Jupiter - Luzzati

Jupiter - Luzzati © Lyodoh Kaneko
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La harpe de l’Olympe

Le répertoire de la harpe à l’époque baroque ne brille guère par son abondance. Les admirateurs fervents – dont je suis – de Haendel savent que certaines de ses œuvres contiennent quelques éléments remarquables consacrés à cet instrument. Outre le célébrissime concerto – mais qui est aussi un concerto pour orgue – la première version d’Esther (Haman and Mordecai) comporte un air avec une partie obligée remplie d’allégresse. Dans Giulio Cesare, une sinfonia annonçant Cléopâtre, et à l’instrumentation particulièrement opulente, intègre la harpe dans sa riche texture (pour qui voudrait découvrir la descendance de ces pages, on goûtera aussi l’enregistrement chez Glossa, Microcosm Concerto, avec Mara Galassi, qui explore les pages d’Edward Jones, 1752-1824, et Nicolas Charles Bochsa, 1789-1856, comprenant divers arrangements issus d’œuvres de Haendel). Mais c’est plutôt vers la fin du XVIIIe siècle qu’émergent des pièces idiomatiques faisant la part belle aux sonates, variations et romances. Et par la suite, au cours du XIXe siècle, à la suite d’évolutions techniques substantielles, le répertoire de la harpe s’enrichit considérablement (sur ce sujet on lira avec profit le texte de Constance Luzzati, L’élaboration du répertoire idiomatique de la harpe, programme de salle pour Anaïs Gaudemard, Luxembourg, Philharmonie, février 2019, accessible via ce lien). Un merveilleux album, Les harpes du ciel, paru chez Glossa, livre un programme de musiques pour harpe dans les salons de Louis XVI et Marie-Antoinette de toute beauté où le duo constitué de Mara Galassi et Gabriella Bosio ensorcelle page après page. Qui veut explorer une période plus ancienne devra se tourner vers des transcriptions d’œuvres pour clavier, offrant un terrain de jeu particulièrement fécond. Ainsi l’univers frescobaldien a engendré un album remarquable, Liquide Perle (Flora), où Giovanna Pessi et Eduardo Eguez (théorbe et guitare) constituent un duo parfait. Les musiques pour les maîtres à danser de Louis XIV ont permis également à Andrew Lawrence-King de livrer un splendide récital à la harpe triple baroque où d’Anglebert, Lully et Campra se côtoient avec bonheur sous le titre Chorégraphies (Harmonia Mundi).

L’entrée jupitérienne de Constance Luzzati vient offrir le chaînon manquant à cette chronologie, réservant pour son programme des œuvres du XVIIIe siècle issues de recueils de clavecin, alors à son apogée. Après un album, Enharmonique (également chez Paraty), consacré à Rameau et réalisé à partir de transcriptions des pièces de clavecin, Constance Luzzati poursuit avec encore plus d’ambition son investigation du répertoire français pour un parcours de marathonienne, alternant pièces méditatives et pièces à la virtuosité flamboyante et démonstrative. Si ces œuvres sont jouées sur une harpe moderne, c’est en en connaissant parfaitement le style qui jamais ne se voit trahi, l’interprète enseignant également l’histoire de la musique au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris. Elle expose d’ailleurs dans le livret avec intelligence et un rare soin du détail la genèse de son projet comme l’envers du miroir de son récital. En ce sens, cet album s’apparente à celui que Mathilde Mugot a consacré à Mademoiselle Certain (voir mon compte-rendu) et l’on se réjouit désormais de voir éclore des réalisations dont les intentions, mûrement réfléchies, sont exposées avec autant de clarté que de conviction par des notices aux allures de manifestes.

La réalisation achève de persuader du bien-fondé de la démarche comme de l’originalité d’approche d’un répertoire que l’instrument utilisé ici invite à redécouvrir et à écouter avec une oreille neuve. Le clavecin et la viole auraient-ils livré la totalité des facettes de ces pièces ? Que nenni ! Jamais Les Giboulées de Mars de Michel Corrette n’ont aussi bien porté leur titre, la harpe offrant une variété d’éclairages que ne permet pas le clavecin, la musique juxtaposant aux averses soudaines (les cascades de triolets) des lueurs solaires tantôt éblouissantes, tantôt d’une douceur d’une rare subtilité, résultant d’une maîtrise accomplie des nuances. Figure tutélaire de l’école de clavecin, François Couperin se voit convié à deux reprises. Si ses Regrets déroulent avec noblesse leurs accents nostalgiques sur une basse imperturbable et offrent fort à propos une pause salutaire après un déluge de virtuosité, ce sont surtout ses Barricades Mistérieuses qui plongent l’auditeur en eaux profondes en parant ces arpèges brisés de sonorités aquatiques envoûtantes et d’une insondable poésie. Là aussi, le mystère évoqué par le titre n’aura jamais paru aussi bien suggéré. Les résonances de la harpe rendent pleinement justice à ce triomphe du style « luthé » que le maître de L’Art de toucher le clavecin aura rarement exploité avec autant de systématisme, livrant ici l’une de ses plus extraordinaires pièces.

Le versant méditatif du programme s’appuie aussi sur d’autres pièces signées Duphly et Royer. La Forqueray du premier déroule sa lente procession, à la manière d’un tombeau quasi fantomatique, plein de superbe mais avec une retenue qui tranche par rapport aux graves du clavecin auxquels nous sommes accoutumés. Le deuxième couplet permet de savourer d’émouvant accords quand le troisième constitue un hommage non dissimulé à Couperin, dont les Barricades Mistérieuses retrouvent, à quarante ans d’intervalle (le deuxième livre de Couperin paraît en 1716 et le troisième de Duphly en 1756), leur substance la plus intime. L’Aimable du second charme incontestablement avec son rondeau entêtant, à la saveur quasi hypnotique, alimentant sans cesse une forme d’appétence à en goûter les enchantements de façon réitérée. Mais L’Incertaine exhale peut-être encore davantage de beautés. Son raffinement harmonique traduisant les multiples hésitations fait frissonner plus d’une fois et semble presque plus convaincante encore à la harpe qu’à l’instrument à claviers. Ses accents mélancoliques comptent parmi les meilleurs moments de cet album hors normes. La Couperin des Forqueray, quant à elle, fait résonner sa gravité pesante, qui passée de la viole au clavecin évite la raucité des cordes frottés à laquelle les nombreux accords nous ont habitués. Le caractère en est beaucoup plus subtil et étonnamment plus conforme à l’idée qu’on se forge de celui du grand François. Le Carillon de Passy et La Latour constituent en contraste un tableau pittoresque où les sonneries de cloches – réminiscence de La Sonnerie de Sainte Geneviève du Mont du rival Marin Marais – encadrent un sémillant portrait, dédié au spirituel pastelliste Maurice Quentin de La Tour (1704-1788), marqué par une verve légère offrant une relative détente.

En effet, l’autre facette de l’album est résolument celle de la virtuosité la plus débridée, ce qui ne veut pas dire creuse, fort au contraire. Les Forqueray, père et fils s’y taillent la part du lion. Le coopératif théorbe de Caroline Delume vient s’associer avec bonheur à la harpe, suscitant des sonorités inédites, propres à une sorte d’instrument hybride, élargissant les textures et offrant d’inédits contre-chants, nécessitant parfois à une réécriture de certains passages, les transcriptions pour clavecin des pièces de viole offrant un cadre presque trop restreint ou partiellement inadapté aux intentions poursuivies ici. Il en résulte une forme d’ivresse sonore qui sied particulièrement aux altières Jupiter – donnant son nom à l’album – et Portugaise qui semble toiser l’auditeur pour ensuite céder à ses élans passionnés avec un orgueil teinté d’extravagance. Les puristes en seront peut-être ébranlés dans leurs certitudes. Mais comment ne point se laisser emporter par ces bourrasques phénoménales (4e couplet de Jupiter), ces déluges de notes perlées où s’entremêlent fidélité à l’esprit des pièces d’origine et une créativité aussi rigoureuse que jubilatoire à laquelle nos deux musiciennes apportent une réalisation sans la moindre faille ! Malgré l’extraversion de ces pièces, la harpe leur confère un je-ne-sais-quoi de mystère qui rend ces portraits aussi incisifs qu’énigmatiques.

Dénuée de l’accompagnement du théorbe, la Médée de Duphly, diffuse néanmoins sa fragrance vénéneuse avec une véhémence rageuse mais qui serait comme légèrement étouffée. À l’agressivité se faisant jour au clavecin succède quelque chose de bien plus trouble comme si la magicienne, avant d’être une criminelle terrifiante, était aussi une amoureuse passionnée, fascinant autant son monde et les personnages qu’elle rencontre durant son épopée qu’elle-même. Les traits de doubles croches sur les octaves de la main gauche (sections avant les barres de reprise) sont particulièrement impressionnants de maîtrise et de raffinement dans le toucher.

Autre cheval de bataille des clavecinistes, la célèbre Marche des Scythes de Royer ne laisse pas de fasciner. Faisant le chemin inverse de Rameau qui allait le plus souvent du clavecin à l’orchestre, Royer explique dans son Avis que [les pièces] « qui ont paru dans plusieurs de mes Opera [sic] n’ont été mises en pièces de clavecin que depuis qu’elles ont été entendues au théâtre ». L’Air pour les Turcs en Rondeau devient ainsi Marche des Scythes, s’adaptant aux claviers pour en adopter des idiomatismes absents de la page originelle pour orchestre : un déluge d’arpèges, de gammes fusées, de batteries font irruption conférant un caractère spectaculaire que l’air chorégraphique ne possédait qu’à moitié. Le passage à la harpe a nécessité un entraînement spécifique et un travail intense tant la virtuosité est poussée à son paroxysme (Constance Luzzati s’en explique, non sans humour, dans une vidéo tournée à l’Abbaye de Royaumont). Pourtant, une fois encore, au mordant des claviers donnant souvent une férocité presque sanguinaire se substitue ici un tout autre raffinement. Le deuxième couplet nous plonge dans un chaudron bouillonnant quand le troisième s’éclaire soudainement grâce à son passage en ut majeur presque vivaldien et aux accélérations diaboliques (quelles gammes descendantes vers la fin du couplet, sans oublier ce petit ut aigu, presque humoristique !). Le quatrième couplet, que Royer intitule  Finalle (sic), en constitue probablement le passage le plus démoniaque et délirant, offrant un véritable feu d’artifice. On ne sait par quel étonnant subterfuge Constance Luzzati parvient à s’accommoder des terribles croisements de mains de la pièce (haut de la page 25 du Livre de Royer) mais une chose est sûre, et pour paraphraser Rameau, elle sait « cacher l’art par l’art même » (lettre de Jean-Philippe Rameau du 25 octobre 1727 à Antoine Houdar de La Motte, publiée de façon posthume par Le Mercure de France, en mars 1765).

On l’aura compris, voici un album absolument étonnant, remarquable autant par l’originalité de sa conception que l’excellence de sa réalisation. Cette petite heure passée en compagnie de Constance Luzzati – mais aussi de Caroline Delume – et de ces maîtres français du clavecin et de la viole nous convainc autant qu’elle nous ensorcelle, offrant une démonstration magistrale de l’évidence d’adopter ce répertoire à la harpe. Souhaitons qu’après Rameau et ce Jupiter, un troisième album émerge car bien des maîtres trouveraient en Constance une solide alliée. On imagine aisément les ineffables beautés dont se pareraient ainsi un Concert des Muses de Dandrieu, une Guitare de Daquin, une Puce de Boismortier, une D’Héricourt ou une Morisseau de Balbastre ou encore des Grâces et une Pothoüin de Duphly. Pour l’heure, faisons nos délices de ces pièces d’une incontestable réussite.



Publié le 23 oct. 2024 par Stefan Wandriesse