Maddalena and the prince - Haydn

Maddalena and the prince - Haydn ©
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Des trios écrits pour le prince des instruments et un destinataire princier

Quand Nikolaus I Esterhàzy (1714-1790), joueur passionné de baryton, demanda à son maître de chapelle fraîchement nommé, Joseph Haydn (1732-1809), de composer pour lui une série d’œuvres pour cet instrument, ce dernier se fit un peu prier avant d'écrire les premières partitions puis il se prit au jeu et l'inspiration aidant, devint étonnamment productif. Le catalogue des œuvres de Haydn (Entwurf Katalog) révèle en effet la présence de plus de cent cinquante œuvres pour baryton dont trois concertos (tous perdus), de sept divertimentos à huit voix HobX et des trios pour baryton HobXI dont il est question ici. Ces derniers, au nombre de cent vingt-six, furent composés en gros entre 1765 et 1775. Beaucoup de données présentes dans ce texte ont pour source l'ouvrage de Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pages 940 à 951. On lira aussi avec intérêt la chronique de Jean-Christophe Pucek.

Le baryton dont l'exemplaire le plus ancien conservé semble dater de 1656, se rapproche beaucoup de la basse de viole à six cordes. A côté des six cordes frottées en boyau, accordées comme celles de la basse de viole classique, s'adjoignent dix cordes métalliques, vibrant par sympathie et actionnables par le pouce de la main gauche. Ces cordes peuvent fournir une basse à la mélodie jouée avec les cordes frottées et ainsi produire des sonorités pittoresques. Les cordes sympathiques sont accordées de manière à former la gamme de ré majeur avec en plus un la grave et un mi suraigu (non utilisé par Haydn). Ce dispositif explique pourquoi la plupart des trios de Haydn sont écrits dans la tonalité de ré majeur.

Presque tous les trios de Haydn sont écrits pour baryton, violoncelle et alto. Le baryton est utilisé dans le registre aigu de sa tessiture et est noté en clé de sol, en voix de ténor (les sons produits sonnent à l'octave inférieure de la note écrite). Les trios ont généralement trois mouvements, ils commencent par un mouvement lent (adagio ou largo), vient ensuite un mouvement rapide (allegro di molto) et l’œuvre finit souvent dans un tempo modéré avec un menuet et son trio. Il s'agit d’œuvres concises dont la durée est inférieure à quinze minutes. Dans un ensemble aussi vaste et en même temps aussi uniforme par sa composition instrumentale et sa coupe, on pourrait s'attendre à des redondances, voire une certaine monotonie. Il n'en est rien car Haydn a considéré ce corpus comme un terrain d'expériences, générateur de pistes pour ses compositions parallèles et futures. Ainsi ces œuvres fourmillent de thèmes originaux et de surprises. On retrouve dans ces trios des idées qui seront utilisées dans les symphonies contemporaines et dans les quatuors à cordes, notamment ceux des opus 9 (1769), opus 17 (1771) et opus 20 (1772).

Le trio n° 113 en ré majeur Hob XI.113 commence étrangement par des sons isolés tirés des cordes sympathiques du baryton auxquels répondent les trois instruments à cordes frottées. Les nombreuses inflexions vers le mode mineur et de mystérieuses modulations donnent à cet admirable adagio beaucoup de profondeur. A la fin du mouvement on entend les cordes sympathiques à découvert auxquelles répondent des pizzicatos des autres instruments, passage très poétique magnifiquement mis en valeur par Maddalena del Gobbo. L'allegro di molto qui suit contraste par son dynamisme avec le caractère méditatif de l'adagio. Il débute par un unisson très énergique. C'est ensuite un magnifique spécimen d'écriture à trois voix. La fin du morceau est caractérisée par un solo du baryton qui utilise ses cordes sympathiques avec beaucoup d'humour. Le menuetto terminal est d'une suprême élégance et d'une délicate écriture contrapuntique, l'alto de Robert Bauerstatter utilise avec à propos son registre grave. Le menuetto est suivi par un étonnant trio consistant en un solo de l'alto accompagné par les cordes sympathiques du baryton.

Le trio n° 27 en ré majeur Hob XI.27 date des années 1766-7. Il débute par un adagio cantabile d'une grande beauté mélodique dans lequel le baryton a le rôle principal. Il se poursuit avec un allegro di molto très vigoureusement rythmé possédant un parfum d'Europe Centrale. Dans ses deux parties on remarque la grande indépendance des trois instruments: l'alto qui, dans certains trios se voit attribuer un rôle strict d'accompagnement, dialogue presque d'égal à égal avec le baryton. Le mouvement le plus original est, à mon avis, le menuetto qui avec ses inquiétantes modulations vers le mode mineur regarde également vers le folklore d'Europe Centrale.  Le trio est une mélodie crépusculaire sur une basse de musette.

Luigi Tomasini (1741-1808), né à Pesaro et mort à Eisenstadt, était le premier violon de l'orchestre que le prince entretenait et que dirigeait Joseph Haydn. Entré au service du prince en 1757, donc avant Haydn, il devint maître de chapelle en 1766 quand Haydn accéda au poste de directeur de l'orchestre de la cour. Tomasini participa aux exécutions de nombreuses symphonies et quatuors à cordes que Haydn composa à Eisenstadt et à Eszterhàza. Parmi les trois concertos pour violon authentiques que Haydn écrivit entre 1760 et 1770, il est certain que le concerto en do majeur HobVIIa.1 fut dédié à Tomasini et il est très probable que les deux autres le furent aussi. Cette proximité avec Haydn se ressent à l'écoute de ce trio en do majeur pour baryton, alto et violoncelle. L'impression générale rappelle beaucoup le style de Haydn, notamment dans le rondo final. Ce dernier mouvement au caractère de chanson populaire, est voisin du finale de la symphonie n° 89 en fa majeur que le maître d'Eszterhàza écrira en 1787. A noter que ce trio ne fait pas appel aux cordes sympathiques du baryton.

En 1769, le prince Nikolaus engage un joueur de baryton, Andreas Lidl (1741-1789) qui restera au service du prince jusqu'en 1774, date à laquelle il partira sans prévenir son patron princier. Il poursuivra à Paris, à Augsbourg et à Londres, une carrière de violoncelliste et de violiste et mourra dans cette dernière ville. Le trio n° 3 en sol majeur de Lidl se démarque des trios de Haydn et Tomasini par sa virtuosité. Le premier mouvement, moderato, donne la part du lion au baryton et lui confie des traits difficiles que Maddalena del Gobbo exécute avec brio. L'andante au rythme de sicilienne est un morceau très agréable d'une belle sensibilité. Le presto final est une gigue véloce d'une constante énergie. Dans cette œuvre, Lidl ne fait pas usage des cordes sympathiques.

Franz Xaver Hammer (1741-1817) entra au service du prince Esterhazy en mai 1771 comme violoncelliste de l'orchestre dont Joseph Haydn était le directeur. Ses talents de violiste et de violoncelliste devaient être exceptionnels car son salaire ne cessa d'augmenter à Eszterhàza. Nettement plus jeune que le fameux violiste Karl Friedrich Abel (1723-1787), il est souvent considéré comme le dernier grand violiste de l'histoire de la musique. La sonate pour basse de viole et clavecin enregistrée ici s'écarte nettement par son style des œuvres interprétées sur ce disque. C'est une œuvre de concert d'une folle virtuosité avec des arpèges, des bariolages véloces, des figures dans le registre suraigu de l'instrument que Maddalena del Gobbo exécute avec maestria sur une basse de viole Johann Seelos de 1691 (prêt de la fondation Orphéon). Le menuetto central offre une pause bienvenue dans ce déploiement de virtuosité bien que le trio soit constamment en doubles cordes. Le rondeau est basé sur un refrain guilleret aux accents nettement populaires. Il est suivi par une Hongarese au rythme entraînant.

Dernière œuvre inscrite au programme, le trio n° 97 en ré majeur Hob XI.97, Fatto per la felicissima nascita di S. A. S. il Prencipe Estorhazi, aurait été composé par Joseph Haydn en 1772 à l'occasion de l'anniversaire du prince Nikolaus. Il se distingue des autres trios du corpus par sa coupe comportant sept mouvements au lieu des trois habituels. Il s'ouvre par un magnifique adagio cantabile en deux parties toutes deux très chantantes. Chaque partie s'achève par un motif très expressif de l'alto accompagné par les cordes sympathiques du baryton. L'effet produit par ce spirituel dialogue entre le baryton de Maddalena del Gobbo et l'alto de Robert Bauerstatter est superbe. Vient ensuite un allegro di molto d'un dynamisme irrésistible dans lesquels les trois instruments collaborent activement. L'aristocratique menuet sied évidemment à son destinataire princier et Maddalena del Gobbo en exprime parfaitement l'élégance. Dans le trio, la mélodie principale appartient à l'alto tandis que les cordes sympathiques du baryton marquent les temps. La spirituelle polonaise est à ma connaissance le seul exemple de l'emploi de cette danse chez Haydn, elle confirme l'intérêt du compositeur pour le folklore d'Europe Centrale. Le mystérieux adagio pianissimo qui suit en ré mineur apporte une note inquiétante avec ses chromatismes ascendants et ses dissonances. Le second menuet très différent du premier est d'une veine plutôt populaire. Une fugue à trois sujets termine l’œuvre. Le début avec son contrepoint serré et complexe annonce une œuvre savante mais bien vite, Haydn se débarrasse de deux sujets et ce fugato se termine sur une note d'humour appuyée. Nul autre que Haydn ne pouvait ainsi conclure ce concert, le sourire aux lèvres.

Le présent CD Maddalena and the Prince évoque un épisode de la carrière de Joseph Haydn consacré au baryton et à l'occasion révèle quelques compositeurs talentueux, ayant fait partie de la chapelle princière et ayant gravité dans l'ombre du grand maître. L'émotion et la sensualité fleurissent sous les doigts de Maddalena del Gobbo. On apprécie la sonorité chaleureuse de l'instrument, la qualité du phrasé et du legato et un jeu subtilement nuancé. La violiste accorde beaucoup d'importance à la dynamique sonore et donne tout leur sens aux pianissimi qui émaillent certains passages des trios de Haydn. Les deux autres instrumentistes ne sont rien moins que des faire valoir! L'alto de Robert Bauerstatter qui dialogue d'égal à égal avec le baryton princier, se montre particulièrement expressif. Le violoncelle de David Pennetzdorfer a une sonorité d'une grande douceur mais sait se montrer vigoureux et incisif quand il faut marquer le rythme. Enfin Ewald Donhoffer accompagne la violiste dans la sonate de Hammer avec dynamisme et sensibilité.

Par la beauté de ses formes et le charme de sa sonorité, le baryton est, selon Maddalena del Gobbo, le prince des instruments. Le choix des œuvres, la diversité des timbres, des rythmes et des affects exprimés confèrent au présent enregistrement un agrément exceptionnel.



Publié le 11 oct. 2019 par Pierre Benveniste