Concertos pour violon - Leclair

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Le génie de Jean-Marie Leclair et l'immense talent de Leila Schayegh

Les concertos pour violon opus 7 de Jean Marie Leclair (1697-1764) sont les œuvres les plus estimées de ce compositeur méconnu, toutefois trop peu de violonistes s'y risquent car ces œuvres sont d'une grande difficulté et posent des problèmes complexes aux plans techniques et stylistiques. Cinq concertos de l'opus 7 (1737) sur les six du recueil ont fait l'objet d'un enregistrement par Luis Otavio Santos et Les Muffatti (lire notre récent compte-rendu dans ces colonnes). Les concertos de l'opus 10, composés en 1745 et dédiés à Don Felipe, infant d'Espagne, sont moins connus que ceux de l'opus 7. Récemment Leila Schayegh et La Cetra Barockorchester Basel ont enregistrés deux disques associant l'opus 10 et l'opus 7. Ces deux ouvrages sont analysés dans la présente chronique. Pour un certain nombre de données générales concernant Jean-Marie Leclair, son œuvre en général et l'opus 7 en particulier, le lecteur est prié de consulter l'article cité ci-dessus.

Au plan de la forme, les concertos de l'opus 10 sont très voisins de ceux de l'opus 7 : ils comportent trois mouvements selon la formule classique instituée par Antonio Vivaldi (1678-1741) ou Francesco Antonio Bonporti (1672-1749). A noter que dans les premiers mouvements, la mention de tempo, allegro, est souvent tempérée par le terme ma non troppo ou bien poco. Selon ses propres dires, Leclair aimait les tempos modérés qui lui permettaient de mieux faire ressortir des traits ultrarapides. A l'intérieur de chaque mouvement, on note une alternance entre des tutti où l'orchestre est au complet et des soli où le soliste est accompagné par les chefs de pupitres des premiers et second violons ainsi que du continuo. La partie soliste accumule les difficultés: doubles, triples et quadruples cordes (spécialité de Leclair), bariolages, vélocité fulgurante et usage du spiccato qui permet, en faisant rebondir l'archet sur la corde à toute vitesse, de jouer des traits avec une légèreté aérienne (legerissimo). Il est clair que ces concertos opus 10 reflètent l'influence de Pietro Locatelli (1695-1764) que Leclair fréquenta entre 1738 et 1743. Toutefois, on ne le répétera jamais assez, malgré une influence italienne indéniable, ces concertos possèdent un caractère original et personnel; de plus, la virtuosité chez Leclair n'est jamais une fin en soi mais un moyen pour exprimer les affects les plus variés.

On note une évolution sensible entre l'opus 7 et l'opus 10. L'opus 7 est plus sévère, l'écriture y est souvent polyphonique tandis que l'opus 10 me semble plus galant avec de nombreux passages homophones où le soliste chante la mélodie principale tandis que l'orchestre accompagne discrètement. Cela n'empêche pas la présence dans l'opus 10 de quatre mouvements fugués ; mais le contrepoint n'est plus la langue principale du chant comme c'était le cas dans nombre d'autres œuvres de Leclair : ses sonates pour violon (flûte) et continuo opus 2 et surtout ses remarquables sonates en trio opus 4 qui comportent des fugues magistrales dignes de celles de Jean Sébastien Bach (1685-1750).

Les présents enregistrements ont l'intérêt d'inclure le concerto opus 7 n° 3 en do majeur pour violon ou flûte traversière qui n'était pas présent dans le CD des Muffatti. Comme il n'était pas possible de détailler tous les concertos de ces enregistrements, nous nous sommes bornés à analyser ceux de l'opus 10 et l'opus 7 n° 3.

Le Concerto n° 3 en do majeur opus 7 (CD 2) est d'une exécution plus facile au violon que les autres concertos. On n'y trouve pas de doubles cordes, flûte oblige, et pas de notes suraiguës. Entre deux aimables mouvements rapides s'épanouit un sublime adagio. L'orchestre attaque forte un thème en valeurs surpointées dont la rudesse est soulignée par des dissonances acerbes. Le contraste est total entre ce début orchestral et la réponse de la soliste piano qui chante une belle mélodie plaintive. Leila Schayegh, grâce à l'harmonie de son phrasé, infuse un sentiment intense à cette musique. Tout au long du mouvement, la question impérieuse de l'orchestre et la réponse timide de la soliste vont alterner. Le dernier mot appartiendra à l'orchestre. On a ici une scène dramatique d'une intensité surprenante dans les deux séries de concertos qui font regretter que Leclair n'ait pas pu écrire plus d'opéras ou de cantates profanes, genres pour lequel il semblait si doué. Pour retrouver le même climat, il faudra attendre Ludwig van Beethoven (1770-1827) et l'andante con moto de son 4ème concerto pour piano en sol majeur opus 58.

Le concerto n° 1 en si bémol majeur opus 10 (CD 2) s'ouvre par un aimable allegro centré sur la beauté mélodique. Le violon de Leila Schayegh chante tout au long du morceau et cultive la beauté du son en prodiguant les tierces parallèles en doubles cordes à la sonorité délectable. L'andante en sol mineur très court d'allure vivaldienne est émouvant et la soliste agrémente la ligne de chant par de beaux ornements. Le finale dénommé giga est particulièrement séduisant, son rythme est bien celui d'une gigue mais la forme est plutôt celle d'un rondo avec un refrain répété quatre fois. L'instabilité tonale de ce refrain témoigne de l'audace harmonique de la musique de Leclair ; ce refrain débute en si bémol majeur, module en sol mineur puis en mi bémol majeur pour se stabiliser sur la tonique à la 12ème mesure. Vraiment ce délicieux rondo a un charme et une originalité exceptionnels et Leila Schayegh lui rend pleinement justice.

Le concerto n° 2 en la majeur (CD 1) est un des plus galants de la série. La tonalité de la majeur est ici sans histoires bien que parfois assombrie par de furtives incursions dans le mode mineur. Un trait caractéristique des deux premiers mouvements est la présence de nombreux points d'orgue autorisant la soliste à jouer une cadence et donnant à ces mouvements un caractère de musique de scène. Le deuxième mouvement adagio consiste en une grande cantilène du soliste très simplement accompagnée par l'orchestre à la manière d'une sérénade. A la fin du morceau, le dialogue entre la soliste et le premier violoncelle est particulièrement savoureux. Le troisième mouvement termine joyeusement une œuvre dont la portée musicale me semble légèrement en retrait par rapport à ses compagnes de l'opus 10. On y admire l'aptitude de Leila Schayegh à jouer des phrases hérissées d'appogiatures et de trilles avec une légèreté et une vitesse admirables.

Quel éclat dans ce début du concerto n° 3 en ré majeur (CD 2) ! Joyeux et très guerrier, nous dit Marc Antoine Charpentier (1636-1704) à propos de la tonalité de ré majeur et ces qualificatifs s'appliquent particulièrement bien à ce concerto. L'entrée du soliste est inoubliable et Leila Schayegh lui donne une sonorité lumineuse avec ses doubles cordes suivies de triolets de doubles croches conquérants. Une virtuosité de bon aloi parcourt ce morceau qui reste toujours très musical. L'andante en sol majeur est une sérénade dont le thème, truffé de rythmes lombards, est chanté éperdument par la soliste et accompagné par les croches discrètes de l'orchestre et du clavecin. Un tel mouvement révèle une forte influence italienne, celle de Locatelli en toute probabilité que Leclair avait rencontré à Kassel en 1728 et dont il connaissait les concertos opus 3 (L'arte del violino) de 1733. Les deux parties de cet andante sont reprises et agrémentées de jolis ornements par la soliste. Le troisième mouvement allegro ma non troppo conclut brillamment ce concerto. Il s'agit d'une fugue traitée de façon très libre et en même temps un mouvement perpétuel qui met la soliste à rude épreuve car elle n'a jamais le temps de reprendre son souffle. La virtuosité est diabolique avec beaucoup de quadruples cordes, des traits d'une vitesse insensée que la soliste joue spiccato avec une merveilleuse légèreté et une intonation toujours parfaite. Un tel mouvement met en évidence de manière limpide le génie de Jean-Marie Leclair et l'immense talent de l'interprète.

Le concerto n° 6 en sol mineur (CD 1) termine en beauté la série. Il débute par un mouvement allegro ma poco très Sturm und Drang. Le tutti du début anticipe par ses accents passionnés les multiples symphonies en sol mineur qui seront composées à partir de 1750 dans les terres germaniques. Tout le mouvement avec ses rythmes pointés est d'essence dramatique. Le mouvement lent, Andante, Aria gratioso (sic) contraste vivement avec ce qui précède et ce qui suit car il s'agit d'une délicieuse ariette très française que la soliste joue entièrement en doubles cordes. Leila Schayegh y ajoute quelques subtils ornements de son cru et le résultat est délicieux. Le dernier mouvement, allegro, est le plus dramatique des trois. C'est une fugue à trois sujets qui manifeste une véhémence exceptionnelle. L'écriture est d'une grande densité et la partie de la soliste d'une difficulté monstrueuse. Les traits sont plus acrobatiques que nulle part ailleurs dans l'œuvre de Leclair, les sommets les plus élevés sont escaladés et on atteint le do 6, les triples et quadruples cordes prolifèrent,… Il est probable que ce concerto reflète l'influence de la série des douze concertos opus 3 de Locatelli que Leclair dut découvrir probablement à Amsterdam. Toutefois cette virtuosité ne porte aucunement atteinte au sentiment passionné qui domine dans ce concerto prodigieux. Vraiment Leclair termine en apothéose ses douze concertos pour violon.

La Cetra Barockorchester Basel accompagne la soliste. L'option choisie est plus baroque que classique, l'effectif peu nombreux comporte un clavecin mais surtout les instruments de l'orchestre sont équipés de boyaux nus, y compris dans le cas des cordes graves alors que, généralement, ces dernières dans les orchestres baroques sont des boyaux filés d'argent. Ces derniers étant encore rares à l'époque de Leclair, des boyaux nus ont été préférés par les musiciens pour une version historiquement informée en dépit de la difficulté du jeu avec de telles cordes. Enfin le diapason choisi de 408 Hz est plus bas que le diapason baroque consensuel de 415 Hz. Le son de la présente version est un peu plus mat et plus rude que celui d'autres versions parmi lesquelles celle des Muffatti mais ce n'est pas pour moi un défaut, bien au contraire. En tout état de cause le jeu de cet orchestre est stylistiquement impeccable.

Leila Schayegh obtient de son magnifique violon Guarneri de 1675 un son d'une brillance merveilleuse. Son jeu est d'une élégance admirable, elle conjugue, si je peux me permettre cet oxymore, liberté et rigueur dans l'articulation des phrases musicales et dans la gestion du rubato. Son utilisation des ornements est d'une grande finesse.



Publié le 22 mars 2020 par Pierre Benveniste