Farinelli - Ann Hallenberg

Farinelli - Ann Hallenberg ©Eric Larayadieu
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In braccio a mille furie

Carlo Broschi est sans doute le castrat le plus célèbre de l'époque baroque, qui l'a retenu sous son pseudonyme de scène, Farinelli. Comme l'usage en était fréquent dans l'Italie de cette période, le jeune chanteur a adopté un nom dérivé de celui de ses premiers protecteurs, les frères Farina. Né en 1705 à Andria, il est rapidement envoyé à Naples pour étudier le chant auprès de Nicola Porpora, compositeur et professeur renommé. En 1720 il effectue ses débuts lors de la création de la serenata (sorte de petit opéra destiné à des représentations privées, généralement non mis en scène) Angelica e Medoro, en compagnie du castrat Domenico Gizzi, sopraniste à la Real Capella. Il s'agissait du premier livret de Métastase, qui avait été mis en musique par Porpora. Cette première rencontre entre le jeune prodige et le librettiste de vingt-deux ans allait donner naissance à une indéfectible amitié, qui se poursuivra jusqu'à la mort de Métastase. Elle se révélera également d'une grande fécondité au plan musical, donnant naissance à de nombreux livrets d'opéras ménageant un rôle sur mesure pour Farinelli.

Après ce premier succès Farinelli est appelé à Rome en 1722. Il y conquiert l'admiration du public en se livrant chaque soir lors d'un air virtuose de l'opéra qu'il interprète à un époustouflant duel vocal avec un trompettiste. Précédé par sa réputation flatteuse, le jeune prodige fait le tour des villes d'Italie : le public l'acclame, les salons se l'arrachent. A Bologne en 1727 il se livre à un défi vocal avec le castrat Bernacchi, qui scellera leur amitié. En 1729 il triomphe à Venise dans le prestigieux théâtre San Giovanni Grisostomo, où il figure à l'affiche de Catone in Utica de Leo et de la Semiramide reconosciuta de Porpora, tous deux sur des livrets de Métastase. Afin de mettre en valeur ses talents il impose au deuxième acte du Catone in Utica l'air du Cervo in bosco, (tiré du Medo de Leonardo Vinci), dans lequel il s'était taillé un grand succès l'année précédente au Teatro Ducale de Parme. Et dans la Semiramide, Porpora a composé spécialement pour lui le Si pietoso il tuo labro. L'engouement du public vénitien est tel qu'il revient en 1730 dans la Sérénissime pour interpréter un opéra composé par son frère Riccardo, aux côtés de la grande Francesca Cuzzoni.

Maître incontesté en Italie il se rend à Vienne en 1732, où Métastase était arrivé une année plus tôt. En 1733 il retourne à Venise pour un Adriano in Siria dont Geminiano Giacomelli a composé à son intention le rôle de Farnaspe (avec notamment les airs Gia presso al termine et Passagier che incerto). A l'automne 1734 il est appelé à Londres par Porpora, qui avait pris la tête de l'Opéra de la Noblesse. Face à la Royal Academy of Music logée au King's Theatre et dirigée par Haendel, Porpora voulait attirer le public londonien. Il disposait déjà de quelques chanteurs illustres, comme la basse Domenico Montagnana, la soprano Cuzzoni, et le castrat Senesino (qui s'était brouillé avec Haendel). Avec l'arrivée de Farinelli il s'adjoignait son ancien élève, déjà célèbre sur tout le continent ! Le chanteur débute à Londres dans un opéra composé par son frère sur un livret de Métastase, Artaserse, où il incarne Arbace face à Senesino qui assure le rôle-titre. La première eut lieu le 29 octobre 1734, elle connut un succès tel qu'elle fut suivie d'une quarantaine de représentations. L'air du début du troisième acte Son qual nave agitata enchanta le public, comme le rapporte Charles Burney dans ses écrits. En février 1735 il triomphe à nouveau, dans le Poliferno de Porpora (sur un livret de Paolo Rolli).

Mais la concurrence des deux institutions musicales londoniennes aboutit bientôt à leur ruine mutuelle, et en 1737 Farinelli accepte la curieuse invitation d'Isabelle Farnèse à Madrid : il s'agit de guérir la mélancolie de Philippe V son époux... par le chant ! Charmé le petit-fils de Louis XIV l'engage à son service exclusif, en échange de la pension annuelle (considérable) de 2000 ducats. Il jouera également un rôle politique discret mais réel aux côtés du roi. Après la mort de ce dernier il retourne s'installer en Italie, où il acquiert une villa à Bologne, en 1761. Il y reçoit musiciens (comme Gluck et le jeune Mozart), voyageurs (comme Casanova ou Burney) et à l'occasion têtes couronnées (Joseph II lui rendra visite), qui entretiennent sa légende.

Il mourra le 16 septembre 1782, à un âge (77 ans) tout à fait respectable eu égard à l'espérance de vie moyenne de cette période. Enterré dans l'église Santa Croce, il fut transféré en 1810 dans la Chartreuse de Bologne, où sa nièce lui fit élever un monument funéraire. L'exhumation de son corps en 2006 à des fins médicales a révélé sa relative bonne santé, puisqu'il disposait encore à sa mort de vingt-cinq dents, là où la plupart de ses contemporains perdaient la majorité des leurs à des âges bien plus précoces...

A travers quelques-uns de ses airs les plus célèbres Ann Hallenberg revisite la carrière mythique de ce castrat à la destinée hors du commun. Le pari était risqué, puisque la plupart de ces airs ont déjà été enregistrés par des mezzos ou des contre-ténors talentueux, suscitant immanquablement les comparaisons. Et il est réussi haut la main, car la mezzo suédoise s'appuie sur une technique consommée du chant qui assure la fluidité de sa ligne mélodique, un timbre soyeux qui se développe sur un ample registre, et une diction irréprochable qui lui permet d'infléchir les mots au gré des sentiments. La variété des airs choisis permet d'apprécier la maturité de son talent. Et Les Talents lyriques, par leur accompagnement toujours attentif, lui offrent un splendide écrin. Ils offrent d'ailleurs au passage une brillante démonstration orchestrale solo en intermède, avec l'ouverture de Cleofide de Hasse : des attaques brillantes et nerveuses dans la première partie, un mouvement lent bien accentué, et un dernier mouvement joliment enlevé.

Les amateurs d'airs de bravoure apprécieront à sa juste valeur le Son qual nave qui ouvre le concert (enregistré à Bergen en 2011) : timbre coloré d'une certaine noirceur (mais sans dureté), fluidité des ornements de la première partie. Mais tel Farinelli à son époque, Ann Hallenberg garde le meilleur pour la reprise : la cascade des mélismes est impressionnante, se jouant de la difficulté redoutable, pour déboucher sur un superbe final ! De même le In braccio a mille furie qui conclut l'enregistrement est un morceau d'anthologie, avec des attaques fulgurantes, des ornements qui fusent, sur un rythme bien marqué par l'orchestre.

Pour notre part nous avons été encore plus impressionnés par deux airs qui démontrent, par la longueur de souffle extraordinaire qu'ils requièrent, une technique parfaitement maîtrisée. Les longs ornements filés du Si pietoso il tuo labro (extrait de la Semiramide riconosciuta) sont empreints d'une délicatesse infinie, le propos s'étire sans effort perceptible, la diction demeure précise et très soignée. Le Cervo in bosco égrène d'abord ses ornements perlés, suivis d'une seconde partie apaisée, pour mieux s'envoler dans des ornements aériens à la reprise. L'air est tout simplement étourdissant de virtuosité, et l'on imagine fort bien la réaction des spectateurs ébahis du San Giovanni Grisostomo lors de la création à Venise.

Les rythmes lents illustrent à merveille l'expressivité d'Ann Hallenberg. La tension du recueillement est bien palpable dans le Alto Giove. Le timbre, précédé par l'introduction quelque peu solennelle de l'orchestre, est empreint d'une indéniable noblesse. La voix fait longuement tournoyer des ornements très soignés, la ligne de chant conservant une parfaite stabilité ; lors de la reprise elle instille une tension dramatique très prenante, savamment entretenue par l'orchestre. Au chapitre des réussites de ce récital mentionnons encore le Ombra fedele anch'io, où la voix bien ronde se développe sur une ligne aérienne, délicatement soutenue par l'orchestre ; au terme de beaux ornements piqués le finale s'achève dans une infinie délicatesse.

Un peu en marge des airs d'anthologie mentionnés plus haut, les extraits moins connus ou moins spectaculaires sont également traités avec un grand soin. Ainsi les attaques bien nettes, les ornements nacrés du Che legge spietata (d'Arbace dans le Catone in Utica de Leo) ravissent l'oreille ; de même que le sautillant et raffiné Gia presso al termine (de Farnaspe dans l'Adriano in Siria de Giacomelli). On retiendra tout particulièrement le Passagier che incerto (également extrait de l'Adriano) et son introduction aux cordes onctueuses, qui débouche sur un surprenant dialogue en écho entre un orchestre vif et une voix aux aigus cristallins.

Le tableau ne serait pas complet si l'on omettait de citer les deux airs de Haendel, qui n'ont pas été chantés par Porpora en public, mais dont Ann Hallenberg s'acquitte magistralement. Le célèbre Sta nell'Ircana de Ruggiero dans Alcina constitue assurément une interprétation de référence, avec des attaques fulgurantes, des ornements impeccablement abattus, tout en préservant une diction très claire et particulièrement expressive. Derrière les pupitres les Talens lyriques enchaînent les accords à la perfection, avec un cor admirablement dosé. Enfin, dans un registre très différent l'auditeur sera bouleversé par l'émotion poignante du Lascia ch'io pianga : derrière la diction très attentive, presque déclamatoire du texte semblent à chaque instant percer les larmes d'Almirena. Offerts en bis du concert de Bergen, ils méritaient assurément de figurer dans cet enregistrement.

Le débat est ouvert depuis quelques décennies maintenant sur l'interprétation des airs pour castrats par des mezzos ou par des contre-ténors. Les tenants de chaque camp ne manquent pas d'arguments convaincants pour étayer leur choix. L'enregistrement du concert donné à Bergen mérite assurément d'être versé au débat avant de prendre parti, tant la plupart (pour ne pas dire la totalité) des airs qu'il contient constituent des versions de référence. On pouvait d'ailleurs se demander pourquoi il n'avait pas été diffusé plus tôt, d'autant que sa qualité sonore est fort correcte pour un enregistrement public (qu'aucun bruit ou applaudissement ne vient perturber) : c'est maintenant chose faite !



Publié le 13 avr. 2017 par Bruno Maury