Ouvertures - J.B. Bach

Ouvertures - J.B. Bach ©Ricercar Outhere
Afficher les détails
Quand la famille vient à la rescousse du director musices de Leipzig

En ce deuxième quart du XVIIIème siècle, les citoyens de Leipzig, comme les citadins partout en Europe, étaient « pris entre l’impératif de paraître galants dans un nouveau monde cosmopolite et une vision plus ancienne, mais encore prêchée avec vigueur, affirmant que le luxe et nombre d’activités profanes étaient des péchés qui appelaient le châtiment divin » (Tania Kevorkian citée par John Eliot Gardiner – Musique au château du ciel – Flammarion – 2013). Depuis qu’il a été nommé maître de chapelle de l’église Saint Thomas, le 1er juin 1723, Johann Sebastian Bach (1685-1750) écrit cantate sur cantate, imprégné de la pure tradition luthérienne en vertu de laquelle la musique doit viser die Ehre Gottes und des Nechsten Erbauung (la gloire de Dieu et l’édification du prochain).

Or, en mars 1729, il devient le directeur principal des activités musicales de Leipzig. Il a désormais la haute main sur les quatre principaux lieux où l’on faisait de la musique en public à Leipzig : l’église, le café (l’hiver), le jardin d’agrément (l’été) et la place du marché où se déployaient les cérémonies officielles. Servant indistinctement la musique religieuse et profane, « il commence à se rapprocher des conceptions plus « éclairées »… qui incluent le plaisir esthétique à côté de la dévotion et de l’édification » (John Eliot Gardiner). Moins de dix ans plus tard, l’intention pédagogique du compositeur se formule en des termes différents: zur Ehre Gottes und zulässiger Ergötzung des Gemüths (pour la gloire de Dieu et le divertissement légitime de l’esprit).

Sa nomination au titre de Director musices le place également à la tête du Collegium musicum de la ville. En 1701, Georg Philipp Telemann (1681-1767) avait transformé ce groupe informel d’étudiants mélomanes en un ensemble qui « devint une étoile brillant au firmament musical de la ville » (John Eliot Gardiner). Constitué au départ d’amateurs, l’ensemble « avait désormais assez de succès pour s’établir sur une base professionnelle et rémunérée ». Il se produisait notamment au café tenu par Gottfried Zimmermann, rue sainte Catherine. Chaque semaine, le Collegium musicum y donnait un concert composé de cantates profanes (un clin d’œil à la délicieuse Cantate du café BWV 211) et de pièces instrumentales (comme la brillante Suite pour orchestre BWV 1068).

Mais ces nouvelles responsabilités pèsent, bien entendu, sur sa charge de travail. Il fait donc appel aux musiciens de sa famille, soit pour copier les nombreuses partitions nécessaires aux interprètes, soit pour composer des pièces permettant de renouveler constamment le répertoire. C’est ici que Johann Bernhard Bach entre en scène. En effet, Jérôme Lejeune assure que les quatre Ouvertures interprétées par L’Achéron, datent « des années 1729/1730 (et sont) sans aucun doute destinées aux concerts du Collegium Musicum ». D’ailleurs, une copie de trois de ces opus a été retrouvée dans les papiers dont Carl Philipp Emanuel Bach hérita de son père.

Johann Bernhard et Johann Sebastian sont cousins « à la mode de Bretagne » (cousins issus de cousins), liés par un arrière-grand-père commun, Johannes (Hans) Bach, mort de la peste en 1626. Ils se connaissent et, selon Alberto Basso, ont toujours entretenu « de tendres et cordiaux rapports » (Jean Sébastien Bach – Fayard –1979). D’ailleurs, le premier est le parrain d’un fils du second, Johann Gottfried (1715) et le second sera le parrain d’un fils du premier, Johann Ernst (1721). En 1729, Johann Bernhard est organiste et maître de la chapelle des ducs de Saxe-Eisenach depuis dix-sept ans. Il le restera jusqu’à l’union des duchés de Saxe-Eisenach et Saxe-Weimar en 1741. Musicien d’église, il a également abordé le répertoire profane, ce que confirme d’ailleurs la notice nécrologique rédigée en 1754 : « a composé de nombreuses et belles Ouvertures à la manière de Telemann ». Si la plupart de ses partitions ont disparu, rien n’interdit de penser qu’il s’est consacré au divertissement de l’esprit au moins autant qu’au salut des âmes.

Venons-en aux Ouvertures. Dans son Dictionnaire de Musique(1769), Jean-Jacques Rousseau les ignore superbement, hormis celles qui ouvrent les opéras ; quant aux « Suites », il renvoie négligemment à l’article consacré aux « Sonates » … « comme si toute Ouverture n’était pas une Sonate », assène-t-il ! La question sémantique pourrait nous occuper longtemps. Aussi confierons-nous à Alberto Basso le soin de nous éclairer : « Dans les œuvres orchestrales, on avait coutume de désigner la partie pour le tout, d’indiquer donc par le terme d’ouverture non seulement le morceau d’introduction mais toute la série des morceaux, la suite des danses, précisément, qui suivait l’ouverture proprement dite ». La structure d’une « suite » ou d’une « ouverture » est donc identique; mais la première est interprétée par un instrument seul (comme les belles Suites françaises BWV 812 à 817 pour clavecin) alors que l’Ouverture est confiée à un ensemble instrumental (les majestueuses Ouvertures BWV 1066 à 1069 sont emblématiques de ce genre musical).

Les Ouvertures de Johann Bernhard sont portées par une sorte de « tsunami » culturel qui a emporté les cours princières allemandes. Chacune d’elle entendait se conformer à la manière française. « Les musiciens allemands et ceux que les cours allemandes avaient fait venir de France étaient tenus, à titre d’obligation professionnelle, de s’adapter aux modèles instrumentaux qui venaient de Lully ;… et l’esprit de la danse, qui de cette mode était le reflet le plus immédiat et le plus spontané, était devenu une nécessité du discours musical » (Alberto Basso).

Le bal de cérémonie versaillais constituait donc le cadre de référence. Il se déroule habituellement en trois temps. D’abord une « entrée » en forme d’introduction solennelle. Celle-ci est suivie d’une série de danses de même tonalité, se succédant selon le principe du contraste des tempi (vif/lent). Elle s’achève par des pièces chorégraphiées et des danses nouvelles publiées en recueil pour l’année en cours. L’exposition « Fêtes et divertissements à la cour » proposée par le château de Versailles jusqu’au 26 mars 2017 en donne un aperçu éclairant (voir la chronique publiée à ce sujet par Jeanne-Marie Boesch : Fêtes et divertissements).

Comme celles de ses contemporains, les ouvertures instrumentales de Johann Bernhard, s’articulent autour de ces mêmes trois temps : une « ouverture » souvent consistante et qui donne son nom à la pièce, une suite de danses stylisées, des pièces additionnelles parfois appelées « galanteries ». Mais cette structure n’est pourtant qu’indicative. Au Siècle des Lumières, les compositeurs ne se soumettent plus volontiers aux codifications énoncées au siècle précédent. Certes, Johann Jakob Froberger (1616-1667) avait défini l’ordre de succession de trois danses (Allemande-Courante-Sarabande) auxquelles viendra s’ajouter la Gigue. Mais Johann Bernhard, comme Telemann avant lui et Johann Sebastian de son côté, s’est libéré de ce carcan. Si toutes les pièces débutent par une ouverture (ce qui, au demeurant, justifie le titre de l’œuvre), l’ordre de passage des danses est livré à l’inspiration du moment. Injure suprême : aucune de ses ouvertures ne laisse la moindre place à une Allemande !

L’Ouverture G-Dur est celle qui se rapprocherait le plus de la classification traditionnelle. Comme trois des quatre Ouvertures de Johann Sebastian, une Gavotte ouvre le bal. Elle précède une Sarabande et, après une Bourrée, un Air et un Menuet, la pièce s’achève, comme le veut la tradition, par une Gigue. L’ouverture est typiquement construite « à la française » : un mouvement lent et solennel, suivi d’un mouvement vif et dansant, s’achevant par la reprise écourtée de la partie lente. Le rythme pointé (le point accolé à la note augmentant de moitié sa valeur) donne à cette ouverture une allure joyeuse mâtinée d’un soupçon de rigueur. Lorsque ses notes s’éteignent dans une sorte de vénération respectueuse, une Gavotte en rondeau est lancée, joliment rythmée sur le mode « deux brèves suivies d’une longue » qui lui donne une allure sautillante irrésistible. Un long développement (la danse proprement dite) est suivi d’une courte phrase mélodique empreinte de tendresse, avant une reprise da capo du thème initial. Conformément à la règle, le rythme lent de la Sarabande crée un effet de contraste avec le frétillement de la Gavotte qui vient de se taire. Sa mélodie remplie d’émotion diffuse un parfum de douceur auquel il est difficile de résister. Et voici que s’élance une Bourrée endiablée emportée par le flageolet déchaîné de Mélanie Flahaut. Ce court moment étourdissant fait place à un Air à forte densité mélancolique. Sa couleur triste et son allure langoureuse font songer au Largo de l’Hiver des Quatre saisons d’Antonio Vivaldi (1678-1741). Le violon sanglote tandis que le continuo murmure une mélodie sombre. Généralement dans une ouverture, la sinfonia d’entrée correspond à la partie la plus longue de l’opus. Or, sa durée est, ici, nettement inférieure à celle de l’Air. Comme si le « goût français » dominant devait se préparer à céder la place au courant de l’Empfindsamkeit durant lequel le sentiment se vengera de la trop longue prééminence de la raison sur les œuvres de l’esprit, la musique comprise. Mais ce déversement d’affect est retenu par un Menuet aux allures bien françaises, faisant oublier ce qui se prépare pourtant déjà dans les esprits des jeunes Bach, notamment Carl Philipp Emanuel (voir notre chronique consacrée aux pièces interprétées par Les Curiosités Esthétiques : Musiques de chambre - C.P.E. Bach). Ce Menuet énergique assure une courte transition (moins d’une minute) avec la Gigue concluant l’opus. Celle-ci enflamme l’espace de danse. Deux thèmes repris en imitation se partagent cette séquence absolument entraînante. Cette première ouverture constitue à nos yeux un bel « instantané » témoignant des tendances qui se disputent l’écriture musicale au début de ce second quart du XVIIIème siècle : l’influence française continue à libérer les compositeurs des contraintes lourdes fixées par les théoriciens allemands du XVIIème siècle ; mais elle prépare aussi le terrain à la libération des affects dans et par la musique.

L’Ouverture e-moll se libère totalement de la structure de référence des bals de cérémonie pour adopter celle des « petits bals » à l’ordonnancement moins strict. L’ouverture est toujours façonnée à la « manière française » (trois mouvements lent/vif/reprise da capo), la majesté en moins si on la compare à la précédente. Elle évoque la flânerie rêveuse « d’un promeneur solitaire », un moment éclairée par le souvenir d’un moment heureux. Un Air habillé de tristesse ouvre la séquence des danses, prolongeant en quelque sorte l’ambiance initiale imprégnée de chagrin. Et même Les Plaisirs qui suivent font songer à l’amoureux éconduit pleurant sur un amour qui n’est pas partagé. Les Menuets I et II conservent l’allure galante de cette danse plébiscitée par Louis XIV et Louis XV. Mais le pas de danse apparaît en décalage avec la psychologie tourmentée du danseur, comme s’il se forçait à danser alors que le cœur n’y est pas. L’Air met la touche finale à ce tableau sombre. Soudain, le Rigaudon apporte une lueur de joie : flûtes et flageolet invitent aimablement au plaisir. Les violons ne se font pas prier et se mettent à « rigaudonner » dans un badinage gai et enjoué. La Courante conserve le rythme sautillant mais la tristesse reste manifestement à l’affût. La farandole dans laquelle nous entraîne la Courante finale l’éloignera définitivement. D’une façon générale, cette Ouverture ne pétille pas. Mais elle indique le chemin qui conduit de la mélancolie au divertissement. Johann Bernhard y a parfaitement traduit le symbolisme des notes de musique formulé, par exemple, par Marc-Antoine Charpentier (1635-1704) dans ses Règles de composition (1690) : « Mi mineur efféminé, amoureux et plaintif ».

Toujours sur le mode mineur, l’Ouverture g-moll s’ouvre sur une séquence fortement contrastée. Son premier mouvement marche d’un pas lourd, rythmé par un continuo pesant. Soudain, les violons prennent leur envol, entraînant à leur suite le scintillement du clavecin. Cette séquence d’inspiration italienne se soumet aux caprices du violon. La construction de cette ouverture s’éloigne quelque peu de l’ouverture « à la française » : le premier mouvement, plus Adagio que Largo, est suivi d’un second mouvement, vif et nettement plus long que le premier, tandis que le finale reprend son allure empesée. A cette entrée succède un Air, tout aussi mélancolique que les précédents. Sa durée est légèrement supérieure à celle de l’ouverture. Il présente une certaine familiarité avec l’Air de l’Ouverture BWV 1068 de son cousin Johann Sebastian, le génie mélodique en moins. Le violon s’abandonne à une longue plainte langoureuse aux belles nuances de gris. Son expression est simple, ponctuée de jolies nuances mais dépouillée de tout ornement ou d’élans de virtuosité. Un Rondeau nous arrache à la torpeur à laquelle nous avons fini par céder. Son refrain est guilleret et ses couplets échauffés par la vitalité du violon. Le tempo contenu de la Loure tempère quelque-peu l’ardeur à peine renaissante. Son rythme syncopé hésite entre le plaisir du divertissement et la recherche de la solitude. La tonalité tourmentée de la Fantaisie qui lui succède tente d’inciter l’esprit à scruter les profondeurs de l’âme, comme le feront tant de romantiques allemands, moins d’un demi-siècle plus tard. Finalement, un Passepied guilleret détourne l’esprit de cette introspection menée au son du violon. Il lance un mouvement sautillant avec reprises et variations. Dans ses ultimes reprises, il accroche à la ligne mélodique de riches ornementations. Dans cet opus, les violons tiennent le premier rôle, comme pour saluer cet instrument qui devient roi en ce siècle où il ne fait plus bon l’être.

Avec l’Ouverture D-Dur, le violon a retrouvé sa place dans l’orchestre et les vents font entendre leurs sonorités brillantes, créant une sorte d’effet de fanfare. Le premier mouvement au rythme pointé a l’allure d’une entrée princière. Le second débute en forme de fugue et rassemble tous les instruments comme pour une fête joyeuse que le finale da capo peine à tempérer. Avec le premier Caprice, le calme s’installe, en même temps qu’une sérénité souriante. La paix règne sur un monde s’adonnant à la bagatelle. Et voici que résonne une Marche animant un cortège aux couleurs plus galantes que martiales. Elle annonce un Passepied servant d’écrin à une sorte de très jolie musette. Sa tonalité correspond à la définition qu’en donne Johann Mattheson (1681-1764) lorsqu’il estime que ce type de danse est de nature frivole, « comme de nombreuses femmes qui, tout en étant un peu inconstantes, ne perdent point leur charme » (cité par Angela Hewitt in Bach – French Ouverture… , distribué par Hypérion en octobre 2000). Un nouveau Caprice prolonge les réjouissances avant qu’un Air n’impose un temps calme à cet enchaînement de séquences radieuses. Mais la fête est relancée par un morceau portant bien son nom : La Joye. Les flûtes s’amusent sur un rythme frénétique aux accents plus populaires que bien des pièces qui l’ont précédé. Un troisième Caprice ajoute une note amusée à cette Ouverture festive. Celle-ci présente une particularité qu’il convient de souligner : la concentration exceptionnelle de trois Caprices dans un même opus. Or, affirme Sébastien de Brossard (1655-1730), dans ce genre musical, « le compositeur, sans s’assujettir… à aucun dessein prémédité, donne l’effort au feu de son génie » (Dictionnaire de Musique - 1703). Ainsi, l’écriture de cette pièce aura probablement mobilisé toute l’énergie créatrice du compositeur. Pour un magnifique résultat.

Si les quatre Ouvertures de Johann Sebastian paraissent bien sérieuses, celles de Johann Bernhard semblent davantage correspondre à l’air du temps. Moins savantes, elles n’en sont pas moins attachantes. Deux d’entre elles, bien dans le « goût français » du « Siècle de Louis XIV », nous ravissent par leur « style galant » ; deux autres nous paraissent préfigurer la période pré-romantique où les passions balayeront la raison. Toutes les quatre traduisent, en musique, un climat social et culturel, celui de l’Allemagne centrale à la veille de la tragique Guerre de Succession d’Autriche durant laquelle la Prusse naissante, dirigée par un roi-musicien, tentera d’élargir sa zone d’influence.

Mais ce témoignage n’aurait pas « parlé » si François Joubert-Caillet n’avait pris l’initiative de graver ce CD. La discographie de Johann Bernhard est maigrelette. Hormis un premier enregistrement de ses quatre Ouvertures par le Freiburger Barockorchester sous la direction de Thomas Hengelbrock (1998), les rares œuvres de ce compositeur qui nous soient parvenues reposent à l’ombre de son immense cousin. Pourtant, l’Achéron révèle l’existence d’un musicien fort honorable. Il le fait dans un jeu collectif millimétré, tous les instruments s’affirmant dans une harmonie parfaite. Mais c’est dans les nuances que se lit le talent des interprètes, particulièrement dans la délicatesse avec laquelle, par exemple, Les Plaisirs de l’Ouverture e-moll nous emportent. Ce disque nous pénètre et nous entraîne à la fois : il nous invite à la rêverie, mais souvent il incite notre esprit à danser à la mode des temps anciens. Ce disque est à la fois ravissant et captivant, donc incontournable.



Publié le 04 févr. 2017 par Michel Boesch