Requiems - Kerll - Fux

Requiems - Kerll - Fux ©Ricercar Outhere
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Deux maîtres viennois du contrepoint face au Purgatoire

La mort soudaine en état de péché compte parmi les grandes peurs des chrétiens de l’époque baroque. Se préparer à la mort est donc l’œuvre de toute une vie. Aussi, le Père jésuite Jean Crasset (1618-1692) indique-t-il la voie à suivre pour espérer la miséricorde divine : « La bonne mort est la récompense d’une bonne vie. Mais on ne doit pas appeler une bonne vie celle qui ne se dispose pas à la mort… Ainsi, pendant que vous êtes en santé, dressez votre testament ; voyez si vous êtes en état de mourir » (La belle mort - 1668).

Et c’est précisément son testament en musique qu’entend établir Johann Caspar Kerll (1627-1693) dans sa Missa pro defunctis (Messe pour les défunts) écrite pour cinq solistes, chœur à quatre ou cinq voix et ensemble de « viola » (probablement des violes de gambe). Son intention est explicitement énoncée dans l’annotation qu’il porte sur le fascicule de basse continue. Elle est reproduite dans l’excellent livret rédigé par Jérôme Lejeune. En substance, cette messe est destinée à être chantée « pour le repos de mon âme » et, d’une façon plus générale, pour soulager « les âmes détenues dans les flammes purgatrices ». Publiée en 1689 dans un recueil dédié à l’empereur Léopold Ier de Habsbourg (1640-1705), elle pourrait avoir été écrite en mémoire des milliers de victimes de la Grande Peste de Vienne (1679) et de celles du second siège de la capitale autrichienne par les troupes ottomanes (1683) par un compositeur « qui était aussi illustre à l’époque qu’il est inconnu de nos jours » (J.P. Maglott - Bulletin de la Société d’histoire et d’archéologie de Saverne – mars 1956). Dans sa Biographie universelle des musiciens (1867), François-Joseph Fétis (1784-1871) signale que le compositeur et musicologue Johann Mattheson (1681-1764) « accorde de grands éloges à cet ouvrage ».

C’est en forme de lamento que débute sa Missa pro defunctis. Sans préparation instrumentale, les voix de basse murmurent les premières notes de l’introït, portées seulement par la sonorité sombre du continuo. Sur le mode de l’imitation, les autres pupitres vocaux les rejoignent, avec la lenteur qu’impose la gravité du sujet. C’est un long gémissement qui emporte les deux premiers mots, mêlant l’angoisse que ressent le compositeur devant la perspective de sa propre mort aux plaintes des disparus en attente du repos éternel (Requiem aeternam). Moment grave mais d’une remarquable musicalité. Les voix se superposent puis s’entrelacent, modelant une polyphonie dense et finement ciselée. De nouvelles entrées en imitation réveillent quelque peu le tempo, figurant les appels, venant de toutes parts, à l’indulgence divine (dona eis/ donne-leur). Mais, comme tout catholique de cette époque, le compositeur sait que le Juge divin restera inflexible : les défunts doivent être « purifiés par le feu du Purgatoire et par le feu de la Justice, puisqu’ils ne l’ont pas été pleinement par le feu de l’amour, dont ils devaient avoir mieux usé pendant qu’ils étaient sur la terre » (Jean-Jacques Olier de VerneuilExplication des cérémonies de la grand’messe de paroisse – 1687). Aussi, c’est sur la même tonalité lugubre que sont évoqués les louanges et les sacrifices attendus par Dieu, bien loin des élans teintés de confiance du Requiem de Jean Gilles (1668-1705). Seul un Exaudi orationem meam (Exauce ma prière), chanté sur un mode homophonique, est éclairé par une pointe de lumière, pâle préfiguration de la lux perpetua (lumière éternelle) tant espérée. L’ensemble, d’une admirable pureté harmonique, est interprété par un chœur servant remarquablement l’apparente simplicité de l’écriture musicale.

Précisément, le génie de Kerll réside dans une invention mélodique foisonnante, sans doute apprise de Girolamo Frescobaldi (1583-1643) qu’il n’a pas pu rencontrer, contrairement à ce qu’affirme la légende, mais dont il a manifestement étudié avec beaucoup de soin les partitions. Une anecdote significative rapportée par François-Joseph Fétis révèle son adresse dans l’art de la diversification des couleurs sonores. Présenté à l’Empereur, celui-ci veut le mettre à l’épreuve. « Il voulut lui donner pour le lendemain un thème qu’il lui demanda de traiter à quatre parties sur l’orgue. De Kerll accepta avec joie la proposition de l’empereur ; mais il le pria de ne lui donner le thème qu’au moment où il irait s’asseoir au clavier de l’orgue. Le lendemain, …de Kerll commença par une fantaisie magnifique, suivie du thème traité à deux parties seulement, mais avec tant de ressources d’harmonie et de modulation, que l’auditoire fut saisi d’admiration. Ce n’était pourtant que le prélude de ce qu’il voulait faire entendre … Charmé de ce qu’il venait d’entendre, l’empereur accorda immédiatement à l’artiste des lettres de noblesse ».

Revenons à notre messe. Toujours selon Jean-Jacques Ollier, le Kyrie « est le chant des pénitents et fait voir les trois Eglises en pénitence : celle du Purgatoire, de la Terre et du Ciel, qui toutes trois ensemble présentent à Dieu leurs soupirs et leurs larmes ». C’est avec la même sobriété et dans la même tonalité grave que Kerll développe cette prière liturgique, même si l’accompagnement par les cordes s’impose davantage. Chaque invocation est énoncée sur le mode de l’imitation, les voix se superposant avant de se fondre dans un accord longuement tenu. L’écriture allie l’esthétique à la contrition.

Dans son annotation en forme de testament, Kerll précise que sa messe devra être chantée « avec la Séquence Dies Irae » lorsque le moment sera venu de prier pour le repos de son âme. A son époque, et depuis le Concile de Trente (1545-1563), cette « Prose des morts » est l’une des quatre sequentiae conservées dans la liturgie catholique romaine (le Stabat Mater s’y ajoutera en 1727). Ce long poème développe le thème de la colère divine au jour du Jugement Dernier. L’écriture musicale se distingue nettement des deux pièces qui le précèdent, par sa couleur comme dans sa construction. Au point de suggérer qu’elle ait pu être écrite indépendamment de la messe proprement dite et ajoutée seulement au moment du montage du recueil publié en 1689. Cette complainte lyrique revêt la forme d’une cantate, genre musical récemment introduit dans les sujets religieux par l’un de ses maîtres, Giacomo Carissimi (1605-1674). Mais Kerll a su donner à chacune des vingt strophes son caractère propre, confiant les unes à des solistes, d’autres à un trio ou un duo. Le chœur entonne le texte sur un tempo énergique figurant moins la colère divine que la sévérité avec laquelle Dieu rendra son verdict. La mélodie grégorienne constitue le socle de la partie chorale. Kerll l’ornera de belles diminutions pour la transformer en un joyau merveilleusement ouvragé. La seconde strophe constitue un véritable modèle dans l’art du figuralisme en musique. Les mots tremor (terreur) et est venturus (l’arrivée imminent du Juge Suprême) sont soulignés par des tremblements, tant dans la partie vocale qu’instrumentale. En outre, pour signaler que celui-ci voudra cuncta stricte discussurus (tout strictement examiner), la ligne mélodique descend en cascade jusque dans les graves, à l’image de l’œil du Juge qui pénétrera les consciences jusqu’aux tréfonds. Dans la même veine expressive, il accélère le tempo lorsque les morts se rassemblent au son de la trompette (troisième strophe) ou, au contraire, le ralentit pour témoigner, dans la dixième strophe, que Quarens me sedisti lassus (En me cherchant, vous vous êtes assis fatigué). Enfin, lorsque trois personnages sont évoqués dans la treizième strophe (Marie Madeleine, le bon larron et le croyant), il en confie l’interprétation à un trio. Le savoir-faire de Kerll se manifeste également dans la partition instrumentale. D’une manière générale, le continuo et les cordes soutiennent magnifiquement les voix, dans les chœurs comme dans les parties solistes. Mais les cordes peuvent s’affirmer comme de véritables partenaires des voix. Ainsi, leur agitation renforce l’effet de trouble causé par l’apparition du Rex tremendae majestatis (Roi de terrible majesté) dans la huitième strophe ou amplifient, par une ritournelle, l’appel de la voix de basse pour ne pas être confutatis maledictis flammis acribus addictis (confondus - avec les - maudits assignés aux flammes âcres) dans la seizième strophe. La pièce s’achève dans un profond recueillement pour s’éteindre paisiblement dans un Amen pénétrant.

Le chant de l’Offertoire comporte clairement trois temps rhétoriques: l’adresse, la supplication et l’appel aux alliés des croyants. Le premier verset conjugue la vénération du Christ à la célébration de ses titres de gloire. Commencé sur un air de déférence, le chant explose dans un Rex gloria (Roi de gloire) aux allures presque martiales. Les versets suivants évoquent les peines de l’enfer. Quelques dissonances suggèrent l’angoisse devant l’incertitude du sort réservé aux défunts, soulevant un ne absorbeat eas tartarus (qu’un gouffre horrible ne les engloutisse pas) ardent, interprété puissamment à l’unisson. Une courte ritournelle prépare l’appel aux voies de recours. La ligne mélodique s’illumine progressivement, saluant d’abord Saint Michel avec respect. Mais la Quam olim Abrahae promisisti (la promesse faite à Abraham) est saluée par une fugue enjouée, livrant alors l’un des rares moments d’allégresse dans cette composition essentiellement introspective.

Le recueillement commande la première partie du Sanctus. Les notes coulent paisiblement ; les voix se mêlent, caressantes et presque voluptueuses, s’élevant lentement et crescendo vers un gloria tua révérencieux. Le tempo s’anime quelque peu dans un Hosanna fugué aux élans contenus. Quant au Benedictus, il s'abandonne à la méditation, les voix du dessus transportant l’esprit dans le monde de la spiritualité. Le Hosanna final retrouve une allure plus vive, s’achevant crescendo sur un in excelsis presque joyeux. Peut-être plus que les autres, cette pièce souligne, par son caractère composite, le visage ambigu de la mort pour les contemporains de Kerll, mêlant tristesse et angoisse d’une part, délivrance et espérance de l’autre. Mais la couleur sombre reste malgré tout dominante, à l’image d’un Agnus Dei suggérant les plaintes mornes des trépassés aspirant au repos éternel. Le chant de Communion, sur lequel s’achève la partition, résume en quelque sort l’esprit de l’ouvrage. Les dissonances se résolvent en harmonies, mais dans un climat suggérant l’entrée dans les ténèbres d’un au-delà incertain. La célébration en musique s’éteint sur un Amen paisible, comme si, dans cette invocation ultime, Kerll entendait poser un baume apaisant sur les brûlures subies par les âmes du Purgatoire. Finalement, dans son testament musical, il entendait probablement confesser ses propres peurs et appeler ses collègues musiciens à « accélérer la délivrance de ces âmes affligées » qu’il rejoindra moins de quatre ans plus tard.

Si Kerll se préoccupe des âmes retenues au Purgatoire et prépare sa propre entrée dans ce lieu « où notre infirmité nous fait descendre ordinairement après cette vie » (Jean-Jacques Olier), Johann Joseph Fux (1660-1741) se concentre sur un autre moment du rituel catholique : la messe des funérailles et, primitivement, celles de Eleonora Magdalena von Pfalz-Neuburg (1655-1720), la troisième épouse de l’empereur Léopold Ier. Autant la composition de Kerll est destinée à un public bourgeois, autant celle de Fux est réservée à l’usage de la dynastie régnante. Si la première s’entend comme une méditation inquiète sur le sort réservé à sa propre âme, la seconde entend contribuer à l’apparat d’une cérémonie princière. Alors que Fux restera aux portes du Purgatoire, Kerll y pénétrera, tentant d’apaiser les souffrances de ceux qui s’apprêtent à comparaître devant le tribunal divin.

Trente ans séparent le Kaiserrequiem de Fux et la Missa pro defunctis de Kerll. Dans ce laps de temps, le style musical a évolué. Johann Joseph Fux est alors un maître de chapelle fort apprécié par la cour de Vienne. François-Joseph Fétis en dresse un portrait flatteur : « Fux possédait les bonnes traditions des écoles italiennes dans l’art d’écrire. Son harmonie est pure ; sa modulation naturelle, quoiqu’elle ne soit pas dépourvue de cadences inattendues. Son style fugué est élégant et vif ; les voix sont bien placées, chantent d’une manière facile, et souvent leurs entrées sont d’un effet heureux et piquant. Avec tant de mérite comme compositeur, Fux ne méritait pas l’oubli où il est tombé de nos jours, ni la réputation de musicien pédant qu’il a eue longtemps ». Lorsqu’il compose sa messe de Requiem, il prépare sans doute déjà son ouvrage de composition musicale en forme de dialogue entre un maître de musique et son élève (Gradus ad Parnassum ou Montée au Parnasse – 1725). Ce livre à visée pédagogique assurera la longévité de sa renommée jusqu’au tout début du XXème siècle. Dans sa traduction française, le maître de musique de Saint-Cyr, Pietro Denis (1720-1790) considère que « on peut en l’étudiant avec attention parvenir à bien composer en très peu de temps ». C’est d’ailleurs dans cet ouvrage que Joseph Haydn (1750-1806) apprend seul le contrepoint. Notre Requiem princier apparaît, en quelque sorte, comme un exercice d’application d’un théoricien de la composition.

Ecrit pour cinq voix, Fux renforce le pupitre des soprani alors que l’œuvre de Kerll devait sa couleur plus sombre à la présence de deux ténors. Par ailleurs, Fux ouvre l’effectif instrumental à des vents quand Kerll se limitait aux cordes. Enfin, si les voix font d’emblée leur entrée dans la messe de Kerll, une courte sinfonia précède le chant de l’introït chez Fux. Une manière de confirmer que la pratique concertante est désormais bien installée dans la musique religieuse. Cette préparation instrumentale est dominée par les cordes et le continuo, convoquant les sonorités célestes et terrestres à une même célébration. Si Kerll confie aux graves arrachés des profondeurs l’intonation de cette supplique, c’est aux voix du dessus que Fux fait appel pour solliciter le repos de l’âme de l’impératrice défunte. Pour chacun des deux premiers versets, Fux instaure une répartition précise des rôles. Précédées et portées par les violons, les soprani entonnent chaque ligne d’une voix séraphique tandis que tous les pupitres s’associent pour individualiser les demandes (dona eis, luceat eis) en les répétant inlassablement, comme pour s’assurer qu’elles finiront par être entendues. Le tempo est généralement paisible, s’animant seulement pour souligner ces demandes et supplier qu’elles soient exaucées (Exaudi orationem meam). La ligne mélodique descendante puis ascendante semble suivre le mouvement du regard, reliant la puissance que l’on implore à la dépouille de celle qu’on lui confie. L’accompagnement discret des voix par les vents leur donne de la consistance, parfois même de la puissance, pour s’achever dans une harmonie toute en majesté.

Les cordes et le continuo fixent la tonalité du Kyrie, à la fois plaintive et déférente. La première invocation est portée par un double chœur enchaînant des épisodes homophones à des passages en imitation. Les voix du dessus mêlent leurs lignes mélodiques à celles du dessous pour former un tissu sonore d’un subtil raffinement. Une ritournelle instrumentale initiée par les violons annonce un Christe entonné par les soprani. Les autres pupitres les rejoignent avant d’imposer le retour à la forme du double chœur sur laquelle s’achèvera la pièce, glissant du Christe au second Kyrie sans aucune transition. Manifestement, la personne du Père domine les « trois personnes adorables qui toutes trois ne font qu’un Dieu » (Jean-Jacques Olier).

La Séquence du Dies Irae débute en fanfare. Cette fois, pas de préparation instrumentale : le chœur à l’unisson combiné à l’éclat des cuivres figurent la turbulence qui précède l’heure du jugement. On y devine quelques accents préfigurant la future version mozartienne. La seconde strophe est moins figurative que la version de Kerll. Le tragique cède la place à un récit décliné de façon plus neutre. Il est confié aux deux registres vocaux extrêmes (basse et soprano) : une manière de convoquer le Ciel et la Terre dans un même lieu, en vue du jugement dernier. C’est au son du trombone alto que s’ouvre la troisième strophe. Cette peinture sonore illustre la scène de la convocation omnes ante thronum (de tous les hommes devant le trône). Comme Mozart plus tard, Fux accorde le premier rôle au trombone pour annoncer l’heure fatidique. Dans une courte introduction instrumentale, le cuivre dialogue avec les cordes comme il le fera ensuite avec le contre-ténor. Mais là encore, aucune angoisse sous-jacente : la convocation a des allures d’invitation. Il est vrai que la princesse dont les funérailles sont célébrées a vécu pieusement sa vie entière. Auteure d’un livre de dévotion, elle a fortement contribué à installer l’icône pleureuse de la Madone de Pötsch dans la cathédrale Saint-Etienne de Vienne. Membre éminent de l’Ordre des dames esclaves de la vertu, n’a-t-elle pas accompagné son époux à l’opéra en emportant un livre de prière afin de s’abstraire mentalement des frivolités présentées sur scène ? Le message de Fux transparaît au travers de sa musique : une telle femme n’a rien à craindre du Juge suprême ! Le chœur à l’unisson confirmera cette atmosphère rassurante dans un mors stupebit (la mort sera stupéfaite) aux allures galopantes.

La distribution des voix semble maintenant obéir aux canons de l’époque : un trio masculin décrit le livre dans lequel sont inscrits les faits et gestes de ceux qui vont être déférés, une voix de basse annonce l’arrivée de Dieu, une voix de soprano exprime la fragilité du pécheur devant son juge cum vix justus sit securus (quand à peine le juste sera en sécurité). Aussitôt, le Rex tremendae majestatis (Roi de terrible majesté) est représenté par un chœur à l’unisson, appuyé par la puissance des cuivres. Mais très vite, des entrées en imitation serrées appellent de toutes parts l’indulgence divine. Le regard se porte maintenant vers le Jesu pie (Jésus si doux). Le chant est apaisé, exprimant même une forme de tendresse. Le texte est porté par les voix du dessus et l’accompagnement instrumental confié aux cordes. Une fugue attendrissante décrit le sacrifice du Christ avant de marteler un non rejetant catégoriquement l’idée que son sacrifice fût vain. Cette insistance, que l’on ne retrouve pas dans la partition de Kerll, vise-t-elle les adeptes de la prédestination ou les penseurs des Lumières qui sèment le doute sur la doxa catholique ?

Les strophes suivantes appellent toutes à la miséricorde divine. Elles se concluent par un chœur suppliant, répétant inlassablement et crescendo un ne perenni (que jamais) effrayé devant la perspective d’être cremer igne (brûlé dans le feu … des enfers). Une fugue énergique lancée par les voix de basse décrit d’ailleurs la scène tant redoutée, celle à laquelle sont condamnés les confutatis maledictis (les maudits confondus). Le poème mis en musique se termine maintenant dans le recueillement et la prière. La partition de Fux s’achève sur deux passages que Kerll ne distinguait pas aussi nettement. D’abord, le Pie Jesu (doux Jésus) gagne son autonomie. Il enveloppe l’auditeur, apaise ses angoisses, l’invite à la méditation. Gabriel Fauré (1845-1924) le chargera d’une intense émotion alors que Mozart accordera sa préférence au Lacrimosa qui précède. Dans son prolongement, Fux développe le traitement de l’Amen final, donnant à ce simple mot la valeur d’une strophe entière. Dans ces deux passages conclusifs, il mobilise toute sa science contrapunctique. Les sons se mêlent de façon sensuelle, mais d’une sensualité toute spirituelle.

L’Offertoire est placée sous le signe de l’espérance. La musique est lumineuse, alternant des passages en majesté avec des épisodes suggérant le soulagement. Les titres de gloire de la personne divine sont énoncés avec toute la puissance chorale et instrumentale disponible. Ils sont couronnés par un Rex Gloria majestueux s’adressant indistinctement à Dieu et à l’Empereur de droit divin. Les versets suivants sont interprétés en forme de repons : le chœur appelle à la libération des âmes (libera animas), à charge pour la voix de basse d’énumérer les lieux potentiels d’enfermement aussitôt approuvés par le chœur. Comme dans la partition de Kerll, les solistes se retrouvent tous pour l’effrayant ne absorbeat eas tartarus. L’appel aux intercesseurs conserve la même forme, respectueuse à l’égard de l’Archange, joyeuse dans le rappel de la promesse faite à Abraham. Si la partition de Kerll s’achève ici, Fux mettra en musique la seconde strophe de ce Domine Jesu Christe. Les lignes mélodiques sont d’une écriture plus sobre car le texte égrène désormais les prières en mémoire des défunts. Cette seconde partie s’achève par une reprise d’un Quam olim Abrahae rassurant.

La structure du Sanctus est identique à celle de Kerll : une vénération profonde de la personne divine, un Hosanna sautillant et un Benedictus extrêmement recueilli. Leur style est plutôt austère si on le compare productions françaises antérieures ou contemporaines d’un Lully, d’un Charpentier ou d’un Gilles. Mais cette sobriété pourrait être de commande, la princesse voulant être inhumée dans un cercueil de bois très simple, vêtue seulement du costume de son Ordre, tout entier voué à la retenue et à la pratique de la vertu.

L’Agnus Dei constitue un moment de dévotion porté d’abord par la voix cristalline des deux soprani. Le thème est ensuite repris par les voix masculines avant que le chœur ne s’assemble pour murmurer le dona eis requiem conclusif. Dans la même veine, la composition s’achève par le chant de communion. C’est en notes longues et sotto voce que le chœur veut se convaincre de la délivrance prochaine de l’âme des défunts, simplement quia pius es (parce que tu es bon).

C’est en forme de témoignage musical que Vox Luminis s’applique à éclairer les rapports qu’entretenaient les catholiques de l’époque baroque avec la mort. Avec une extrême délicatesse et une cohésion sans faille, cet ensemble sert deux partitions unies par un même thème mais qui diffèrent par leur caractère autant que par leurs intentions. Ce collectif vocal emprunte, sans conteste, le chemin de l’excellence même si la diction semble parfois sacrifiée à la recherche des nuances et des modulations (par exemple le Tuba mirum du Dies irae de Fux qui devient Tu mirum, dénaturant quelque peu le sens du texte). A moins que le travail sur la prise de son n’ait altéré certaines nuances vocales au point d’en effacer la finesse. Mais ces détails sont vite oubliés car les interprètes diffusent, avec une franche sincérité, un mélange d’émotion et de sérénité qui imprègne l’auditeur, presque malgré lui.

Assistés par les fins archets de l’Achéron, les chanteurs traduisent fidèlement l’état d’esprit d’un compositeur attentif aux souffrances des âmes dans l’attente de leur délivrance. Et c’est avec douceur, tendresse et affection qu’ils les baignent dans une harmonie apaisante. Appuyés par la puissance admirablement maîtrisée des instruments du Scorpio Collectief, Vox Luminis rend un hommage respectueux à une princesse qui a voué sa vie à la vertu. La douce chaleur des vents, la conjonction des talents de tous ces interprètes, la combinaison raffinée des timbres vocaux et instrumentaux, ne procurent pas seulement un moment de grâce et de plaisir musical à ceux qui, comme le marquis Pierre-Julien Brodeau de Moncharville (?-1711), pourraient apprécier l’air d’un Requiem « car pendant que j’entendrai chanter par les autres, je suis assuré, et j’ai le plaisir de voir que ce n’est point pour moi » (Jeux d’esprits et de mémoire – 1694). Au-delà de la satisfaction des sens, la sincérité de leur expression parle directement au cœur.



Publié le 11 mai 2017 par Michel Boesch