences terribles. Mais aux sanglots endeuillés succède la joie communicative de l’Et lux perpetua, à peine voilée par le retour du mineur sur la doxologie, que vient conclure magistralement une somptueuse cadence plagale, éclairée aux dessus d’une tierce picarde, symbole d’espoir.

Servant d’invitatoire aux matines, le Venite exultemus de 1701 met en lumière la joie du chrétien mais aussi deux autres sentiments : l’adoration et la contrition, offrant ici prétexte au musicien pour jouer de multiples contrastes. Après un chœur introductif particulièrement jubilatoire en sol majeur, c’est une grâce dansante assombrie par le mode mineur qui anime le verset avant céder la place à un récit de haute-contre de toute beauté sur Quoniam Deus magnus Dominus. S’il est une forme que Delalande affectionne tout particulièrement, c’est l’air sur basse de chaconne. Le Quoniam non repellet en offre un exemple saisissant où la basse-taille s’élève sur une basse très écrite, générant des imitations des hautbois qui tissent une trame serrée, modulant vers la dominante dans le passage central avant de reprendre dans le ton initial. Un aimable duo entre taille et basse-taille conduit à un changement complet d’atmosphère, le Venite, adoremus nous plongeant dans un recueillement total, proche de l’extase. Le prélude initial semble tendre la main au mysticisme d’un Charpentier. La basse-taille entonne, rejointe par le chœur puis se livrant avec le dessus et la haute-contre à de poignants dialogues sur Ploremus : intervalles expressifs, suspensions, dissonances, tout est mobilisé par Delalande pour livrer le tableau le plus touchant qui soit. Le doux balancement ternaire du Nos autem populus ejus conduit à un récit de basse-taille plein de noblesse pour regagner peu à peu la lumière qui vient irradier le chœur final Quadraginta annis retrouvant le caractère jubilatoire inaugural, alimenté par des passages tantôt verticaux, tantôt franchement contrapuntiques.

En 1754, dans son Apologie de la Musique Française contre M. Rousseau, l’Abbé Laugier déclarait que « le Dominus regnavit…n’est point un joli Motet comme on l’a osé dire de nos jours ; mais un des plus grands Motets que l’on connaisse. Ce psaume est sans contredit un de ceux où la poésie de l’auteur inspiré, a répandu les images les plus frappantes et les plus variées. Il est difficile qu’un compositeur ait un sujet plus intéressant et plus riche à traiter. La Lande l’a rempli avec toute la force et toute la vérité imaginable. » L’analyse qu’en donne l’ecclésiastique à la suite de ce préambule est ici magistralement démontrée. L’œuvre, datée de 1704, débute par une magistrale fugue à la française, « heureusement ménagée », peignant effectivement le Seigneur comme un Roi, faisant son « entrée triomphante au milieu de ses sujets ». Le récit de basse (ici chanté par la basse-taille), Nubes et caligo, inspire retenue, respect et saisissement. Ceci débouche sur un chœur à trois voix aiguës, Illuxerunt fulgura, accompagnées d’un trio instrumental, qui s’efface en douceur sur la fin pour assurer une transition aussi simple qu’efficace : une entrée du grand chœur sur la dominante (ré majeur), pour basculer aussitôt en sol mineur et livrer un tableau apocalyptique. Le fracas du tonnerre, la terre qui tremble, l’orchestre traversé de dessins agités, le chœur observant un strict syllabisme : c’est une scène de tragédie en musique qui se trouve transportée à l’église. Au relatif majeur de si bémol, la haute-contre chante ensuite les montagnes fondant comme de la cire en présence du Seigneur, la terre se voyant anéantie de son seul regard. Le duo qui suit (dessus et basse-taille) joue d’effets de dialogue entre les voix, souvent à découvert, et les instruments qui leur répondent. Le chœur, Confundantur omnes, est construit sur deux motifs opposés : l’un rythmique et martelé, l’autre ondulant sur adorant, afin d’exprimer la contemption dont sont l’objet les adorateurs d’idoles. Le récit de dessus, Adorate eum, constitue à coup sûr l’un des sommets de l’ouvrage. Il s’appuie dans sa première partie en mi bémol majeur, sur une riche texture des cordes en valeurs longues, offrant une assise solide à la voix qui s’élève, ornant son chant de délicates vocalises sur angeli d’une beauté à couper le souffle. La partie centrale préfigure Rameau, avec un complet allégement de la trame instrumentale, à deux voix et cantonnée dans l’aigu. S’achevant sur « un dernier trait plus éloquent que tous les autres », la répétition de l’Adorate eum s’emploie à nous combler d’une félicité totale. S’appuyant à nouveau sur un rythme de gavotte, le final convoque la taille qui se livre à un récit empli de jubilation sur Lux est orta et sur laetitia, joie qui gagne de façon contagieuse le chœur invitant « à se réjouir dans le Seigneur et à ne jamais oublier ses grâces ».

Outre ce programme excellemment choisi et fort bien agencé, deux motets plus joyeux encadrant un troisième plus sombre, relevons combien la restitution qui en est faite est à la hauteur des œuvres. Les solistes sont absolument remarquables. Chantal Santon-Jeffery, qui brille souvent dans le répertoire profane de la même époque, sait nous réjouir comme nous émouvoir. Le verset du dernier motet, décrit plus haut, est sans doute l’un des moments les plus touchants de cet enregistrement, tant elle sait mettre d’âme dans son chant. Les qualités de Reinoud Van Mechelen ne sont plus à démontrer : c’est assurément la plus belle voix de haute-contre française de notre époque, autorité, grâce, projection, style idoine sont réunis à chaque intervention, le Quoniam Deus du Venite étant une vraie page d’anthologie à cet égard. François Joron est une belle découverte, le final du Dominus regnavit donne une bonne idée de ses moyens : la voix est bien timbrée et vocalise avec beaucoup d’aisance. On aimerait l’entendre davantage à l’avenir. Lisandro Abadie est impressionnant : se jouant des récits de basse-taille comme ceux de basse, il sait tout faire avec une autorité qui nous subjugue. Quelle diction ! Quelle aura il dégage ! On en vient à souhaiter son retour, piste après piste, tant il incarne une sorte d’idéal de la basse-taille à la française. Il n’oublie jamais l’aspect fervent de ces pièces, évitant ainsi de sur-jouer une théâtralité à laquelle cette musique pourrait conduire entre des mains moins expertes. Les solistes issus du chœur, Justin Baudot (dessus) et Fernando Escalona (haute-contre) tiennent, eux aussi, fort bien leur partie. Le chœur, très sollicité dans ces grands motets (17 interventions sur 25 pistes) est admirable. Les Pages et Chantres du Centre de musique baroque de Versailles sont pleinement chez eux dans ces œuvres. Les couleurs où voix d’enfants et d’adultes sont mêlées constituent ici aussi une sorte de parangon de ce que l’on attend dans cette musique si exigeante. Tantôt orant, tantôt vindicatif ou exultant, voilà un chœur en tout point convaincant. Le Collegium Marianum, ensemble tchèque, que dirige habituellement la flûtiste Jana Semerádová (fort joli solo dans le passage central de l’Adorate eum) constitue un partenaire irréprochable sur le plan instrumental. S’y distinguent tout particulièrement les Vingt-Quatre Violons du Roi mis à disposition par le Centre de Musique Baroque de Versailles, permettant d’apprécier la richesse du contrepoint de Delalande, dont les parties intermédiaires sont particulièrement soignées. Artisan au charisme et à la générosité de chaque instant, Olivier Schneebeli livre ici le plus bel enregistrement jamais consacré au « Lully latin ». Puisse-t-il encore défricher ces terres et contribuer à nouveau à nous faire découvrir encore davantage celui que le Roi avait surnommé avec tendresse « Lalande » !



Publié le 31 mars 2019 par Stefan Wandriesse