Les Boréades - Rameau

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Le bien suprême, c’est la liberté !

À un peu plus de deux siècles de distance, le message des Boréades n’a rien perdu de son caractère subversif. En ces temps de confinement, c’est à une véritable évasion que nous convie cette nouvelle production de la collection Château de Versailles Spectacles. En léguant à la postérité cette ultime partition, flamboyante et d’une incroyable jeunesse (le compositeur avait alors 80 ans), Rameau semble avoir trouvé un nouvel héritier à sa mesure en Václav Luks (lire également la chronique de la version de concert donnée à l’Opéra Royal de Versailles en janvier dernier). Celui-ci renouvelle l’exploit de son illustre devancier Gardiner dont l’enregistrement mythique au début des années 1980 avait enthousiasmé, à juste titre, plusieurs générations de mélomanes. S’il revenait au Britannique de sortir de l’oubli ou presque cette partition (une exécution en concert avait eu lieu en 1964 pour le bicentenaire de la mort du compositeur), c’est à ce Tchèque charismatique et si impliqué dans sa direction qu’il a été donné d’offrir une version renouvelée de ce chef-d’œuvre. Après nous avoir subjugués avec ses Zelenka, ses Bach et Haendel mais aussi une extraordinaire Missa Salisburgensis couplée avec un allègre Te Deum de Lully, le voici qui investit Rameau pour livrer un opus magistral, servant un opéra, qui pour avoir été plusieurs fois remis à la scène (Christie, Haïm - lire le récent compte-rendu de notre confrère dans ces colonnes) n’a pas été réellement fréquenté par l’enregistrement. L’exceptionnelle suite d’orchestre laissée par le regretté Frans Brüggen nous prive en effet à jamais d’une intégrale.

Le sort semble en effet s’être acharné depuis longtemps sur ces Boréades. Dans son ouvrage passionnant consacré spécifiquement à cette œuvre, la musicologue Sylvie Bouissou, avait qualifié celle-ci de « tragédie oubliée ». Plusieurs considérations étaient avancées pour justifier de cette mise à l’écart pouvant nous apparaître incompréhensible. En premier lieu, sur un plan pratique, le théâtre de Choisy où devaient avoir lieu les festivités royales ne se prêtait guère à une œuvre à machines. Mais surtout, la partition fait montre d’une très grande difficulté technique, tant au plan vocal qu’instrumental, Rameau ne s’étant imposé aucune limite. Gardiner avait souligné dans une interview cette conception que résumait une formule prêtée au compositeur : « désormais je fais ce qu’il me plaît ». En deuxième lieu, sur un plan social, des tensions entre les chanteurs et leurs employeurs avaient débouché sur des grèves (déjà !). En outre, concernant les rôles principaux, Pierre de Jélyotte venait de perdre sa mère et Sophie Arnould son fils. En troisième lieu, une cabale (une relation intime entre Madame de Pompadour et le compositeur Benjamin Laborde), conjuguée à la censure (l’œuvre paraissait bien peu adaptée pour célébrer la paix consécutive à la Guerre de Sept Ans et véhiculait en outre diverses attaques sur le pouvoir absolu) portèrent un coup fatal à cet opéra. Mais comme le concluait également Sylvie Bouissou fort pertinemment, cet « oubli forcé » a constitué, rétrospectivement, une « injustice salvatrice ». En effet, cette ultime tragédie en musique nous a été transmise à l’état brut, sans le moindre remaniement, obsession permanente de Rameau après Zoroastre (comme en témoigne une récente version d’Hippolyte et Aricie de 1757, lire le compte-rendu dans ces colonnes). Aussi nous trouvons-nous en présence du message le plus « ramiste » de tous, pour faire nôtres les mots de la grande spécialiste du compositeur.

Marquée par une profonde cohérence dramatique, tant sur la forme que sur le fond, voilà sans doute le meilleur des livrets que Rameau ait eu à mettre en musique. Outre la caractérisation remarquable des personnages, l’œuvre est construite à partir d’une grande arche autour de laquelle les forces du Bien dominent les actes I et II, pour céder, lors du basculement de l’acte III et de l’orage intense qui se poursuit à l’acte IV, aux forces du Mal finissant néanmoins terrassées à l’acte V. Une influence maçonnique comme des conceptions théâtrales théorisées par ailleurs semblent faire pencher la balance pour une attribution quasi certaine du livret à Louis de Cahusac (mort en 1759), ce qui invite à penser que Rameau travaillait à cette nouvelle tragédie probablement depuis plusieurs années.

Musicalement, la partition fait preuve d’un potentiel d’idées neuves extraordinaire qui condamnent définitivement l’idée d’une inspiration usée. Rameau était certainement bien mauvais juge avec lui-même quand il déclara à Chabanon, lors d’une reprise de Castor et Pollux à Fontainebleau en 1763 : « Mon ami, j’ai plus de goût qu’autrefois, mais je n’ai plus de génie du tout ». L’œuvre offre maints contre-exemples à ces propos et illustrent avec panache l’esthétique du dernier baroque.

Plus que jamais, Rameau conçoit son orchestre comme une entité. La basse continue s’efface de plus en plus, elle aurait d’ailleurs gagné à être ici plus fournie, Sylvie Bouissou recommandant pour les récitatifs et ce qui relève du petit chœur (3 ou 4 violoncelles, 1 contrebasse et le clavecin quand, pour les passages attribués au grand chœur, il faudrait 8 violoncelles, 2 contrebasses et le clavecin). Mais ce n’est ici, reconnaissons-le, qu’un détail tant l’orchestre du Collegium 1704 nous ravit. Puissance, raffinement des timbres fruités, couleurs, virtuosité instrumentale servent nombre de pages surprenantes, véritablement anachroniques, ne recourant ni à une écriture contrapuntique, ni verticale. L’instrumentation perd en effet son identité d’appareil mélodique pour se fondre dans une entité de timbres. L’air splendide d’Abaris (Lieux désolés) exploite le timbre d’une cellule athématique dont la multiplication (nombreuses secondes mineures) conduit à une mosaïque propre à figurer un paysage de désolation. L’ouverture par ses bruits de chasse (quels cors ! et ses gourmandes clarinettes) mais aussi ses traits acérés des violons nous plongent d’emblée dans le drame, la première scène de l’acte I en conservant quelques bribes au milieu des récitatifs. L’enlèvement d’Orithie, en cinq mesures (gammes fusées des cordes auxquelles répondent les lamentations des flûtes), s’affiche comme une prémonition de celui à venir d’Alphise. L’introduction étonnante de l’acte V offre, pour les vents souterrains forcés au repos par Abaris, une écriture disloquée où les microcellules de doubles croches entrecoupées de soupirs ont perdu leur violence au grand dam de Borée. Prise dans un tempo un peu plus lent que dans d’autres versions, on en apprécie ici pleinement le caractère singulier.

C’est donc toute une dramaturgie des tensions qui éclate ici page après page. Aux forces de l’Amour correspondent des tonalités lumineuses et une harmonie pleine. Aux forces du Mal sont attribuées des tonalités bémolisées et une écriture très virtuose, saccadée, heurtée et pleine de rage. Débutant à l’acte III, l’orage fantastique se poursuivant lors de l’entracte introduisant l’acte IV tranche avec la tradition de l’époque qui consistait le plus souvent à reprendre une danse déjà entendue. L’enchaînement des tonalités est particulièrement saisissant et résume à lui seul le plan tonal global de l’ouvrage (la majeur pour le chœur avec duo divergent de la fin de l’acte III, auquel succède un ut majeur d’une incroyable dureté sur Quels feux, quels terribles éclats avant de s’assombrir en ut mineur sur cette Suite des vents).

L’autre magnificence orchestrale de l’œuvre réside dans les quarante danses qu’elle contient. On assiste à une véritable apothéose chorégraphique (relevons qu’il y a 12 danses de plus que dans Hippolyte et Aricie, 19 de plus que dans Castor et Pollux, 4 de plus que Dardanus et 9 de plus que Zoroastre…). Marche, gavottes, menuets, rigaudons, contredanses, danses de caractère offrent une diversité confondante. Tempi, articulations, rien n’échappe à la maîtrise dont font preuve Václav Luks et son Collegium 1704. Notons l’extrême virtuosité des bassons que Rameau chérissait (combien de pages les voient mis sur le devant de l’orchestre, apportant leurs contrepoints aussi tranchants que moelleux sur les cordes !) mais aussi celle des flûtes et petites flûtes particulièrement gâtées ici par une écriture qui les met à l’honneur de façon récurrente. Véritable sommet, l’Entrée de Polymnie, les Muses, les Zéphirs, les Saisons et les Arts convie à un onirique voyage dans le temps et l’espace, celui qu’Abaris doit effectuer pour aller délivrer Alphise prisonnière de Borée. Empreinte de nostalgie, Rameau y livre une page rêveuse à souhait dans laquelle il s’emploie à « cacher l’art par l’art même ». La gavotte pour les Heures et les Zéphirs fait encore la part belle aux petites flûtes qui virevoltent tandis que les bassons égrènent leurs croches avec régularité et que les cordes imitent le bruit des horloges, nous plongeant dans un pur ravissement.

Vocalement, Les Boréades recèlent aussi bien des merveilles.

Essentiels à la tragédie, les récitatifs sont traités par Rameau avec beaucoup d’ingéniosité. Accompagnés par la basse continue comme par l’orchestre aux moments les plus cruciaux (songe d’Alphise ou abdication de la même par exemple), ceux-ci possèdent une élégance mélodique rare et une intensité dramatique, comme dans la scène de 5 de l’acte II où Abaris comme Alphise ne terminent point leurs phrases, suspendant ainsi l’action en pleine tension, la résolution de leur aveu d’amour ne s’opérant véritablement que dans la scène 2 de l’acte III.

Les monologues sont marqués par une puissance expressive intense. Mathias Vidal, après un Charmes trop dangereux poignant, livre un Lieux désolés d’une beauté à couper le souffle. Si sa puissance est souvent mise en évidence dans nombre d’enregistrements, il nous émeut ici en soulignant la fragilité du héros. La partie B de cet air (qui parvient à s’élever jusqu’au sommet émotionnel de Lieux funestes de Dardanus) est chantée pianissimo, véritable ligne de crête pour le chanteur. C’est un moment absolument inoubliable qui renouvelle complètement l’approche de cet air, que le regretté Philip Langridge restituait en prenant une dynamique opposée. Diction parfaite, timbre solaire, engagement total, font ici de Mathias Vidal un Abaris absolument convaincant, sachant endosser toute la complexité et l’évolution du personnage avec évidence.

L’Alphise de Deborah Cachet, si elle ne fait pas oublier la splendide Jennifer Smith, se montre néanmoins tout à fait à la hauteur de son rôle, femme prête à sacrifier son trône par amour et endurant les tortures de Borée avec courage. Son Songe affreux est particulièrement remarquable. Ce qui devait être une sorte d’air de forme ABA, ne comporte finalement pas de reprise de la partie initiale (en sol mineur, où règne l’accablement), le compositeur ayant rayé le mot fin dans son manuscrit, au nom de la vérité dramatique, l’espoir renaissant porté par un sol majeur aérien et lumineux permettant à la voix un envol des plus gracieux. Alphise se voit néanmoins privée du feu d’artifice vocal d’Un horizon serein, réservé désormais de plus en plus souvent à Sémire, sa confidente où Caroline Weynants ne démérite guère face à Anne-Marie Rodde dont on retrouve la précision, la légèreté tout autant que l’extrême finesse d’un chant souverain. C’est qu’avec les Boréades, Rameau confère un statut nouveau à l’ariette, qui n’est plus simple ornement de vocalité aux relents ultramontains mais véritable page dramatique parfaitement intégrée à l’action. Celle de Sémire venant conclure le premier acte synthétise avec ses deux idées musicales opposées (les mouvements conjoints et gracieux des croches d’une part, les violentes gammes fusées d’autre part) l’ensemble des forces qui s’affrontent dans la tragédie.

Le Borée de Nicolas Brooymans est saisissant. Imbu de son autorité et de son rang, brutal et même sadique (l’épisode de la torture d’Alphise au cinquième acte est un véritable objet de jouissance pour lui : Qu’elle languisse dans les tourments !), il est remarquablement incarné tant dans les intentions psychologiques que par la maîtrise vocale marquée par une projection puissante, une diction là aussi impeccable et un timbre plein de noirceur.

L’Adamas de Benoît Arnould, préfiguration de Sarastro, s’affiche avec la noblesse qui nous avait tant fait apprécier son Tancrède de Campra. Comment ne pas se laisser emporter par son magnifique Lorsque la lumière féconde (air de dialogue accompagné continu) ? Il sait guider Abaris au travers des épreuves que celui-ci doit surmonter pour parvenir à connaître son origine divine. Sagesse et autorité mais aussi bienveillance s’illustrent par cette voix de la raison très attachante.

Les princes boréades, Calisis (Benedickt Kristjánsson) et Borilée (Tomáš Šelc), en revanche nous invitent à quelques menues réserves. Si le premier impressionne par son aisance vocale (timbre clair, magnifiques aigus), son Jouissons, jouissons s’avère un peu pointu à notre goût pour que le plaisir orgiaque de cette ariette avec chœur absolument irrésistible soit total. Le second révèle d’entrée de jeu sa brutalité et son amour pour Alphise purement intéressé car seul le pouvoir lui importe. Son C’est des Dieux qu’on doit apprendre se montre très carré et injonctif, là où Gilles Cachemaille mettait davantage de persuasion. Mais surtout, sa prononciation du français n’est pas encore pleinement satisfaisante. C’est un léger défaut qu’on retrouve parmi certains des petits rôles, sans que cela n’en devienne rédhibitoire, que l’on se rassure !

Il nous faut en outre adresser nos plus vives louanges au chœur dont la cohésion, la clarté de diction, l’extraordinaire présence et la capacité à caractériser chacune de ses interventions laisse absolument pantois d’admiration. La partition contient 22 chœurs dans lesquels Rameau fait montre d’une incroyable maîtrise, adoptant une diversité confondante de formes chorales. Si le chœur syllabique issu de la tradition léguée par Lully est utilisé, c’est essentiellement au moment où s’opère le basculement dramatique le plus fort, à la jonction de l’acte III (O fatale vengeance, qui rappelle Hippolyte n’est plus) et lors du cataclysme de l’acte IV (Nuit redoutable et Terrible Dieu des vents). Une autre forme harmonique parodie souvent les danses dont sont repris les contours mélodiques, le plus souvent au cours des divertissements, mobilisant soit le chœur au complet (La troupe volage) ou le petit chœur plus transparent, réservé aux pupitres aigus (C’est la liberté) allégeant la texture. Mais la polyphonie triomphe souvent, le texte entonné par tel ou tel soliste devenant coryphée n’ayant plus besoin de réelle intelligibilité par la suite. Ceci nous vaut des moments particulièrement galvanisants comme Chantons le Dieu qui nous éclaire, chœur auquel quatre solistes se joignent, ou dans Triomphe Hymen, l’Amour t’appelle. Des pages extrêmement sophistiquées dans l’écriture peuvent confronter un duo et un chœur harmonique « divergent » pour reprendre la terminologie de Sylvie Bouissou comme l’extraordinaire Régnez belle Alphise, acclamé par le peuple et provoquant l’indignation des princes Boréades - Vents furieux. Les pages chorales du cinquième acte proscrivent les voix de dessus, pour ne conserver que les parties de haute-contre, taille et basse conférant une couleur plus sombre, propre à caractériser les vents. Quelles que soient les pages, Václav Luks prouve à chaque instant quel formidable chef de chœur il est, sachant porter très loin l’excellence de son ensemble, de la grâce la plus subtile (Ecoutez l’Amour) à la virtuosité la plus folle (Parcourez la terre, franchissez l’espace des airs).

Terminons enfin sur la multiplicité de facettes de notre cher Rameau. Dès 1957, le musicologue Cuthbert Girdlestone qualifiait la contredanse qui vient terminer le premier acte de « reine des contredanses » du compositeur, n’en connaissant aucune dont la cadence s’emparât de l’auditeur à ce point et dont le contour fût si étrange (mi bémol ré la bécarre si bécarre sol do). Avec son double rondeau (en mineur, puis en majeur avec reprise du mineur), elle est très élaborée et se retient pourtant dès la première écoute. Audacieusement, Rameau achève sa partition par une autre contredanse, très différente, véritable pied de nez aux vieilles perruques et aux conventions, par sa gaieté contagieuse. A plus de deux siècles et demi de distance, Jean-Philippe nous prouve une fois encore son incroyable modernité. Assurément avec cet enregistrement, la liberté qu’offre Rameau à ceux qui l’aiment, s’affirme, pour notre bonheur le plus grand, comme bien suprême.



Publié le 07 déc. 2020 par Stefan Wandriesse