Mandolin on stage - La Ragione

Mandolin on stage - La Ragione © Francesca Errichiello
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La mandoline en scène dans un savoureux programme concertant

Nul besoin de rappeler combien l’imaginaire de la mandoline évoque la musique populaire italienne. À telle enseigne qu’au sein du répertoire symphonique elle a pu servir de stéréotype national, par exemple dans la sérénade Deh vieni alla finestra du Don Giovanni de Mozart, dans les Fêtes romaines d’Ottorino Respighi (1879-1936), ou l’aubade de Roméo et Juliette – le ballet que Serge Prokofiev (1891 – 1953) consacra aux célèbres amants de Vérone. On relève des emplois, plus subtils et détachés du folklore, dans diverses pièces de la Seconde École de Vienne comme les Variations opus 31 d’Arnold Schönberg (1874-1951). Et déjà dans les septième et huitième symphonies de Gustav Mahler (1860-1911), même si certains maestros comme l’emblématique Willem Mengelberg systématisèrent dans les Nachtmusiken la pratique (non toujours écrite) du trémolo, comme une allusion à un procédé typique de l’instrument – un vestige de couleur locale que l’on trouvait aussi tel un écho fantasmé dans le pâle Sehr langsam und äusserst ruhig des Fünf Stücke für Orchester d’Anton Webern (1883-1945).

Hormis ces invitations dans l’orchestre, le « grand répertoire » de la mandoline brilla dans quelques concertos aux époques baroque et classique. Spécialiste des instruments historiques à cordes pincées et de leur répertoire, Raffaele La Ragione nous arrive ainsi avec un remarquable album consacré à quatre de ces concertos. Dont l’incontournable ut majeur de Vivaldi. Tel qu’il nous est embouti et serti par l’équipage que nous écoutons, l’Allegro surgit d’emblée dans un gaufrage et une palette burinée, al fresco. Guère moins de relief pour ce Largo plantureusement égrené, où le Prete Rosso semble pourtant avoir trempé ses pinceaux dans la lagune de la cité sérénissime. Couleurs et guillochis saturent encore le tableau dans le dernier mouvement, servi avec force par Il Pomo d’oro.

Observons qu’en ce CD le soliste recourt à trois différentes mandolines correspondant à trois modèles de facture. Après une copie d’un spécimen lombard pour Vivaldi, voici un exemplaire anonyme d’école napolitaine (historiquement postérieure à la facture milanaise) pour le concerto crédité à Giovanni Paisiello, un des deux qu’on lui prête et qui ont été récemment enregistrés par la troupe Artemandoline chez le label DHM. Conjecturale attribution : la notice du disque suggère que l’écriture virtuose émanerait plutôt d’un mandoliniste tel que Dominique Della Maria (1769-1800) qui fréquenta Naples. Francesco Lecce, actif dans la seconde partie du XVIIIe siècle, un autre compositeur lié à cette ville dont il fréquenta la Chapelle royale, abonde le programme par un concerto lui-aussi archivé dans les fonds de la Bibliothèque nationale de France. On y sent l’évolution vers le style galant, parachevé par un Allegro balletto qui porte bien son nom tant les élans, la verve chorégraphique et la variété expressive émoustillent l’auditeur : un des meilleurs moments de ce disque, d’autant que l’interprétation de ce trépidant rondo s’ingénie à souligner les détails savoureux et les effets pittoresques.

C’est un troisième instrument, à quatre cordes inspiré d’un original de Crémone, qui s’illustre dans le Concerto de Hummel : la facture renvoie au dédicataire, Bartolomeo Bortolazzi (1772-1820), qui contribua à la diffusion de ce genre de mandoline associé à la manière de Brescia. L’orchestre élargi (non seulement les cordes mais aussi flûtes et cors), l’élégance du ton et des proportions nous avancent encore un peu vers le classicisme et confirment que cet album emprunte une pertinente voie chronologique, et ne se borne pas à la terre italienne. Si l’on voulait s’en tenir à la stricte latinité, d’autres choix de compositeurs étaient certes possibles, ainsi Domenico Caudioso qui figure sur les albums d’Artemandoline (susnommé) et Come una volta de Julien Martineau (Naïve, avec Rinaldo Alessandrini).

Le programme est complété d’une autre façon, stimulante et sensée. On sait que derrière sa voix cristalline mais discrète, une mandoline oblige les partitions à ne pas surcharger l’accompagnement pour que le soliste reste audible et ne se voie voler la vedette. On salue donc l’idée de convier quelques roboratives Sinfonias de Galuppi, Paisiello et Haydn : une anthologie qui en outre n’a rien d’arbitraire quand l’on consulte le livret. Malicieux clin d’œil pour l’extrait d’Il Mondo alla roversa, ce monde à l’envers qui ferait de la mandoline, habituelle confidente des cœurs, « le protagoniste de concertos virtuoses ». Ces pages orchestrales offrent en tout cas autant de vigoureux intermèdes, et ils sont dynamisés comme tels par Il Pomo d’Oro, stimulés du clavecin par Francesco Corti. Certes la pâte pèse parfois, fait un peu gruau, plus farineuse que raffinée, mais l’enthousiasme reste contagieux et valorise d’autant les fins entrelacs ciselés ou enfiévrés par le soliste napolitain. Au long de cette large heure, le théâtre s’anime avec ardeur, sous les doigts de Raffaele La Ragione et ses zélés complices. « La mandoline en scène » titre l’album : on ne saurait mieux dire tant au rayon musique ancienne il mérite sa place en tête de gondole. Conclusion d’autant plaisante (hasards du lexique) que le disque nous a fait embarquer à Venise…



Publié le 28 nov. 2022 par Christophe Steyne