Indiscretion - The Curious Bards

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Une musique ancienne toujours très vivante

De tous temps, les musiques populaires ont été une source d’inspiration pour les musiques dites savantes. Des danses paysannes transcrites pour le luth par Adrian Le Roy aux Danses slaves d’Anton Dvorak, en passant par les Danses hongroises de Johannes Brahms, les Polonaises de Frédéric Chopin, les exemples ne manquent pas. Parfois même, des éléments de musique traditionnelles sont introduits sans aucun arrangement ou presque dans des œuvres symphoniques : on peut citer Edvard Grieg qui utilise dans la scène de mariage de la version intégrale de Peer Gynt un authentique hardingfele (violon traditionnel norvégien doté de cordes vibrant par sympathie), les Chants d’Auvergne de Joseph Canteloube qui s’est contenté d’orchestrer (avec talent) des chants traditionnels qu’il avait collectés ou Manuel De Falla qui n’hésite pas à insérer un chant flamenco dans L’Amour Sorcier. Enfin, durant la seconde moitié du XVIIIe siècle qui voit s’achever l’ère baroque, on assiste à un véritable engouement pour les musiques populaires qui se retrouvent en quelque sorte revisitées par des compositeurs tels Michel Corrette, Esprit Philippe Chédeville ou la famille Hotteterre.

Toutefois, l’Irlande constitue un cas un peu à part dans l’histoire de la musique, car il n’existe pas vraiment de différences fondamentales entre les musiques en usage dans les classes populaires et l’aristocratie. Si les instruments utilisés n’étaient pas nécessairement les mêmes, les bases demeurent cependant strictement identiques. « Un élément important à prendre en compte pour la musique de cette époque et de cette région est qu’il n’y avait pas de distinction entre musique savante et musique traditionnelle: elles coexistaient, jouées dans les maisons de campagne, les salons urbains, les tavernes et les salles de concert » explique Elizabeth Ford dans le livret du dernier enregistrement du jeune ensemble The Curious Bards consacré à la musique irlandaise telle qu’elle était jouée durant l’ère baroque, mais aussi à la musique écossaise voisine culturellement parlant, qui partage une partie de son répertoire.

The Curious Bards est un ensemble français, comme son nom ne l’indique pas, qui réunit autour d’une passion commune cinq musiciens issus du monde de la musique baroque. Fondé par le violoniste Alix Boivert, il explore le répertoire baroque irlandais et écossais des XVIIe et XVIIIe siècle. Cette démarche originale (et unique dans la discographie de la musique baroque) s’appuie avant tout sur la recherche dans les bibliothèques d’outre-manche de partitions imprimées et de manuscrits. Mais des investigations sont également menées sur l’instrumentation (notamment dans les musées) et sur l’interprétation de cette musique à l’époque baroque afin de pouvoir la restituer dans toute son authenticité (voir la présentation en ligne de l’album). Après [Ex]-tradition, titre de leur premier enregistrement (voir la chronique dans ces colonnes), ce second album qui constitue le fruit de leurs dernières recherches s’intitule Indiscrétion. Pourquoi ce titre ? Alix Boivert explique ce choix ainsi : « Pour le titre, on considère que notre premier disque était une découverte des danses les plus connues de l'époque, avec ce nouveau disque on va un peu plus loin dans la découverte, comme si nous étions plus ʺindiscretsʺ avec la tradition irlandaise et écossaise du XVIIIe ».

Quatre musiciens ont été invités à rejoindre The Curious Bards pour réaliser cet enregistrement : Ilektra Platiopoulou, mezzo-soprano née à Salonique, qui a notamment étudié le chant à la Schola Cantorum de Bâle auprès d’Andreas Scholl, Quentin Viannais, joueur de smallpipes, une cornemuse écossaise de salon, cousine de la cornemuse irlandaise appelée uilleann pipes (union pipes au XVIIIe), qui est alimentée en air par un soufflet comme la musette de cour, Pierre Gallon, claveciniste, qui a étudié au CNSMD auprès d’Olivier Baumont et de Blandine Rannou, et Samuel Sérandour joueur de bodhrán, une percussion traditionnelle se composant d'un cadre de bois circulaire rigidifié par une charpente en croix à l’intérieur, sur lequel est tendue une membrane en peau de chèvre.

Le programme proposé est construit sur une savante alternance de danses, de chants, de modes et de tempos. Il débute par une suite de trois jigs, une danse qui se caractérise par son rythme ternaire à 6/8 et dont le nom d’origine française (gigue) provient lui-même de l’allemand geige qui signifie violon. Les trois croches par pulsation confèrent à cette danse un rendu unique, très festif, et ce premier set (mot couramment employé pour désigner une suite de danses) donne le ton pour la suite du programme (à écouter ici).

Poursuite du voyage musical en Écosse ensuite avec une suite de trois strathpeys, une danse spécifiquement écossaise en mesure 4/4 originaire du Speyside, une région située à l'ouest d'Aberdeen. Beaucoup de strathpeys joués actuellement lors des soirées traditionnelles en Écosse ont été composés aux XVIIe et XVIIIe siècles et perdurent par la transmission orale (la plupart des musiciens traditionnels ne savent en effet pas lire une partition). C’est bien évidemment le cas des trois pièces de ce set qui ont été tirées d’ouvrages imprimés à la fin du XVIIIe siècle, mais sont probablement bien antérieures. L’accentuation, le côté majestueux, presque martial sont ici particulièrement bien restitués, sans la moindre lourdeur.

Le premier chant du programme est du plus grand intérêt. Intitulé Mable Kelly (à écouter ici), il est en effet signé d’un certain Turlough O'Carolan, assez peu connu des mélomanes mais considéré en Irlande comme le compositeur national. A la fois harpiste, poète, musicien itinérant et compositeur, il a activement contribué à faire le lien entre musique populaire et musique savante. Quelques-unes de ses pièces ont été éditées de son vivant, d’autres par son fils en 1748, et une partie est parvenue jusqu’à nos jours par la transmission orale, au même titre que toute musique populaire. Tantôt mystérieux, tantôt mélancolique, ce chant en langue gaélique d’une beauté sombre, dont le texte se révèle quelque peu ésotérique, est magnifié par la voix d’Ilektra Platiopoulou qui fait montre d’un remarquable sens de la nuance.

On retrouvera O’Carolan deux autres fois dans le programme, mais la place que tient ce compositeur dans la musique irlandaise le justifie pleinement. Dans l’air Miss Noble, on retiendra un bel échange entre la viole et la flûte traversière en introduction. Vient ensuite le violon, rejoint progressivement par les autres musiciens. A travers cet air d’une grande intensité émotionnelle, on se laisse aisément emporter par la mélodie, le temps est comme suspendu. Particulièrement représentatif de l’univers sonore de O’Carolan, les Curious Bards en offrent ici une interprétation à la fois irréprochable et d’une grande subtilité. Le chant Fanny Dillon, de la même veine que Mable Kelly et en langue gaélique comme il se doit, est extrait du même recueil publié en 1724. D’une intensité moindre, il constitue un témoignage intéressant de la proximité extrême entre les ballades traditionnelles d’Irlande et la musique de salon.

Il n’est pas de musique irlandaise sans le reel, la danse irlandaise par excellence. Les origines de cette danse traditionnelle indissociable de la culture du pays remonteraient à la fin du XVe siècle. Écrit sur un rythme 4/4 ou 2/2, le reel est constitué d'un mouvement de trille avec un accent sur le premier et le troisième temps qui donne ce fameux mouvement de swing (balancement) qui caractérise la musique traditionnelle d’Irlande. De nos jours, le reel demeure omniprésent dans les fêtes irlandaises où il accompagne les danses traditionnelles ou dans les nombreuses sessions de musique qui se déroulent le soir dans les pubs. Le premier set de trois reels de l’enregistrement comprenant Miss Rose of Tarlogie's Reel, Colonel Mc Beans Reel et Mr Reid's Reel constitue une fort belle illustration de cette danse à la fois festive et hautement dynamique. (à écouter ici). On notera tout particulièrement la subtilité des reprises, toutes différentes, évitant ainsi que s’installe une uniformité. Et démonstration est ainsi faite que la frontière entre musiques traditionnelles et savantes n’est pas toujours aisée à situer.

L’air qui suit, Huntingtone Castle, fait référence au château qui a servi de cadre au film de Stanley Kubrik Barry Lindon. Tiré d’un recueil de musiques daté de 1789, il est interprété dans ses premières mesures à la viole de gambe, rejointe par la flûte puis par les autres instruments. Son écriture est intéressante car elle est totalement adaptée pour être interprétée par un consort de violes. Cet air introduit ensuite deux slip jigs, un type de jig très pratiqué en Irlande qui se différencie par son rythme unique de 9/8.

Daughters Lament, un air écossais publié au XVIIIe siècle offre un moment de quiétude et donne l’occasion d’apprécier en soliste le small pipes, cette cornemuse de salon se caractérisant par un son d’une grande douceur. Un intermède à ma fois mystérieux et hypnotique, durant lequel on peut apprécier un jeu impeccable et des ornementations d’une grande finesse.

A travers Tears of Scotland, un poème en anglais de Tobias Smollet mis en musique par James Oswald (1710-1769), considéré comme l’un des plus grands compositeurs écossais de cette époque et qui fut au service du roi George III, est évoqué un épisode dramatique de l’histoire de l’Écosse. La bataille de Culloden marque en effet la défaite des Écossais jacobites soutenant la cause des Stuart face à la royauté britannique considérée comme illégitime. Ce lament au caractère nostalgique, proche dans l’esprit des gwerzioù bretons, permet une nouvelle fois d’apprécier la voix de mezzo-soprano d’Ilektra Platiopoulou, servie par un accompagnement d’un grand raffinement, soutenant la voix sans jamais la couvrir. Elle imprime à ce lament la gravité de circonstance contenue dans le texte.


La partition de l’air And thou wert my own thing

Deux airs interprétés au clavecin tirés d’un recueil publié en 1730 offrent un témoignage unique et particulièrement intéressant sur les liens étroits entre la musique populaire écossaise et celle jouée dans les salons de l’aristocratie. And thou wert my own thing et John Hays Bonny Lassie sont en effet deux pièces du répertoire populaire qui ont été transcrites au XVIIIe siècle pour le clavecin. Mais elles faisaient très probablement partie antérieurement du répertoire pour le luth qui était un instrument très en vogue à la même époque. Dans un enregistrement datant des années 90 consacré à la musique écossaise réalisé par le luthiste américain Ronn Mc Farlanne, on retrouve le premier air. Retour ensuite à la musique populaire avec un set de trois reels, une danse qui fait également partie de la tradition écossaise. Emmenées par le violon d’Alix Boivert, ces trois pièces jubilatoires et pleines de vivacité et d’entrain sont absolument parfaites stylistiquement.

Il convient de mentionner Fy Gar Rub Her, un thème suivi de ses variations permettant d’apprécier au mieux le talent du flûtiste Bruno Harlé.(à écouter ici). Cet air issu de la tradition orale a été notamment repris dans deux opéras au cours du XVIIIe siècle, la version proposée dans le disque est extraite d’un recueil d’airs écossais publié en 1732. L’interprétation proposée est absolument irréprochable, mais il est vrai que le flûtiste issu du milieu de la musique baroque a également approfondi ses connaissances de la musique irlandaise avec de grands noms de la musique traditionnelle de ce pays.


Le recueil d’Edimbourg (1732)

Le hornpipe, danse traditionnelle originaire d'Angleterre que l’on retrouve notamment dans l’œuvre de Georg Friedrich Haendel ou Henry Purcell, est né au cours du XVIe siècle. Il était particulièrement populaire dans les communautés de marins, il se caractérise par sa mesure à quatre temps, avec trois temps très marqués à la fin de chaque phrase musicale, correspondant à un moment ou les danseurs tapent du pied sur le sol. Les trois hornipes proposés dans le programme sont issus de la tradition écossaise du XVIIIe. Ils sont restitués dans un style très élégant, presque mondain par moments, tout en respectant parfaitement la manière traditionnelle de jouer cette danse. Il est important de souligner également le choix judicieux de chacune de ces danses, toutes trois écrites dans une tonalité différente.

Enfin, c’est une chanson de chasse qui tient lieu de conclusion au programme. Intitulée Old Towler, elle fut composée par William Shield pour son opéra The Czar et tire très vraisemblablement ses origine de la tradition écossaise.A la fin du XIXe siècle, elle a été adoptée par le 53ème régiment d’infanterie légère de l’armée anglaise comme marche militaire. Sur un ton de circonstance, presque martial par moments, la voix d’Ilektra Platiopoulou joue sur les nuances et les couleurs sonores, elle est rejointe dans la dernière phrase par le reste de l’ensemble, marquant ainsi la fin d’un programme particulièrement bien pensé !

La savante alternance d’airs festifs et de moments plus recueillis gomme toute monotonie dans le menu passionnant proposé par The Curious Bards. La prise de son est irréprochable et respecte l’équilibre entre les instruments. Jouée par des musiciens issus d’une formation classique, d’aucuns pourraient penser que cette musique serait restituée de manière corsetée, voire étriquée ; or ce n’est absolument pas le cas bien au contraire ! La musique proposée par The Curious Bards ne manque indéniablement pas de souffle ! Il est intéressant de préciser que certaines pièces proposées dans le programme extraites de recueils de l’époque baroque sont parallèlement parvenues jusqu’à nos jours à travers la tradition orale. Et quelques airs et danses de l’album peuvent toujours être entendus à l’heure actuelle dans les sessions, ces réunions de musiciens traditionnels se tenant la plupart du temps dans les pubs ou durant les festivals de musique traditionnelle en Irlande et en Écosse.

Il convient en outre de souligner la qualité des explications particulièrement détaillées contenues dans le livret ! Toutes les sources sont citées avec précision et les textes des chants figurent en intégralité. On notera également un texte relatif à l’histoire de la musique en Écosse et en Irlande au XVIIIe siècle écrit par Elizabeth Ford, permettant de mieux apprécier les pièces au programme en expliquant le contexte dans lequel elles ont été écrites. Le seul point que l’on pourrait reprocher à cet enregistrement est la relative discrétion de la harpe qui est pourtant, rappelons-le, l’instrument national de l’Irlande. Mais il s’agit là d’un détail, car cet album est une réussite.

Et pour conclure, le programme de cet enregistrement passionnant met en exergue le caractère unique de la musique traditionnelle irlandaise que l’on peut sans hésitation reconnaître dès la première écoute, une musique qui a indéniablement constitué l’un élément fédérateur de la nation irlandaise face à l’occupant anglais en exaltant le sentiment national. The Curious Bards restitue ici une musique toujours et encore très vivante qui a su traverser les siècles sans prendre une ride! Nul doute que cet enregistrement fera le bonheur des amateurs de musique baroque et des passionnés de musique irlandaise.



Publié le 19 janv. 2024 par Eric Lambert