Majesté - Lalande

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Comment l’on devient le prince des grands motets français

Mieux encore que le généreux programme des concerts donnés les 30 et 31 mai 2017 en la Chapelle royale du château de Versailles, ce CD témoigne d’une admirable performance musicale aux vertus éminemment didactiques. En effet, les trois partitions qu’il égrène nous apprennent beaucoup sur les débuts d’un compositeur injustement éclipsé et un genre musical portant les marques d’une époque et d’un lieu : Versailles au point culminant du règne du Roi-Soleil.

Ce CD s’impose d’emblée dans une discographie fort peu généreuse à l’égard de notre Lully latin, selon l’aimable qualificatif que lui assigne l’un de ses éminents élèves, François Colin de Blamont (1690-1760), dans sa lettre du 28 septembre 1728 annexée à la Préface ou Discours sur la vie et les ouvrages de M. De La Lande (premier volume des Motets de feu Mr De La Lande publié en 1729). Pour s’en tenir aux seuls Motets, l’intérêt des chefs et des labels a privilégié jusque-là ses œuvres de maturité. Celles-ci ont fait battre le programme des Grandes Journées Michel-Richard de Lalande organisées par le Centre de Musique Baroque de Versailles (CMBV) en 1991 et 2001. Elles illuminent également les jaquettes des grands motets gravés par les meilleurs connaisseurs de la musique de la période baroque comme Louis Fremaux (1955), Philippe Herreweghe (1991), William Christie (1991) ou Olivier Schneebeli (2002). Sans compter la force d’attraction du fameux Te Deum (qui n’est pas un motet, mais un hymne) exercée sur Antony Hopkins (1957), William Christie (1991), Paul Colleaux (1991) ou Jeffrey Skidmore (2002).

Pourtant, Vincent Dumestre s’écarte délibérément de la piste tracée par ces illustres prédécesseurs pour s’intéresser aux premiers essais d’écriture d’un musicien grâce auquel « notre Musique Latine parvint à ce degré éminent qui nous fait tant d’honneur. Plusieurs de ses Motets ont des beautés si sublimes et si touchantes, que l’on peut dire que qui ce soit ne chantera les louanges de Dieu avec autant de dignité et de noblesse. Lalande vous transporte au ciel » (Pierre-Louis d’Aquin de Château-Lyon 1720-1796 ?) dans Lettres sur les Hommes Célèbres dans les sciences, la littérature, les Beaux Arts sous le règne de Louis XV, 1752). Mieux encore. Ce chef dynamique et engagé a choisi de nous faire découvrir le moule originel dans lequel ont été coulés les grands motets tant admirés par ses contemporains et le premier d’entre eux, Louis XIV (1638-1715) en personne.

En 1681 ou 1682, Delalande compose le motet ouvrant le programme gravé sur le CD : Deitatis Majestatem (la grandeur divine). Le musicien est déjà au service du Roi, mais seulement « pour montrer à jouer du Clavessin aux deux jeunes Princesses », Louise-Françoise de Bourbon (1673-1743), future princesse de Condé et Françoise-Marie de Bourbon (1677-1749), future épouse de Philippe d’Orléans, toutes deux filles illégitimes de Louis XIV et d’Athenaïs de Montespan (1640-1707). Précédé par une réputation « d’honnête homme », le Roi remarque que « son assiduité à remplir son devoir étoit si grande, qu’il fut près de trois ans sans sortir de la Petite Gallerie du château de Versailles ». Ils finissent par entretenir des relations si étroites que « Sa Majesté… lui faisait composer de petites Musiques Françoises, et qu’Elle venait examiner Elle-même plusieurs fois le jour, et qu’Elle luy faisoit retoucher jusqu’à ce qu’Elle en fut contente ». Ce qui autorise Alexandre Tannevot (1692-1773), l’auteur de cette Préface ou Discours sur la vie… de La Lande, à poursuivre : « On laisse à juger combien l’avantage de travailler ainsi sous les yeux de son Roy, est capable d’ouvrir le génie, et de porter à l’étude un Sujet qui de luy-même y étoit déjà si adonné ».

Alors, quoi de plus naturel que, à l’issue du concours (avril-mai 1683) destiné à choisir quatre sous-maîtres pour la Chapelle de sa nouvelle résidence officielle de Versailles, le Roi prononce ce verdict : « J’ai reçu, Messieurs, ceux que vous m’avez présentez ; il est juste que je choisisse un sujet à mon goût, et c’est la Lande que je prends pour remplir le quartier de janvier ». Delalande sera finalement chargé du quartier d’octobre (car il comporte deux des quatre principales fêtes de la Chapelle, la Toussaint et Noël) quand le candidat de Pierre Robert (1618 ?-1699), sous-maître sortant, assurera le quartier de janvier (Nicolas Goupillet), celui de l’Archevêque de Reims (Charles-Maurice Le Tellier) remplira ses fonctions pour le quartier d’avril (Guillaume Minoret) et que le poulain de Jean-Baptiste Lully sera de service pendant la période de l’été (Pascal Colasse). A peine nommé, Delalande compose le second motet enregistré par Vincent Dumestre: Ecce nunc benedicite Dominum (Maintenant bénissez le Seigneur).

Le Te Deum se présente sous un jour particulier. Outre le raffinement de son écriture, il propose un condensé de l’évolution esthétique du compositeur. Achevé en 1684, Lalande ne cessera de retravailler la partition, produisant au moins sept versions successives. Ce procédé, il l’appliquera d’ailleurs à nombre de ses compositions. Ainsi, lorsqu’il compare Campra à Lalande, Marc-Antoine Laugier (1713-1769) signalera que « La Lande, esprit lent et méditatif, n’a rien produit qui ne soit extrêmement travaillé ; on sent qu’il y est revenu à plusieurs fois, qu’il a touché et retouché, qu’il n’a réussi qu’à force d’étude et de patience » (Apologie de la Musique Françoise contre M. Rousseau, 1754). L’hymne magnifié par Le Poème Harmonique et l’Ensemble Aedes est assurément extrait de cette veine, Vincent Dumestre ayant retenu la version datée de 1720.

Œuvre vocale polyphonique, le motet spécifie un genre musical ancien (né vers le XIIème siècle) et d’un usage répandu dans l’espace européen si l’on songe aux Geistlische Konzerten germaniques, aux madrigaux sacrés italiens ou aux anthems anglais. Ses caractéristiques générales sont universelles : à chaque fragment d’un texte latin présentant un sens complet correspond une phrase musicale rigoureusement ajustée au texte. Il en résulte une succession de séquences alternant des airs, des ensembles vocaux (duos, trios) ou instrumentaux ainsi que des chœurs, petits ou grands.

C’est en terre de France que le « motet à grand chœur » (dit aussi « motet versaillais ») prospère. Louis XIV y porte une attention toute particulière. Deux exemples : il fera publier, « par exprès commandement de Sa Majesté », les motets des tous premiers sous-maîtres de sa Chapelle (Robert, Du Mont, Lully) et, pour leurs successeurs, il imposera l’écriture de motets pour les départager lors du concours de 1683. Une grande partie de sa vie, il agira en puissant aiguillon pour favoriser le développement de ce genre musical typiquement français. Deux raisons au moins pourraient expliquer cet investissement personnel. D’abord, cette forme musicale correspond à sa manière de pratiquer une piété sans doute sincère et profonde. A ce propos, écoutons le témoignage d’Evrard Titon de Tilly (1677-1762) enregistré dans son Supplément du Parnasse François (1732-1743) : « La Lande fit chanter aussitôt son beau Motet Beati omnes qui timent Dominum… Le Roi, qui avait devant lui les paroles de ce Pseaume en latin et en français, se senti attendri et touché vivement par les paroles et l’excellente Musique… Il ne put même retenir des larmes de tendresse et de joie. Toute la Cour prit part aux sentimens de son Prince ». Cet extrait suggère une seconde raison, celle de mettre en scène sa dévotion, lui qui s’érige en chef de l’Eglise de France depuis sa Déclaration des Quatre Articles (mars 1682) et qui prétend ramener ceux de la RPR (Religion Prétendument Réformée) dans le giron de l’église gallicane (avertissement pastoral de juillet 1682). Le motet à grand chœur devient donc, pour lui, une façon de s’émanciper de la tutelle de l’Eglise romaine tout en diffusant une « image sonore » de l’expression publique de sa piété, comme le souligne Thomas Leconte dans le livret accompagnant le CD. Les compositeurs, Delalande en tête, compteront parmi les leviers de l’affirmation politique de sa Majesté, celle d’un roi de droit divin, représentant de Dieu sur terre.

Le cadre liturgique dans lequel s’épanouissent ces grands motets est méthodiquement décrit par Pierre Perrin (1620 ?-1675) dans l’avant-propos de ses Cantica pro Capella Regis (1665) : «  Pour la Messe du Roy… l’on chante d’ordinaire trois (motets), un grand, un petit pour l’élévation et un Domine salvum fac Regem. J’ay fait les grands de telle longueur qu’ils peuvent tenir un quart d’heure… et occuper le commencement de la Messe jusqu’à l’élévation. Ceux de l’élévation sont plus petits et peuvent tenir jusqu’à la Post-Communion, que commence le Domine ». Dans Deitatis Majestam, Delalande prendra quelques libertés (26 minutes) : audace de débutant ou exercice n’ayant pas vocation à être produit lors d’une de ces messes quotidiennes? En revanche, il s’inscrira dans ce format temporel lorsqu’il compose Ecce nunc benedicite Dominum (13 minutes). Il est vrai qu’il exerce désormais les fonctions de sous-maître de la Chapelle royale.

En somme, pendant que le prêtre prononce à voix basse les paroles latines de la messe (dite basse), les musiciens de la Chapelle enchaînent un grand puis un petit motet avant de conclure par l’hymne national royal. Mais cette ambiance musicale ne finit-elle pas par se transformer en un vulgaire divertissement à l’adresse des participants invités à la messe quotidienne du roi ? Impensable dans un pays tenaillé depuis des décennies par les pressions jansénistes. Antoine Arnauld (1612-1694), l’un des chefs de file de cette mouvance, ne dénonce-t-il pas ce « goût excessif pris au plaisir des chants de l’Eglise » ? Son inspirateur, saint Augustin, avait lui-même décrit ce combat du fidèle tenaillé entre periculum voluptatis et experimentum salubritatis (le péril niché dans le plaisir artistique et les effets salutaires de l’expérience esthétique). Il conclura finalement à l’avantage de la musique à l’église. Mais sous deux conditions : que le texte (verba divina) donne le ton (modulatio) en vue d’en éclairer le sens et que la suavitas propre à la mélodie vise à émouvoir l’auditeur pour briser en lui les résistances et ouvrir son esprit à la parole divine (voir à ce propos l’éclairant article de Jean-Yves Hameline : Le bonheur du chant dans la musique d’église). Delalande tient son « cahier des charges ».

Le Motet Deitatis Majestatem se place au troisième rang des 77 grands motets répertoriés dans le catalogue de référence des œuvres de Delalande établi par Lionel Sawkins (Oxford University Press, 2005). Désormais, chaque ouvrage de Delalande sera préfixé par la lettre « S », soit S3 pour notre motet. Il y est précédé d’un Dixit Dominus composé en 1680 (nous n’avons pas trouvé d’enregistrement sonore de cette partition) et d’un Magnificat de 1681, aujourd’hui perdu. Deitatis Majestatem pourrait être le fruit d’une rencontre de Delalande avec un compositeur et une toile. Déroulons notre hypothèse. En 1678, Louis XIV est conquis par un motet de l’italien Paolo Lorenzani (1640-1713) « qu’il entend à plus de six reprises ». Or, Delalande et Lorenzani travaillent ensemble, collaboration qui débouche sur une œuvre commune, une Sérénade en forme d’opéra jouée devant le roi, à Fontainebleau en novembre 1682. Cette pièce présente la particularité de mêler musique française et italienne. Le jeune musicien français a-t-il profité de cette coopération avec le maître italien pour acquérir un savoir-faire dans l’art du motet ? De plus, la chapelle royale versaillaise de 1672 lui offrait un exercice d’application grandiose : la « grande composition plafonnante unifiée, sans précédent dans la tradition française, (dans laquelle Charles Le Brun) montrait, dans le prolongement du retable, Dieu le Père dans sa gloire » (article « Chapelle de 1672 » in Versailles, Histoire, Dictionnaire et Anthologie sous la direction de Mathieu da Vinha et Raphaël Masson). Dieu dans sa gloire ou, en latin, Deitatis Majestatem. Pure hypothèse, bien entendu !

Dans ce premier motet, Delalande applique tous les ressorts de son art à un texte construit en forme de pastiche. Il assemble des versets du Te Deum et des passages extraits des Cantiques pour les principales festes de l’année… pour être mis en musique de Pierre Portes. L’écriture musicale est foisonnante, éblouissante de variété et d’inventivité. Merveille de fusion des « goûts réunis », elle accommode le style des sous-maîtres toujours en fonction, particulièrement Henry Du Mont (1610-1684), avec l’esprit nouveau italien (Lorenzani ?).

Composé de huit parties dotées d’une identité singulière, les voix et les instruments réfléchissent une clarté aux intensités fluctuantes. Manifestement, Delalande fait de variété sa devise. Toute l’essence de la créativité de ce musicien âgé de 25 ans se révèle dès les trois premiers mouvements. Une sinfonia joyeuse aux allures altières ouvre le motet cadencé par un rythme pointé à trois temps. Trois temps pour désigner la Trinité avec laquelle des montées et descentes chromatiques établissent le contact. La voix de basse peut alors saluer la divine Majesté, adorée dans sa sollicitude et sa puissance. Son chant est ponctué par les cordes pincées du continuo, comme pour signifier les battements du cœur de l’humble sujet qui se prosterne respectueusement devant son maître. Une ritournelle instrumentale propose un court temps de recueillement avant que, dans un passage en imitation, le grand chœur ne reprenne le texte d’introduction, réitérant par trois fois, d’un grave profond jusqu’à un aigu puissant, un déférent procedentes adoremus (nous allons t’adorer). Le second mouvement ouvre un large espace aux solistes. Voix et instruments s’y déploient sur un pied d’égalité. Un bref récit à la basse annonce la transsubstantiation : escam dedit diligentibus se (Dieu se donne en nourriture). Un duo (soprano/haute-contre) paisible alterne avec un duo de violons avant qu’ils ne se confondent dans un regard attendri par la douceur de ce mets sacré. Toujours accompagnées par des violons pensifs, toutes les voix solistes s’assemblent dans un passage en imitation traversé de discrètes dissonances pour exprimer les vœux de l’âme du fidèle prêt à s’associer au sacrifice divin : languet et deficit (elle languit et s’abandonne). C’est sur une dominante homophone que les voix concluent pour espérer rejoindre le Christ in caeli gloria (dans la gloire des Cieux). A la manière d’un intermède, le troisième mouvement est intégralement livré aux instruments. Le rythme pointé diffuse une allégresse contrastant avec l’ambiance méditative de la partie précédente.

Dans ces trois premières séquences, Delalande a combiné différents registres de lumières, de couleurs et de rythmes. Les cinq parties suivantes s’inscrivent dans la continuité de ce kaléidoscope sonore, par une succession ininterrompue de contrastes. Elles révèlent également une parfaite maîtrise des techniques d’écriture, comme cet entêtant ostinato rythmant le duo dans lequel le ténor et le haute-contre vénèrent la chair du Christ. Souvent, l’influence italienne appose sa marque. Prenons trois exemples : le venerentur (te vénèrent) du sixième mouvement dans lequel le son projette l’image du respect de la divinité ; dans le septième mouvement, les splendides effets d’écho, notamment ceux portés successivement par les voix, les cordes puis les bois ; l’indépendance des parties instrumentales lorsque, dans le septième mouvement, les bois flânent sur une ligne mélodiques distincte de celle qui porte l’air du ténor.

Ce premier motet, par la diversité des combinaisons sonores et rythmiques qui le traversent, visait-il à faire la démonstration de la vaste palette des talents d’un jeune compositeur qui se sent désormais à l’étroit dans les fonctions qu’il occupe auprès des filles de Louis XIV ? Si tel était l’objectif visé, il est manifestement atteint en mai 1683, période charnière dans la carrière de Delalande. Le voilà désormais sous-maître de Musique de la Chapelle du roi.

Le caractère officiel de ses fonctions le contraint à un choix de texte plus conventionnel. Dans son Ecce nunc benedicite Dominum (S8), il met en musique le Psaume 134/133, le dernier des quinze cantiques dits « des degrés » (ceux qui évoquent la montée des quinze marches qui menaient jadis au Temple de Jérusalem). Dans la tradition catholique, ce Psaume est chanté quotidiennement lors de l’office des complies qui achève le cycle des prières quotidiennes. Les textes choisis sont donc naturellement emprunts de paix, de confiance et d’abandon à Dieu. Exactement les marques distinctives du caractère de ce motet.

Trois mouvements structurent cet opus. Il s’ouvre sur une sinfonia instrumentale indiquant, par son seul tempo, le plan de l’ouvrage : à un verset dominé par l’allégresse succédera une séquence quiète préludant un final exalté. Ces trois temps sont identifiés par des ruptures rythmiques abruptes, créant un effet de contraste sans préparation.

Ce clair-obscur semble également présider au choix des voix chargées de prononcer l’exorde. Le grave et les dessus se mêlent dans un passage en imitation aux allures énergiques. Le grand chœur reprend leur exposé, lui insufflant une dimension solennelle. Une ritournelle instrumentale prépare ensuite une succession de duos aux combinaisons vocales constamment modifiées. Par une large gamme de coloris et des effets de lumière, le compositeur entend faire partager l’enthousiasme de se retrouver in domo Domini (dans la maison du Seigneur). Les paroles sont emportées par un continuo décidé, scandé par un basson résolu.

Le second mouvement s’étire en notes longuement tenues. L’entrée instrumentale évoque une scène nocturne à laquelle le velouté du basson ajoute de la profondeur. L’atmosphère partage quelques caractéristiques avec la scène du sommeil de l’Atys (1676) de Lully. La voix de basse se détache insensiblement de cette atmosphère assoupie pour inviter l’assemblée à célébrer Dieu : in noctibus extollite manus vestras (Elevez vos mains dans la nuit). Les voix du dessus réitèrent son appel. Un trio se constitue enfin pour appeler à célébrer Dieu dans la paix d’une fin de journée, ce temps dédié aux complies.

Le final s’ouvre sur une pastorale aux allures joviales. Comme dans les mouvements précédents, la basse expose le dernier verset, emportée par les bois et le basson enjoués. Le chœur relaie son propos en lui donnant un éclat transformant la joie humaine en hommage à la divinité. Solistes et grand chœur engagent un dialogue qui s’achève en apothéose sur un qui fecit caelum et terram (qui a fait le ciel et la terre) grave et majestueux.

Comparé au motet précédent, celui-ci adopte manifestement des tournures plus lullistes. En effet, les passages solistes sont plus réduits tandis que le grand chœur prend davantage d’ampleur. Mais Delalande n’est pas encore parvenu au sommet de sa courbe d’apprentissage. La « statue du Commandeur » s’impose toujours comme un objectif indépassable. C’est du moins ce que semble indiquer le Mercure Galant dans son numéro du mois de mai 1683. « Mr. De Lully a porté si loin les charmes de sa Musique, qu’il semble presque impossible de rien ajoûter aux applaudissements que l’on a donnez à tous ses Ouvrages. Cependant il s’en est attiré de nouveaux depuis peu de jours, par un De profundis qu’il fit chanter devant le Roy, après que tous les Prétendans à la Maîtrise de Chapelle de sa Majesté eurent fait entendre leurs divers Motets…. Tous les Maîtres sçavent composer, mais tous n’expriment pas ce qu’ils composent selon le sens du sujet qu’ils traitent ». Un constat en forme de défi pour le jeune Delalande.

Le relèvera-t-il avec son Te Deum ? Si le programme du Concert Spirituel créé en 1725 constituait un indicateur de performance, c’est ce que nous pourrions en déduire. Car, durant plusieurs décennies après la disparition du compositeur, son Te Deum (S32) figurera en bonne place dans son offre musicale.

Depuis 1684, année de sa création, Delalande ne cessera de réviser sa partition. Sans doute l’a-t-il fait, une nouvelle fois, dans la perspective de la visite rendue par le roi à l’Hôtel des Invalides, à Paris. Dans son numéro de septembre 1706, le Mercure Galant rapporte que « pendant la messe, quatre chœurs de musique, de plus de cent cinquante personnes, placées dans quatre tribunes… chantèrent le Te Deum et un Motet composés par M. de la Lande, avec des symphonies mêlées de trompettes et de tymballes ». Est-ce parce que cette interprétation a fasciné les participants que le comte de Toulouse, Louis-Alexandre de Bourbon (1678-1737) a demandé à André Danican Philidor l’aîné (1652-1730) de recopier la partition ? Cette copie est d’ailleurs consultable sur le site de la Bibliothèque Nationale de France.

Cet ouvrage compte dix-sept mouvements, dix-sept miniatures finement ciselées. Delalande applique donc à cet hymne les procédés d’écriture d’un motet. Il découpe son texte en courtes sections, affectant chacune d’elle d’un caractère propre. Cette variété d’expression se lit d’ailleurs dans les annotations portées sur la partition publiée en 1729 par sa veuve, Marie-Louise de Cury (1692-1775). Ces indications de tempérament s’appliquent autant aux voix (par exemple, « Léger et gracieux » pour le duo Tibi omnes angeli) qu’aux instruments, comme le « Gracieusement » adressé aux hautbois (Salvum fac populum) ou le « Très légèrement » destiné à « tous les violons » pour achever cette phrase (tuum Domine). Un guide précieux pour l’interprète. Vincent Dumestre en a tiré le meilleur profit, pour notre grand plaisir. Cette pratique délicate de la nuance s’est particulièrement appliquée à la succession des deux « Récits » développés par les deux soprani. Le premier (Tu Rex gloriae) est noté « Gracieusement ». Il consiste en un délicieux dialogue entre la soprane et le hautbois, soutenus par intermittence par un discret continuo. Les mélismes déployés par la voix et l’instrument donnent à cet air un caractère léger. Le second (Tu ad liberandum) est commandé « Doucement ». Cette fois, la voix soyeuse de la soprane glisse sur un délicat tapis sonore tissé par la « symphonie » (ensemble des cordes). Deux belles performances dans l’art du nuancier sonore.

L’architecture d’ensemble est manifestement guidée par le concept d’intensité croissante. Aspirant l’âme de l’auditeur vers le sacré, la maille des grands chœurs se resserre au fur et à mesure de la progression de l’hymne : quatre récits blottis entre le second et le troisième, trois airs enserrés entre le troisième et le quatrième et deux parties solistes seulement précèdent le majestueux mouvement final. Cette séquence finale constitue d’ailleurs un cycle à part entière illustrant toujours cette gradation dans la montée en puissance : un duo (Soprano, Haute-contre) suivi d’un trio (les précédents avec la Basse) préparent un grand chœur de plus en plus fervent, d’un In te Domine (En toi Seigneur) presque intime à un Non confundar in aeternum (que je ne sois jamais confondu) majestueux.

L’ouverture instrumentale resplendissante présente une structure comparable à celle du Te Deum que Lully a interprété au château de Fontainebleau (LWV 55) en 1677: alternance de mesures emmenées par les cuivres et les timbales et de séquences conduites par les cordes et les bois. Les chemins se séparent ensuite. Delalande confie aux voix du dessus du petit chœur l’exposition de l’exorde avant que le grand chœur ne l’amplifie et que les trompettes ne le magnifient.

Les grands chœurs oscillent entre délicatesse et grandiose. Ainsi, le Te ergo quaesumus (Montre-toi le défenseur) est décliné sur le mode d’une humble supplication alors que la tonalité jubilatoire du Et laudamus nomen tuum (Nous louons ton nom) crée, chez l’auditeur, un effet d’entraînement irrésistible. Dans une recherche constante de ruptures de styles, ces deux atmosphères peuvent également cohabiter dans un même mouvement. Comme ce Te per orbem terrarum (C’est toi que le monde entier) qui débute dans l’allégresse et se conclut dans le recueillement.

Les parties solistes défilent chacune dans un habit singulier. Hormis les combinaisons vocales déjà soulignées, l’accompagnement instrumental leur ajoute une couleur qui les distingue davantage. Dans Tu devicto mortis (Par ta victoire sur la mort), Delalande crée une tonalité mêlant la fierté inspirée par la victoire et les soubresauts funèbres agités par les cordes. L’ostinato haletant haché par les basses de viole et l’élasticité de l’Aeterna fac cum sanctis tuis (Prends-les avec tous les saints) chanté par le ténor se superposent, produisant un contraste marquant ce passage d’une empreinte dramatique. Toujours cette obsédante recherche de ce clair-obscur profondément baroque, évocation du combat intemporel de la lumière et des ténèbres.

Lorsque les dernières notes de ce Te Deum s’éteignent s’ouvre le moment du bilan. Ces « œuvres de jeunesse » suscitent le désir ardent de mieux connaître ce compositeur tant admiré jadis et pourtant si méconnu aujourd’hui. Et l’espérance grandit lorsqu’on s’arrête sur ces quelques lignes ouvrant l’Avis sur le Plan qu’on a suivi dans l’impression de ces motets (premier volume des Motets de feu M. de la Lande déjà cité) : « On a déjà observé que les derniers Ouvrages de M. de la Lande étoient beaucoup plus travaillez que les premiers ; et dans la pensée que le Public serait bien-aise de pouvoir comparer les uns avec les autres… ». Ce souhait, émis en 1729, nous le partageons aujourd’hui d’autant plus vivement que nous avons été séduits par les interprètes de ces premiers opus. Comme à son habitude, le Poème Harmonique a constitué un ensemble au sens propre du terme : une variété de talents qui ne forment plus qu’un dans la musique qu’ils produisent. Une mention toute particulière à Krysztof Lewandowski dont le basson nous a littéralement envoûté. Le chœur Aedes, préparé par Mathieu Romano, se distingue par son agilité dans les séquences jubilatoires et sa capacité à donner vie à un texte, soulignant ses moindres nuances rythmiques et ses plus subtiles intensités sonores. Même si, reconnaissons-le, la diction reste perfectible dans le difficile exercice du latin chanté à la française. Outre ses qualités de chef, Vincent Dumestre a réussi un bel assemblage de grains de voix, particulièrement en associant le cristallin d’Emmanuelle de Negri et le pur éclat de Sean Clayton. Dans les parties de basse, André Morsch a insufflé de l’émotion dans le texte. Solide et charnue, sa voix excelle dans le medium mais s’essouffle dans les graves. Le tranchant de Dagmar Sasakova et le timbre d’airain de Cyril Auvity se révèlent comme des interprètes parfaitement à l’aise dans ce répertoire baroque. Quand nous feront-ils entendre d’autres de ces grands motets produits par « le génie de Mr de la Lande, si estimé de tous ceux qui ont quelque goust pour la Musique » (Mercure Galant, mai 1683) ? Car ils n’ont manifestement rien perdu de leur pouvoir de séduction, pourvu qu’ils soient servis, comme pour ce CD, par des interprètes attentifs aux notes et aux sentiments qu’elles ont vocation à traduire. Et peut-être qu’un jour, une intégrale des grands motets du grand Delalande… ?



Publié le 14 juin 2018 par Michel Boesch