Il Boemo - Václav

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Il Boemo, à l’ombre de Mozart

Les films consacrés à la musique baroque ne sont pas légion… Aussi la sortie en salles ce mercredi 21 juin 2023 d’Il Boemo (le Bohémien) doit être particulièrement soulignée. Signé du réalisateur tchèque Petr Václav, il rend hommage à son compatriote le compositeur Josef Mysliveček, surnommé à l’époque Il Boemo (un nom qui désigne une personne née en Bohême), son patronyme étant jugé imprononçable dans la société italienne de l’époque (voir la bande annonce). Nous sommes à Venise en 1764. Un jeune musicien né à Prague en 1737, violoniste et claveciniste de talent promis par son père minotier à prendre sa suite dans l’entreprise familiale, a quitté sa Bohême natale pour s’établir à Venise, un foyer musical de toute première importance. Cependant, malgré un talent avéré, il ne parvient pas à percer, mais sa liaison avec une femme de la cour lui permet grâce à son influence d’accéder à son rêve en composant un opéra.

Mais qui est donc Josef Mysliveček ? Avec son frère jumeau Jáchym, Josef naît le 9 mars 1737 à Prague dans une famille ou l’on ignore tout de la musique. Une famille aisée cependant, ce qui lui permet d’étudier dans les meilleurs établissements d’enseignements de Prague tel le lycée jésuite Saint-Gilles appartenant à l'ordre des Dominicains. Les deux garçons apprennent les mathématiques, le chant et la musique, en particulier le violon. Josef se révèle très tôt être un violoniste et un claveciniste de grand talent. Parallèlement, les deux frères vont faire l’apprentissage du métier de meunier mais malgré la pression paternelle, Josef sent qu'il ne suivra les pas de ses ancêtres, préférant embrasser une carrière de musicien. Après le décès prématuré de son père, il part étudier la musique auprès du compositeur bohémien Frantisek Václav Habermann puis auprès de Josef Ferdinand Norbert Seger. À 27 ans, il fuit l'empire austro-hongrois ravagé par la Guerre de Sept Ans pour rejoindre Venise, où il obtient une bourse lui permettant d’étudier la composition auprès de Giovanni Battista Pescetti. Sa liaison avec une grande aristocrate de la cour accélère subitement sa carrière par la commande d’un opéra par le roi de Naples Ferdinand IV. Cet opéra intitulé Il Bellerofonte lui vaudra aussitôt un immense succès dans toute l’Italie. En 1770, il rencontre à Bologne le jeune Wolfgang Amadeus Mozart, alors âgé de treize ans. Et il semble bien que Mozart, qui admirait Mysliveček, ait puisé une partie de son inspiration dans la musique de ce dernier, la ressemblance de leur style expliquant accessoirement l'attribution erronée de l'oratorio Abramo ed Isacco à Mozart par Ludwig Von Köchel (qui a donné son nom au catalogue qui répertorie de façon chronologique toutes les œuvres de Mozart). Durant une douzaine d’années, Josef Mysliveček accumule les succès à travers toute l'Europe, Munich, Vienne, Prague, Naples, Bologne, Rome… et signe pas moins de vingt-six opéras, faisant ainsi de lui le compositeur le plus prolifique de l'opéra italien !


Portrait de Josef Mysliveček

Toutefois, ses nombreux succès auprès des femmes finiront par lui faire contracter la syphilis, une maladie incurable qui faisait des ravages à cette époque, et il finira prématurément son existence à Rome dans le dénuement le plus total à l’âge de quarante-quatre ans. L’œuvre qu’il laisse est particulièrement conséquente, on dénombre en plus de ses opéras dix oratorios, quatre-vingt-cinq symphonies, des concertos, notamment pour violon, et de nombreuses pièces de musique de chambre. Cependant, tel une comète, ce compositeur adulé en son temps tombera rapidement dans l’oubli après une carrière fulgurante… Son nom a toutefois été donné par l’astronome tchèque Petr Pavec à l’astéroïde 53159 !

Un compositeur tombé dans l’oubli
Le cinéaste tchèque Petr Václav rêvait depuis bien longtemps de raconter la vie de ce compositeur quasi inconnu de la plupart des mélomanes au moyen d’un long métrage, après lui avoir déjà consacré en 2015 un documentaire intitulé Confessions d’un disparu. A travers Il Boemo, le réalisateur dresse un portrait sans concession de l’Italie libertine du XVIIIe siècle. C’est Václav Luks, un chef de renommée internationale spécialisé dans la musique baroque que Petr Vaclav a choisi pour assurer la partie musicale indissociable de ce projet cinématographique. Le tournage a été réalisé dans des palais et théâtres italiens et tchèques, permettant pour l’occasion de découvrir de splendides décors. Les costumes d’époque ont été reconstitués avec un souci évident d’authenticité. « Josef Mysliveček a énormément apporté à la musique italienne du XVIIIe, avant d’être balayé par le phénomène Mozart. J’aimerais que ce film change la donne » explique le réalisateur qui ne cache pas son désir de rendre sa juste place à ce compositeur tombé dans l’oubli.

Pour écrire son scénario, Petr Václav a effectué en amont un véritable travail d’historien en menant de nombreuses recherches dans toutes les archives à sa disposition. Ainsi, il s’est inspiré de correspondances de l’époque, « comme celles des Mozart, du frère de Marie-Antoinette ou de Casanova » ; il a également pu découvrir dans de vieux livres de comptes combien étaient payés les artistes : « Un compositeur, même Josef Mysliveček au faîte de sa gloire, recevait bien moins qu’une cantatrice. Tout dans mon film est historiquement avéré ! » Certaines scènes ne sont pas sans rappeler Pier Paolo Pasolini, comme cette scène surréaliste du roi de Naples, qui fait ses besoins dans un pot de chambre en discutant avec le compositeur dans une loge de l’opéra après une représentation. Autre scène quasi irréelle, ces aristocrates dînant nonchalamment dans leur loge durant la représentation et jetant avec désinvolture des reliefs de nourriture sur les spectateurs se trouvant au parterre, sans oublier ceux qui tirent les rideaux de leur loge afin d’accomplir des actes inavouables que personne n’imaginerait en un tel lieu… Mais l’on sait par bien des auteurs de l’époque que ces agissements pour le moins incongrus relatés dans le film constituent bel et bien des réalités historiques…

Caprices d’une diva
Aux côtés de Mysliveček est également évoqué dans ce film un personnage haut en couleur : LA Gabrielli. Diva adulée en son temps, capricieuse, irascible, insupportable au possible, odieuse parfois, Caterina Gabrielli, née à Rome en 1730 était une cantatrice italienne célèbre dans toute la péninsule, tant par son talent que par ses nombreuses frasques. Chantant dans le registre de soprano léger, elle était surnommée La Coghetta, la petite cuisinière, très probablement en rapport avec son premier métier. Elle étudie le chant auprès de Nicola Antonio Giacinto Porpora et, selon Carlo Goldoni, fait ses débuts à Lucques en 1747. Elle chante ensuite à Naples, à Venise, mais elle est frappée d’ostracisme par les autorités vénitiennes à cause de sa conduite sujette à scandale… A Vienne, elle rencontre le librettiste Pietro Metastasio (auteur de vingt-quatre livrets sur les vingt-six opéras composés par Myslivecek). Sa carrière la mène ensuite en Espagne, en Russie ou elle chante devant la tsarine Catherine II, à Londres, à Milan, à Naples… Sa vie sentimentale à la fois tumultueuse et scandaleuse pour l’époque lui vaut d’être expulsée à maintes reprises mais son immense talent de chanteuse et de comédienne lui a quand même permis de mener une belle carrière à travers toute l’Europe. Pour l’anecdote, elle fut emprisonnée par le vice-roi de Palerme pour avoir refusé de chanter un opéra (cet épisode est évoqué dans le film) ; elle donne alors des concerts en prison et paie les dettes des prisonniers ! Décontenancé, probablement lassé, amusé qui sait, le vice-roi finit par la faire libérer au bout de douze jours. Elle décède à Rome en 1796. Une autre anecdote est évoquée dans le scénario du film : lors de la première de l’opéra Il Bellerofonte devant le roi de Naples, elle décide au tout dernier moment de ne pas chanter… ce qui finit par lui valoir une gifle magistrale d’un Mysliveček excédé par ses caprices et à bout d’arguments. Et contre toute attente, cette gifle magistrale lui fera finalement l’effet d’un électrochoc, elle livrera en effet une prestation à la fois inattendue et sublime qui lui vaudra un véritable triomphe qu’elle partagera avec Mysliveček.


Portrait de Caterina Gabrielli

Une distribution de prestige
Pour le rôle-titre de Mysliveček, Petr Václav a choisi l’acteur (et chanteur de rock) Vojtech Dyk qui incarne à merveille le compositeur. A ses côtés, Barbara Ronchi campe avec talent La Gabrielli, un personnage parfois détestable, grisé par son talent, mais qui se montre également touchant et sensible par moments. Enfin, le film permet aux mélomanes de découvrir et d’apprécier plusieurs scènes d'opéras extraites de Il Bellerofonte, L'Olimpiade, Romolo ed Ersilia, et Demetrio. Les enregistrements de la bande son sont signés Václav Luks à la tête de l’ensemble baroque Collegium 1704. « C'est un compositeur qui a écrit pour les plus grandes voix de son temps » explique Petr Vaclàv. Ainsi aux côtés du contre-ténor Philippe Jaroussky qui fait une brève apparition dans le film, on notera la présence de Simona Saturová qui double Barbara Ronchi dans les parties chantées, de Raffaella Milanesi, Krystian Adam, Juan Sancho… Parmi les airs présentés, une petite merveille d’une grande originalité : Palesar vorrei col pianto, extrait de l’opéra Il Bellorofonte, dans lequel la soprano Simona Saturová dialogue avec sensualité avec un cor (à écouter ici ).

Avec l’air Se cerca, se dice, extrait de L'Olimpiade, un opéra qui fut en son temps un immense succès, on peut aisément mesurer les talents musicaux du compositeur. Créé pour le castrat Luigi Marchesi qui jouissait d’une notoriété comparable à celle de Farinelli, cet air d’une beauté profonde est interprété par Raffaella Milanesi. Enfin, difficile de ne pas évoquer dans le scénario Wolfgang Amadeus Mozart qui, accompagné de son père Leopold, rencontra Mysliveček à Bologne en 1770, l’année de la naissance de Beethoven. Le jeune Mozart est interprété par le jeune pianiste virtuose allemand Philip Amadeus Hahn. Face à son pianoforte, le jeune prodige alors âgé de treize ans donne à Mysliveček une leçon d’improvisation sur l’ouverture d’un opéra du compositeur. Une scène-clef du film qui n’est pas sans rappeler une autre scène dans Amadeus de Milos Forman, où Mozart improvise au clavecin des variations sur une marche d’Antonio Salieri en présence de ce dernier et de l’empereur d’Autriche Joseph II. « Mozart a exprimé, notamment dans ses lettres, son admiration pour la musique de Mysliveček », souligne le metteur en scène. Et l’on sait que les deux musiciens ont, malgré leur différence d'âge, entretenu une correspondance, et qu’ils ont même échangé des copies de partitions ! A la fin du film, on peut entendre quelques mesures de l’air Il caro mio bene, extrait de son opéra Armida (acte III, scène 1 – à écouter ici ), tant admiré par Mozart qu'il l'a arrangé pour voix et piano avec un autre texte : Ridente la calma (K. 152) est devenu l’un de ses airs de concert les plus joués. Mais la carrière de Mysliveček prendra subitement fin lorsque la direction du Teatro San Carlo de Naples, un théâtre où il créa bon nombre de ses œuvres, lui signifiera sa préférence pour des œuvres de compositeurs plus modernes. Le changement de goût du public allié à la maladie auront alors raison de lui et précipiteront sa disparition.

D’aucuns ne manqueront pas de vouloir établir une comparaison avec l’Amadeus de Milos Forman. « Il y a quarante ans, Milos Forman a fait un film grand public… en se foutant de certaines vérités historiques. Jusqu’où peut-on fictionner un personnage qui a réellement existé ? » s’interroge avec raison Petr Václav. Ce superbe film, tourné en italien et présenté en V.O ., est agrémenté d’une bande son de haute volée qui ne manquera pas de ravir les mélomanes. Le Collegium 1704 restitue avec brio l’éclat d’origine de ces pièces et vient réparer l’injuste oubli d’un compositeur de talent disparu prématurément. Comment un compositeur comme Josef Mysliveček a-t’il pu sombrer dans les oubliettes de l’histoire de la musique après avoir composé près de trente opéras, des dizaines de symphonies et deux oratorios (dont l’un a été durant longtemps faussement attribué à Mozart !) ? A t’il été éclipsé par le génie de Mozart dont le style d’écriture est apparenté ? La question reste sans réponse, mais nul doute que ce film contribuera à susciter l’intérêt d’autres ensembles de musique baroque en quête d’œuvres inédites.



Publié le 02 juil. 2023 par Eric Lambert